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            <titleStmt>
                <title>Lettres sur la danse et sur les ballets (1<hi rend="sup">re</hi> éd.)
                    [graphies originales]</title>
                <author key="Noverre, Jean Georges (1727-1810)" ref="https://data.bnf.fr/fr/11917921/jean_georges_noverre/">Jean Georges Noverre</author>
            </titleStmt>
            <editionStmt>
                <edition>OBVIL</edition>
                <respStmt>
                    <name>Éric Thiébaud</name>
                    <resp>Stylage sémantique</resp>
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                    <name>Wordpro</name>
                    <resp>Numérisation et encodage TEI</resp>
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                <respStmt>
                    <name>Anne-Laure Huet</name>
                    <resp>édition TEI</resp>
                </respStmt>
            </editionStmt>
            <publicationStmt>
                <publisher>Sorbonne Université, LABEX OBVIL</publisher>
                <date when="2018"/>
                <idno>http://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/danse/noverre_lettres-danse_1760_orig</idno>
                <availability status="restricted">
                    <licence target="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/fr/">
                        <p>Copyright © 2018 Sorbonne Université, agissant pour le Laboratoire
                            d’Excellence « Observatoire de la vie littéraire » (ci-après dénommé
                            OBVIL).</p>
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                    </licence>
                </availability>
            </publicationStmt>
            <sourceDesc>
                <bibl>Jean Georges Noverre, <hi rend="i">Lettres sur la danse, et sur les
                        ballets [première édition], par M. Noverre, maître des
                        ballets de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Duc de Wurtemberg, et
                        ci-devant des théâtres de Paris, Lyon, Marseille, Londres, etc.</hi>,
                        <pubPlace>Lyon</pubPlace>, <publisher>Aimé Delaroche</publisher>,
                    <date>1760</date>, [4]-484 p. ; in-8. PDF : <ref
                        target="https://archive.org/details/lettressurladans00noveuoft">Internet
                        Archive</ref>.</bibl>
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        </fileDesc>
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                <date when="1760"/>
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                <pb n="i"/>
                <head><hi rend="i">A SON ALTESSE SÉRÉNISSIME,</hi></head>
                <p>MONSEIGNEUR CHARLES, Duc régnant de Wurtemberg &amp; Tech, Prince de Montbéliard,
                    Seigneur de Heydenheim &amp; Instingue, Chevalier de l’Ordre de la Toison-d’or,
                    &amp; Général Veld-Maréchal du louable Cercle de Suabe.</p>
                <salute rend="left"><hi rend="i">MONSEIGNEUR,</hi></salute>
                <p><hi rend="i"><hi rend="sc">Quelque</hi> foible que soit l’hommage d’un Essai sur
                        la Danse, <hi rend="sc">Votre Altesse Sérénissime</hi> a bien voulu me
                        permettre de le lui offrir dans le temps même où elle s’empressoit de
                        marcher à la tête des secours puissants qu’elle vient d’accorder à ses
                        Alliés. Il n’est aucune circonstance, <hi rend="sc">Monseigneur</hi>, qui
                            <pb n="ii"/>puisse distraire <hi rend="sc">Votre Altesse
                            Sérénissime</hi> de la protection dont elle daigne honorer les Arts. Les
                        talents trouvent toujours auprès d’elle cet asyle tranquille, capable seul
                        de les faire éclorre, là où la nature n’en avoit mis que le germe, &amp; de
                        les faire développer dans ceux où ils seroient restés languissants. Cet
                        ouvrage paroissant sous les auspices de votre auguste nom, reçoit un
                        principe de vie qui en assure le sort. L’Auteur ayant encore le bonheur de
                        vous appartenir, sent déjà ce feu sacré dont la reconnoissance embrase les
                        ames bien nées. Que ne puis-je voler auprès de <hi rend="sc">Votre Altesse
                            Sérénissime</hi> ! Que ne puis-je, <hi rend="sc">Monseigneur</hi>, vous
                        consacrer dès ce moment mes foibles talents, &amp; vous assurer du zele
                        &amp; du profond respect avec lesquels je serai toute ma vie,</hi></p>
                <salute rend="left"><hi rend="i">MONSEIGNEUR,</hi></salute>
                <signed><hi rend="i">de <hi rend="sc">Votre Altesse Sérénissime,</hi></hi><lb/>
                    <hi rend="i">Le très-humble, très-obéissant, &amp; très-dévoué serviteur, <hi
                            rend="sc">Noverre</hi>.</hi></signed>
            </div>
            <div type="book">
                <pb n="1"/>
                <head><hi rend="i">LETTRES</hi> SUR <hi rend="i">LA DANSE.</hi></head>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-01">
                    <head><hi rend="i">LETTRE PREMIERE.</hi></head>
                    <p>La Poésie, la Peinture &amp; la Danse ne sont, Monsieur, ou ne doivent être
                        qu’une copie fidelle de la belle nature : c’est par la vérité de cette
                        imitation que les Ouvrages des Racine, des Raphaël ont passé à la
                        postérité ; après avoir obtenu (ce qui est plus rare encore) les suffrages
                        même de leur siecle. Que ne pouvons-nous <pb n="2"/>joindre aux noms de ces
                        grands Hommes ceux des Maîtres de Ballets, les plus célebres dans leurs
                        temps ! mais à peine les connoît-on ; ce n’est pas néanmoins la faute de
                        l’Art. Un Ballet est un tableau, la Scene est la toile, les mouvements
                        méchaniques des figurants sont les couleurs, leur phisionomie est, si j’ose
                        m’exprimer ainsi, le pinceau, l’ensemble &amp; la vivacité des Scenes, le
                        choix de la Musique, la décoration &amp; le costume en font le coloris ;
                        enfin, le Compositeur est le Peintre. Si la nature lui a donné ce feu &amp;
                        cet enthousiasme, l’ame de la Peinture &amp; de la Poésie, l’immortalité lui
                        est également assurée. L’Artiste a ici, j’ose le dire, plus d’obstacles à
                        surmonter que dans les autres Arts ; le pinceau &amp; les couleurs ne sont
                        pas dans ses <pb n="3"/>mains ; ses Tableaux doivent être variés, &amp; ne
                        durer qu’un instant ; en un mot, il doit faire revivre l’Art du Geste &amp;
                        de la Pantomime, si connu dans le siecle d’Auguste. Toutes ces difficultés
                        ont sans doute effrayé mes prédécesseurs : plus hardi qu’eux, peut-être avec
                        moins de talent, j’ai osé me frayer des routes nouvelles ; l’indulgence du
                        Public m’a encouragé, elle m’a soutenu dans des crises capables de rebuter
                        l’amour-propre ; &amp; mes succès semblent m’autoriser à satisfaire votre
                        curiosité sur un Art que vous chérissez, &amp; auquel je consacre tous mes
                        moments.</p>
                    <p>Les Ballets n’ont été jusques à présent que de foibles esquisses de ce qu’ils
                        peuvent être un jour. Cet Art entiérement soumis au goût &amp; au génie,
                        peut s’embellir &amp; se varier à l’infini. L’Histoire, <pb n="4"/>la Fable,
                        la Poésie, la Peinture, tout lui tend les bras pour le tirer de l’obscurité
                        où il est enseveli ; &amp; l’on s’étonne, avec raison, que les Compositeurs
                        dédaignent des secours si précieux.</p>
                    <p>Les Programmes des Ballets qui ont été donnés, il y a un siecle ou environ,
                        dans les différentes Cours de l’Europe, feroient soupçonner que cet Art,
                        loin d’avoir fait des progrès, a perdu beaucoup : ces sortes de traditions,
                        il est vrai, sont toujours fort suspectes. Il en est des Ballets comme des
                        Fêtes en général ; rien de si beau, de si élégant sur le papier, rien de si
                        maussade &amp; de si mal entendu souvent à l’exécution.</p>
                    <p>Je pense, Monsieur, que cet Art n’est resté dans l’enfance, que parce qu’on
                        en a borné les effets à celui de ces feux d’artifice, faits simplement <pb
                            n="5"/>pour amuser les yeux. Quoiqu’il partage avec les meilleurs
                        Drames, l’avantage d’intéresser, d’émouvoir &amp; de captiver le Spectateur
                        par le charme de l’illusion la plus parfaite, on ne la pas soupçonné de
                        pouvoir parler à l’ame.</p>
                    <p>Si les Ballets en général sont foibles, monotones &amp; languissants ; s’ils
                        sont dénués de ce caractere d’expression qui en est l’ame, c’est moins, je
                        le répete, la faute de l’Art que celle de l’Artiste : ignoreroit-il que la
                        Danse est un Art d’imitation ? je serois tenté de le croire, puisque le plus
                        grand nombre des Compositeurs sacrifient les beautés de la Danse, &amp;
                        abandonnent les graces naïves du sentiment, pour s’attacher à copier
                        servilement un certain nombre de figures dont le Public est rebattu depuis
                        un siecle ; de sorte que les Ballets <pb n="6"/>de Phaëton ou de tout autre
                        Opéra ancien, remis par un Compositeur moderne, différent si peu de ceux qui
                        avoient été faits dans la nouveauté de ces Opéra, que l’on s’imagineroit que
                        ce sont toujours les mêmes.</p>
                    <p>En effet, il est rare, pour ne pas dire impossible, de trouver du génie dans
                        les Ballets, de l’élégance dans les formes, de la légéreté dans les
                        grouppes, de la précision &amp; de la netteté dans les chemins qui
                        conduisent aux différentes figures ; à peine connoît-on l’Art de déguiser
                        les vieilles choses, &amp; de leur donner un air de nouveauté.</p>
                    <p>Il faudroit que les Maîtres de Ballets consultassent les Tableaux des grands
                        Peintres ; cet examen les rapprocheroit sans doute de la nature ; ils
                        éviteroient alors, le plus souvent qu’il leur <pb n="7"/>seroit possible,
                        cette symmétrie dans les figures qui, faisant répétition d’objet, offre sur
                        la même toile deux Tableaux semblables.</p>
                    <p>Dire que je blâme généralement toutes les figures symmétriques ; penser que
                        je prétende en abolir totalement l’usage, ce seroit me donner un ton de
                        singularité ou de réformateur que je veux éviter.</p>
                    <p>L’abus des meilleures choses est toujours nuisible ; je ne désaprouve que
                        l’usage trop fréquent &amp; trop répété de ces sortes de figures : usage
                        dont mes confreres sentiront le vice, lorsqu’ils s’attacheront à copier
                        fidelement la nature, &amp; à peindre sur la Scene les différentes passions,
                        avec les nuances &amp; le coloris que chacune d’elles exige en
                        particulier.</p>
                    <p><pb n="8"/>Les figures symmétriques de la droite à la gauche, ne sont
                        supportables, selon moi, que dans les corps d’entrée, qui n’ont aucun
                        caractere d’expression, &amp; qui ne disant rien, sont faits uniquement pour
                        donner le temps aux premiers danseurs de reprendre leur respiration. Elles
                        peuvent avoir lieu dans un Ballet général qui termine une Fête ; elles
                        peuvent encore passer dans des pas d’exécution, de quatre, de six, &amp;c.
                        quoiqu’à mon sens, il soit ridicule de sacrifier, dans ces sortes de
                        morceaux, l’expression &amp; le sentiment à l’adresse du corps &amp; à
                        l’agilité des jambes ; mais la symmétrie doit faire place à la nature dans
                        les Scenes d’action. Un exemple, quelque foible qu’il soit, me rendra
                        peut-être plus intelligible, &amp; suffira pour étayer mon sentiment.</p>
                    <p><pb n="9"/>Une troupe de Nymphes, à l’aspect imprévu d’une troupe de jeunes
                        Faunes, prend la fuite, avec autant de précipitation que de frayeur ; les
                        Faunes, au contraire, poursuivent les Nymphes avec cet empressement, que
                        donne ordinairement l’apparence du plaisir : tantôt ils s’arrêtent pour
                        examiner l’impression qu’ils font sur les Nymphes ; celles-ci suspendent en
                        même temps leur course ; elles considerent les Faunes avec crainte,
                        cherchent à démêler leurs desseins, &amp; à s’assurer par la fuite un asyle
                        qui puisse les garantir du danger qui les menace ; les deux troupes se
                        joignent, les Nymphes résistent, se défendent &amp; s’échappent, avec une
                        adresse égale à leur légéreté, &amp;c.</p>
                    <p>Voilà ce que j’appelle une Scene d’action, où la Danse doit parler avec <pb
                            n="10"/>feu, avec énergie ; où les figures symmétriques &amp; compassées
                        ne peuvent être employées sans altérer la vérité, sans choquer la
                        vraisemblance, sans affoiblir l’action &amp; refroidir l’intérêt. Voilà,
                        dis-je, une Scene qui doit offrir un beau désordre, &amp; où l’Art du
                        Compositeur ne doit se montrer, que pour embellir la nature.</p>
                    <p>Un Maître de Ballets, sans intelligence &amp; sans goût, traitera ce morceau
                        de Danse machinalement, &amp; le privera de son effet, parce qu’il n’en
                        sentira pas l’esprit. Il placera sur plusieurs lignes paralleles les Nymphes
                        &amp; les Faunes ; il exigera scrupuleusement que toutes les Nymphes soient
                        posées dans des attitudes uniformes, &amp; que les Faunes aient les bras
                        élevés à la même hauteur ; il se gardera bien <pb n="11"/>dans sa
                        distribution de mettre cinq Nymphes à droite, &amp; sept Nymphes à gauche ;
                        ce seroit pécher contres les vieilles regles de l’Opéra ; mais il fera un
                        exercice froid &amp; compassé d’une Scene d’action qui doit être pleine de
                        feu.</p>
                    <p>Des critiques de mauvaise humeur, &amp; qui ne connoissent point assez l’Art,
                        pour juger de ses différents effets, diront que cette Scene ne doit offrir
                        que deux Tableaux ; que le desir des Faunes doit tracer l’un, &amp; la
                        crainte des Nymphes peindre l’autre. Mais que de nuances différentes à
                        ménager dans cette crainte &amp; ce desir ! Que de coups de pinceau variés !
                        que d’oppositions ! que de gradations &amp; de dégradations à observer, pour
                        que de ces deux sentiments il en résulte une multitude de Tableaux, <pb
                            n="12"/>tous plus animés les uns que les autres !</p>
                    <p>Les passions étant les mêmes chez tous les hommes, elles ne différent qu’à
                        proportion de leurs sensations ; elles s’impriment &amp; s’exercent avec
                        plus ou moins de force sur les uns que sur les autres, &amp; se manifestent
                        au dehors avec plus ou moins de véhémence &amp; d’impétuosité. Ce principe
                        posé, &amp; que la nature démontre tous les jours, il y auroit donc plus de
                        vrai à diversifier les attitudes, à répandre des nuances dans l’expression,
                        &amp; dès-lors l’action Pantomime de chaque Personnage cesseroit d’être
                        monotone. Ce seroit être aussi fidelle imitateur qu’excellent Peintre, que
                        de mettre de la variété dans l’expression des têtes, de donner à
                        quelques-uns des Faunes de la férocité ; à ceux-là moins d’emportement ; à
                        ceux-ci un air plus tendre ; <pb n="13"/>aux autres enfin un caractere de
                        volupté, qui suspendroit ou qui partageroit la crainte des Nymphes ;
                        l’esquisse de ce Tableau détermine naturellement la composition de l’autre ;
                        je vois alors des Nymphes qui flottent entre le plaisir &amp; la crainte ;
                        j’en apperçois d’autres qui me peignent par le contraste de leurs attitudes,
                        les différents mouvements dont leur ame est agitée ; celles-ci sont plus
                        fieres que leurs compagnes ; celles-là mêlent à leur frayeur un sentiment de
                        curiosité, qui rend le Tableau plus piquant : cette diversité est d’autant
                        plus séduisante qu’elle est l’image de la nature. Convenez donc avec moi,
                        Monsieur, que la symmétrie, fille de l’Art, sera toujours bannie de la Danse
                        en action.</p>
                    <p>Je demanderai à tous ceux qui ont des <pb n="14"/>préjugés d’habitude, s’ils
                        trouveront de la symmétrie dans un troupeau de brebis qui veut échapper à la
                        dent meurtriere des loups, ou dans des paysans qui abandonnent leurs champs
                        &amp; leurs hameaux, pour éviter la fureur de l’ennemi qui les poursuit ?
                        non sans doute : mais l’Art est de savoir déguiser l’Art. Je ne prêche point
                        le désordre &amp; la confusion, je veux au contraire que la régularité se
                        trouve dans l’irrégularité même ; je demande des grouppes ingénieux, des
                        situations fortes, mais toujours naturelles, une maniere de composer qui
                        dérobe aux yeux toute la peine du Compositeur. Quant aux Figures, elles ne
                        sont en droit de plaire que lorsqu’elles sont présentées avec vîtesse, &amp;
                        dessinées avec autant de goût que d’élégance.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-02">
                    <pb n="15"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE II.</hi></head>
                    <p>Je ne puis m’empêcher, Monsieur, de désaprouver les Maîtres de Ballets, qui
                        ont l’entêtement ridicule de vouloir que les figurants &amp; les figurantes
                        se modelent exactement d’après eux, &amp; compassent leurs mouvements, leurs
                        gestes &amp; leurs attitudes, d’après les leurs ; cette singuliere
                        prétention ne peut-elle pas s’opposer au développement des graces naturelles
                        des exécutants, &amp; étouffer en eux le sentiment d’expression qui leur est
                        propre ?</p>
                    <p>Ce principe me paroît d’autant plus blâmable, qu’il est rare de trouver des
                        Maîtres de Ballets qui sentent ; il y en a si peu qui soient excellents
                        Comédiens, &amp; qui possédent l’Art de peindre les <pb n="16"/>mouvements
                        de l’ame, par les gestes ! Il est, dis-je, si difficile de rencontrer parmi
                        nous des Batyle &amp; des Pilade<note place="bottom">Danseurs Pantomimes du
                            temps d’Auguste.</note>, que je ne saurois me dispenser de condamner
                        tous ceux qui par l’enthousiasme qu’ils ont d’eux-mêmes, cherchent à se
                        faire imiter. S’ils sentent foiblement, ils exprimeront de même, leurs
                        gestes seront froids, leur phisionomie sans caractere, leurs attitudes sans
                        passion. N’est-ce pas induire les figurants à erreur, que de leur faire
                        copier du médiocre ? N’est-ce pas perdre son ouvrage que de le faire
                        éxécuter gauchement ? Peut-on d’ailleurs donner des préceptes fixes pour
                        l’action Pantomime ? Les gestes ne sont-ils pas l’ouvrage de l’ame, &amp;
                        les interpretes fidelles de ses mouvements ?</p>
                    <p><pb n="17"/>Un Maître de Ballets sensé doit faire, dans cette circonstance,
                        ce que font la plupart des Poëtes, qui n’ayant ni les talents, ni les
                        organes propres à la déclamation, font lire leur piece, &amp; s’abandonnent
                        entiérement à l’intelligence des Comédiens pour la représenter. Ils
                        assistent, direz-vous, aux répétitions ; j’en conviens, mais ils donnent
                        moins de préceptes que de conseils. <hi rend="i">Cette Scene me paroit
                            rendue foiblement ; vous ne mettez pas assez de débit dans telle autre,
                            celle-ci n’est pas jouée avec assez de feu, &amp; le Tableau qui résulte
                            de telle situation me laisse quelque chose â desirer</hi> : voilà le
                        langage du Poëte. Le Maître de Ballets, à son exemple, doit faire
                        recommencer une Scene en action, jusqu’à ce qu’enfin ceux qui l’exécutent,
                        aient <pb n="18"/>rencontré cet instant de naturel inné chez tous les
                        hommes ; instant précieux qui se montre toujours avec autant de force que de
                        vérité, lorsqu’il est produit par le sentiment.</p>
                    <p>Le Ballet bien composé est une Peinture vivante des passions, des mœurs, des
                        usages, des cérémonies, &amp; du <hi rend="i">costume</hi> de tous les
                        Peuples de la terre ; conséquemment, il doit être Pantomime dans tous les
                        genres, &amp; parler à l’ame par les yeux. Est-il dénué d’expression, de
                        tableaux frappants, de situations fortes, il n’offre plus alors qu’un
                        Spectacle froid &amp; monotone. Ce genre de composition ne peut souffrir de
                        médiocrité ; à l’exemple de la Peinture, il exige une perfection d’autant
                        plus difficile à atteindre qu’il est subordonné à l’imitation fidelle de la
                        nature, <pb n="19"/>&amp; qu’il est mal-aisé, pour ne pas dire impossible,
                        de saisir cette sorte de vérité séduisante qui dérobe l’illusion au
                        Spectateur, qui le transporte en un instant, dans le lieu où la Scene a dû
                        se passer ; qui met son ame dans la même situation où elle seroit, s’il
                        voyoit l’action réelle dont l’Art ne lui présente que l’imitation. Quelle
                        précision ne faut-il pas encore avoir, pour n’être pas au-dessus ou
                        au-dessous de l’objet que l’on veut imiter ? Il est aussi dangereux
                        d’embellir son modele, que de l’enlaidir : ces deux défauts s’opposent
                        également à la ressemblance ; l’un fait minauder la nature, l’autre la
                        dégrade.</p>
                    <p>Les Ballets étant des représentations, ils doivent réunir les parties du
                        Drame. Les Sujets que l’on traite en <pb n="20"/>Danse sont pour la plupart
                        vuides de sens, &amp; n’offrent qu’un amas confus de Scenes, aussi mal
                        cousues que désagréablement conduites ; cependant il est en général
                        indispensable de se soumettre à de certaines regles. Tout sujet de Ballet
                        doit avoir son exposition, son nœud &amp; son dénouement. La réussite de ce
                        genre de Spectacle dépend en partie du bon choix des sujets &amp; de leur
                        distribution.</p>
                    <p>L’Art de la Pantomime est sans doute plus borné de nos jours, qu’il ne
                        l’étoit sous le regne d’Auguste ; il est quantité de choses qui ne peuvent
                        se rendre intelligiblement par le secours des gestes. Tout ce qui s’appelle
                        dialogue tranquille, ne peut trouver place dans la Pantomime. Si le
                        Compositeur n’a pas l’adresse de retrancher de son sujet <pb n="21"/>ce qui
                        lui paroît froid &amp; monotone, son Ballet ne fera aucune sensation. Le
                        Spectacle de M. <hi rend="i">Servandoni</hi> ne réussissoit pas faute de
                        gestes ; les bras de ses Acteurs n’étoient jamais dans l’inaction ;
                        cependant ses représentations Pantomimes étoient de glace ; à peine une
                        heure &amp; demie de mouvement &amp; de geste fournissoit-elle un seul
                        instant au Peintre.</p>
                    <p>Diane &amp; Acteon, Diane &amp; Endimion, Apollon &amp; Daphné, Titon &amp;
                        l’Aurore, Acis &amp; Galathée, ainsi que quantité de Sujets de cette espece,
                        ne peuvent fournir à l’intrigue d’un Ballet en action, sans le secours d’un
                        génie vraiment poétique. Télemaque dans l’Isle de Calipso, offre un Plan
                        plus vaste, &amp; fera le sujet d’un très-beau Ballet, si toutefois le <pb
                            n="22"/>Compositeur a l’Art d’élaguer du Poëme, tout ce qui ne peut
                        servir au Peintre ; s’il a l’adresse de faire paroître Mentor à propos,
                        &amp; le talent de l’éloigner de la Scene, dès l’instant qu’il pourroit la
                        refroidir.</p>
                    <p>Si les licences que l’on prend journellement dans les compositions
                        théatrales, ne peuvent s’étendre au point de faire danser Mentor dans le
                        Ballet de Télemaque, c’est une raison plus que suffisante, pour que le
                        Compositeur ne se serve de ce personnage qu’avec beaucoup de ménagement. Ne
                        dansant point, il devient étranger au Ballet ; son expression d’ailleurs
                        étant dépourvue des graces que la Danse prête aux gestes &amp; aux
                        attitudes, paroît moins animée, moins chaude, &amp; conséquemment moins
                        intéressante ; il est permis aux <pb n="23"/>grands talents d’innover, de
                        sortir des regles ordinaires, &amp; de se frayer des routes nouvelles, lors
                        qu’elles peuvent conduire à la perfection de leur Art. Mentor, dans un
                        spectacle de Danse, peut &amp; doit agir en dansant ; cela ne choquera ni la
                        vérité ni la vraisemblance, pourvu que le Compositeur ait l’Art de lui
                        conserver un genre de Danse &amp; d’expression analogue à son caractere, à
                        son âge &amp; à son emploi : je crois, Monsieur, que je risquerois
                        l’aventure, &amp; que de deux maux j’éviterois le plus grand, c’est l’ennui,
                        personnage qui ne devroit jamais trouver place sur la Scene.</p>
                    <p>C’est un défaut bien capital que celui de vouloir associer des genres
                        contraires, &amp; de mêler sans distinction le sérieux avec le comique ; le
                        noble avec <pb n="24"/>le trivial, &amp; le galant avec le burlesque. Ces
                        fautes grossieres, mais journalieres, décelent la médiocrité de l’esprit,
                        elles affichent le mauvais goût &amp; l’ignorance du Compositeur. Le
                        caractere &amp; le genre d’un Ballet ne doivent point être défigurés par des
                        Episodes d’un genre &amp; d’un caractere opposé. Les métamorphoses, les
                        transformations &amp; les changements qui s’emploient communément dans les
                        Pantomimes angloises des danseurs de corde, ne peuvent être employés dans
                        des sujets nobles ; c’est encore un autre défaut, que de doubler &amp; de
                        tripler les objets : ces répétitions de Scene refroidissent l’action &amp;
                        appauvrissent le sujet.</p>
                    <p>Une des parties essentielles au Ballet, est sans contredit, la variété ; les
                        incidents &amp; les tableaux qui en résultent <pb n="25"/>doivent se
                        succéder avec rapidité : si l’action ne marche avec promptitude, si les
                        Scenes languissent, si le feu ne se communique également par-tout, que
                        dis-je ! s’il n’acquiert de nouveaux degrès de chaleur, à mesure que
                        l’intrigue se dénoue, le plan est mal conçu, mal combiné, il peche contre
                        les regles du théatre, &amp; l’exécution ne produit alors d’autre sensation
                        sur le spectateur, que le froid qu’elle traîne après elle.</p>
                    <p>J’ai vu, le croiriez-vous, Monsieur, quatre Scenes semblables dans le même
                        sujet ; j’ai vu des meubles faire l’exposition, le nœud &amp; le dénouement
                        d’un grand Ballet national ; j’ai vu enfin associer des incidents burlesques
                        à l’action la plus noble &amp; la plus voluptueuse : la Scene se passoit
                        cependant dans un lieu respecté de toute <pb n="26"/>l’Asie : de pareils
                        contre-sens ne choquent-ils pas le bon goût ? en mon particulier j’en aurois
                        été foiblement étonné, si je n’avois connu le mérite du Compositeur ; cela
                        m’a presque persuadé que les grands hommes ne font jamais de petites fautes,
                        &amp; qu’il y a plus d’indulgence dans la capitale, que par-tout
                        ailleurs.</p>
                    <p>Tout Ballet compliqué &amp; diffus qui ne me tracera pas avec netteté &amp;
                        sans embarras l’action qu’il représente ; dont je ne pourrai deviner
                        l’intrigue qu’un Programe à la main ; tout Ballet, dont je ne sentirai pas
                        le plan, &amp; qui ne m’offrira pas une exposition, un nœud &amp; un
                        dénouement, ne sera plus, suivant mes idées, qu’un simple divertissement de
                        Danse, plus ou moins bien exécuté, &amp; qui ne <pb n="27"/>m’affectera que
                        médiocrement, puisqu’il ne portera aucun caractere, &amp; qu’il sera dénué
                        de toute expression.</p>
                    <p>Mais la Danse de nos jours est belle ; elle est, dira-t-on, en droit de
                        séduire &amp; de plaire, dégagée même du sentiment &amp; de l’esprit dont
                        vous voulez qu’elle se décore. Je conviendrai que l’exécution méchanique de
                        cet Art est portée à un degré de perfection qui ne laisse rien à desirer ;
                        j’ajouterai même qu’elle a quelquefois des graces, mais la grace n’est
                        qu’une petite partie des qualités qu’elle doit avoir.</p>
                    <p>Les pas, l’aisance &amp; le brillant de leur enchaînement, <hi rend="i"
                            >l’a-plomb</hi>, la fermeté, la vîtesse, la légéreté, la précision, les
                        oppositions des bras avec les jambes, voilà ce que j’appelle le méchanisme
                        de la Danse. Lorsque toutes ces <pb n="28"/>parties ne sont pas mises en
                        œuvre par l’esprit, lorsque le génie ne dirige pas tous ces mouvements,
                        &amp; que le sentiment &amp; l’expression ne leur prêtent pas des forces
                        capables de m’émouvoir &amp; de m’intéresser ; j’applaudis alors à
                        l’adresse, j’admire l’homme machine, je rends justice à sa force, à son
                        agilité ; mais il ne me fait éprouver aucune agitation ; il ne m’attendrit
                        pas, &amp; ne me cause pas plus de sensation que l’arrangement des mots
                        suivants : <hi rend="i">fait.. pas.. le.. la.. honte.. non.. crime.. &amp;..
                            l’échafaud</hi>. Cependant ces mots arrangés par le grand homme
                        composent ce beau Vers du Comte d’Essex :</p>
                    <quote>
                        <l><hi rend="i">Le crime fait la honte &amp; non pas l’échafaud.</hi></l>
                    </quote>
                    <p>Il faut conclure de cette comparaison que la Danse renferme en elle tout ce
                            <pb n="29"/>qui est nécessaire au beau langage, &amp; qu’il ne suffit
                        pas d’en connoître l’Alphabet. Qu’un homme de génie arrange les lettres,
                        forme &amp; lie les mots, elle cessera d’être muette, elle parlera avec
                        autant de force que d’énergie, &amp; les Ballets alors partageront avec les
                        meilleures Pieces du théatre la gloire de toucher, d’attendrir, de faire
                        couler des larmes ; &amp; d’amuser, de séduire &amp; de plaire dans les
                        genres moins sérieux. La Danse embellie par le sentiment, &amp; conduite par
                        le génie, recevra enfin avec les éloges &amp; les applaudissements que toute
                        l’Europe accorde à la Poésie &amp; à la Peinture, les récompenses glorieuses
                        dont on les honore.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-03">
                    <pb n="30"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE III.</hi></head>
                    <p>Si les grandes passions conviennent à la Tragédie, elles ne sont pas moins
                        nécessaires au genre Pantomime. Notre Art est assujetti en quelque façon aux
                        regles de la perspective ; les petits détails se perdent dans l’éloignement.
                        Il faut dans les Tableaux de la Danse des traits marqués, de grandes
                        parties, des caracteres vigoureux, des masses hardies, des oppositions &amp;
                        des contrastes aussi frappants qu’artistement ménagés.</p>
                    <p>Il est bien singulier, que l’on ait comme ignoré jusqu’à présent que le genre
                        le plus propre à l’expression de la Danse est le genre tragique ; il fournit
                        de grands Tableaux, des situations <pb n="31"/>nobles &amp; des coups de
                        théatre heureux ; d’ailleurs, les passions étant plus fortes &amp; plus
                        décidées dans les Héros que dans les Hommes ordinaires, l’imitation en
                        devient plus facile, &amp; l’action du Pantomime plus chaude, plus vraie
                        &amp; plus intelligible.</p>
                    <p>Un habile Maître doit pressentir d’un coup d’œil l’effet général de toute la
                        machine, &amp; ne jamais sacrifier le tout à la partie.</p>
                    <p>Ce n’est qu’en oubliant pour quelques instants, les principaux personnages de
                        la représentation, qu’il pourra penser au plus grand nombre ; fixe-t-il
                        toute son attention sur les premiers danseurs &amp; les premieres danseuses,
                        son action dès-lors est suspendue, la marche des Scenes ralentie, &amp;
                        l’exécution sans effet.</p>
                    <p><pb n="32"/>Les principaux Personnages de la Tragédie de Mérope, sont Mérope,
                        Polifonte, Egiste, Narbas ; mais quoique les autres Acteurs ne soient point
                        chargés de Rôles aussi beaux ni aussi importants, ils ne concourent pas
                        moins à l’action générale &amp; à la marche du Drame qui seroit coupée &amp;
                        suspendue, si l’un de ces personnages manquoit à la représentation de cette
                        Piece.</p>
                    <p>Il ne faut point d’inutilité au Théatre, conséquemment on doit bannir de la
                        Sœne ce qui peut y jeter du froid, &amp; n’y introduire que le nombre exact
                        d’Acteurs nécessaires à l’exécution du Drame.</p>
                    <p>Un Ballet est une piece de ce genre ; il doit être divisé par Scenes &amp;
                        par Actes ; chaque Scene en particulier, doit avoir, ainsi que l’Acte un
                        commencement, <pb n="33"/>un milieu &amp; une fin ; c’est-à-dire, son
                        exposition, son nœud &amp; son dénouement.</p>
                    <p>J’ai dit que les principaux personnages d’un Ballet devoient être oubliés
                        pour quelques instants ; j’imagine en effet qu’il est moins difficile de
                        faire jouer des rôles transcendants à Hercule &amp; Omphale, à Ariane &amp;
                        Bachus, à Ajax &amp; Ulisse, &amp;c. qu’à vingt-quatre personnes qui seront
                        de leur suite. S’ils ne disent rien sur la Scene, ils y sont de trop, &amp;
                        doivent en être bannis ; s’ils y parlent, il faut que leur conversation soit
                        toujours analogue à celle des premiers Acteurs.</p>
                    <p>L’embarras n’est donc pas de donner un caractere primant &amp; distinctif à
                        Ajax &amp; Ulisse, puisqu’ils l’ont naturellement, &amp; qu’ils sont les
                        Héros de la Scene ; la difficulté consiste à y <pb n="34"/>introduire les
                        Figurants, avec décence ; à leur donner à tous des Rôles plus ou moins
                        forts ; à les associer aux actions de nos deux Héros ; à placer adroitement
                        des femmes dans ce Ballet ; à faire partager à quelqu’une d’elles la
                        situation d’Ajax ; à faire pencher enfin le plus grand nombre en faveur
                        d’Ulisse. Le triomphe de celui-ci &amp; la mort de l’autre présentent au
                        génie une foule de Tableaux plus piquants, plus pittoresques les uns que les
                        autres, &amp; dont les contrastes &amp; le coloris doivent produire les plus
                        vives sensations. Il est aisé de concevoir d’après mes idées, que le Ballet
                        Pantomime doit toujours être en action, &amp; que les Figurants ne doivent
                        prendre la place de l’Acteur qui quitte la Scene, que pour la remplir à leur
                        tour, non pas simplement par des <pb n="35"/>figures symmétriques &amp; des
                        pas compassés, mais par une expression vive &amp; animée, qui tienne le
                        Spectateur toujours attentif au sujet que les Acteurs précédents lui ont
                        exposé.</p>
                    <p>Mais par un malheureux effet de l’habitude ou de l’ignorance, il est peu de
                        Ballets raisonnés ; on danse pour danser ; on s’imagine que le tout consiste
                        dans l’action des jambes, dans les sauts élevés, &amp; qu’on a rempli l’idée
                        que les gens de goût se forment d’un Ballet, lorsqu’on le charge
                        d’exécutants qui n’exécutent rien, qui se mêlent, qui se heurtent, qui
                        n’offrent que des Tableaux froids &amp; confus, dessinés sans goût, grouppés
                        sans grace, privés de toute harmonie, &amp; de cette expression, fille du
                        sentiment, qui seule peut embellir l’Art, en lui donnant la vie.</p>
                    <p><pb n="36"/>Il faut convenir néanmoins que l’on rencontre quelquefois dans
                        ces sortes de compositions, des beautés de détail, &amp; quelques étincelles
                        de génie ; mais il en est très-peu qui forment un tout &amp; un ensemble
                        parfait : le Tableau péchera ou par la composition, ou par le coloris ; ou
                        s’il est dessiné correctement, il n’en sera peut-être pas moins sans goût,
                        sans grace &amp; sans imagination.</p>
                    <p>Ne concluez pas de ce que j’ai dit plus haut, sur les Figurants &amp; sur les
                        Figurantes, qu’ils doivent jouer des Rôles aussi forts que les premiers
                        Sujets ; mais comme l’action d’un Ballet est tiede, si elle n’est générale,
                        je soutiens qu’il faut qu’ils y participent avec autant d’Art que de
                        ménagement ; car il est important que les Sujets <pb n="37"/>chargés des
                        principaux Rôles, conservent de la force &amp; de la supériorité sur les
                        objets qui les environnent. L’Art du Compositeur est donc de rapprocher
                        &amp; de réunir toutes ses idées en un seul point, afin que les opérations
                        de l’esprit &amp; du génie y aboutissent toutes. Avec ce talent, les
                        caracteres paroîtront dans un beau jour, &amp; ne seront ni sacrifiés, ni
                        effacés par les objets qui ne sont faits que pour leur prêter du nerf &amp;
                        des ombres.</p>
                    <p>Un Maître de Ballets doit s’attacher à donner à tous les Acteurs dansants une
                        action, une expression &amp; un caractere différents ; ils doivent tous
                        arriver au même but par des routes opposées, &amp; concourir unanimement
                        &amp; de concert à peindre par la vérité de leurs gestes &amp; de leur
                        imitation, l’action que le <pb n="38"/>Compositeur a pris soin de leur
                        tracer. Si l’uniformité regne dans un Ballet, si l’on ne découvre pas cette
                        diversité d’expression, de forme, d’attitude &amp; de caractere que l’on
                        rencontre dans la nature ; si ces nuances légeres, mais imperceptibles, qui
                        peignent les mêmes passions avec des traits plus ou moins marqués, &amp; des
                        couleurs plus ou moins vives, ne sont point ménagées avec Art &amp;
                        distribuées avec goût &amp; délicatesse, alors le Tableau est à peine une
                        copie médiocre d’un excellent Original, &amp; comme il ne présente aucune
                        vérité, il n’a ni la force, ni le droit d’émouvoir ni d’affecter.</p>
                    <p>Ce qui me choqua, il y a quelques années, dans le Ballet de Diane &amp;
                        Endimion que je vis exécuter à Paris, est moins l’exécution méchanique, <pb
                            n="39"/>que la mauvaise distribution du Plan. Qu’elle idée de saisir
                        pour l’action, l’instant où Diane est occupée à donner à Endimion des
                        marques de sa tendresse ? Le Compositeur est-il excusable d’associer des
                        paysans à cette Déesse, &amp; de les rendre témoins de sa foiblesse &amp; de
                        sa passion, &amp; peut-on pécher plus grossiérement contre la
                        vraisemblance ? Diane, suivant la fable, ne voyoit Endimion que lorsque la
                        nuit faisoit son cours, &amp; dans le temps où les mortels sont livrés au
                        sommeil ; cela ne doit-il pas exclure toute suite ? L’amour seul pouvoit
                        être de la partie ; mais des Paysans, des Nymphes, Diane à la chasse ;
                        quelle licence ! quel contresens ! ou pour mieux dire, quelle ignorance ! On
                        voit aisément que l’Auteur n’avoit qu’une idée confuse &amp; imparfaite <pb
                            n="40"/>de la Fable ; qu’il a mêlé celle d’Acteon où Diane est dans le
                        bain avec ses Nymphes, à celle d’Endimion. Le nœud de ce Ballet étoit
                        singulier ; les Nymphes y jouoient le personnage de la chasteté ; elles
                        vouloient massacrer l’Amour &amp; le Berger ; mais Diane, moins vertueuse
                        qu’elles, &amp; emportée par sa passion, s’opposoit à leur fureur, &amp;
                        voloit au-devant de leurs coups : l’Amour pour les punir de cet excès de
                        vertu les rendoit sensibles. De la haine elles passoient avec rapidité à la
                        tendresse, &amp; ce Dieu les unissoit aux Paysans. Vous voyez, Monsieur, que
                        ce plan est contre toutes les regles &amp; que la conduite en est aussi peu
                        ingénieuse, qu’elle est fausse. Je comprends que le Compositeur a tout
                        sacrifié à l’effet, &amp; que la Scene des <pb n="41"/>fleches en l’air,
                        prêtes à percer l’Amour, l’avoit séduit ; mais cette Scene étoit déplacée.
                        Nulle ressemblance d’ailleurs dans le Tableau ; on avoit prêté aux Nymphes
                        le caractere &amp; la fureur des Bacchantes qui déchirerent Orphée ; Diane
                        avoit moins l’expression d’une amante que d’une Furie ; Endimion peu
                        reconnoissant &amp; peu sensible à la scene qui se passoit en sa faveur,
                        paroissoit moins tendre qu’indifférent ; l’Amour n’étoit qu’un enfant
                        craintif, que le bruit intimide &amp; que la peur fait fuir : tels sont les
                        caracteres manqués, qui affoiblissoient le Tableau, qui le privoient de son
                        effet, &amp; qui dégradoient le Compositeur.</p>
                    <p>Que les Maîtres de Ballets qui voudront se former une idée juste de leur Art,
                        jettent attentivement les yeux sur <pb n="42"/>les batailles d’Alexandre,
                        peintes par <hi rend="i">Lebrun</hi> ; sur celles de Louis XIV, peintes par
                            <hi rend="i">Vander-Meulen</hi>, ils verront que ces deux Héros qui font
                        les Sujets principaux de chaque Tableau, ne fixent point seuls l’œil
                        admirateur ; cette quantité prodigieuse de combattants, de vaincus &amp; de
                        vainqueurs, partage agréablement les regards, &amp; concourt unanimement à
                        la beauté &amp; à la perfection de ces chef-d’œuvres ; chaque tête a son
                        expression &amp; son caractere particulier ; chaque attitude a de la force
                        &amp; de l’énergie ; les grouppes, les terrassements, les renversements sont
                        aussi pittoresques qu’ingénieux : tout parle, tout intéresse, parce que tout
                        est vrai ; parce que l’imitation de la nature est fidelle ; en un mot, parce
                        que la toile semble respirer. Que l’on jette ensuite <pb n="43"/>sur ces
                        Tableaux un voile qui dérobe à la vue les sieges, les batailles, les
                        trophées, les triomphes ; que l’on ne laisse voir enfin que les deux Héros ;
                        l’intérêt s’affoiblira ; il ne restera que les Portraits de deux grands
                        Princes.</p>
                    <p>Les Tableaux exigent une action, des détails, un certain nombre de
                        Personnages, dont les caracteres, les attitudes &amp; les gestes doivent
                        être aussi vrais &amp; aussi naturels qu’expressifs. Si le Spectateur
                        éclairé ne démêle point au premier coup d’œil, l’idée du Peintre ; si le
                        trait d’Histoire dont il a fait choix, ne se retrace pas à l’imagination du
                        connoisseur avec promptitude, la distribution est défectueuse, l’instant mal
                        choisi, &amp; la composition froide &amp; de mauvais goût.</p>
                    <p>Cette différence du Tableau au Portrait <pb n="44"/>devroit être également
                        reçue dans la Danse ; le Ballet, comme je le sens, &amp; tel qu’il doit
                        être, se nomme à juste titre Ballet ; ceux au contraire qui sont monotones
                        &amp; sans expression ; qui ne présentent que des copies tiedes &amp;
                        imparfaites de la nature, ne doivent s’appeller que des divertissements
                        fastidieux, morts &amp; inanimés.</p>
                    <p>Le Ballet est l’image du Tableau bien composé, s’il n’en est l’original ;
                        vous me direz peut-être qu’il ne faut qu’un seul trait au Peintre, &amp;
                        qu’un seul instant pour caractériser le Sujet de son Tableau, mais que le
                        Ballet est une continuité d’actions, un enchaînement de circonstances qui
                        doit en offrir une multitude ; nous voilà d’accord, &amp; pour que ma
                        comparaison soit plus juste, je mettrai le Ballet en action, en <pb n="45"
                        />parallele avec la galerie du Luxembourg, peinte par <hi rend="i"
                            >Rubens</hi> : chaque Tableau présente une Scene, cette Scene conduit
                        naturellement à une autre ; de Scene en Scene on arrive au dénouement, &amp;
                        l’œil lit sans peine &amp; sans embarras l’Histoire d’un Prince dont la
                        mémoire est gravée par l’amour &amp; la reconnaissance dans le cœur de tous
                        les François.</p>
                    <p>Je crois décidément, Monsieur, qu’il est aussi facile à un grand Peintre
                        &amp; à un célebre Maître de Ballets, de faire un Poëme ou un Drame en
                        Peinture &amp; en Danse, qu’il est aisé à un excellent Poëte d’en composer
                        un ; mais si le génie manque, on n’arrive à rien ; ce n’est point avec les
                        jambes que l’on peut peindre ; tant que la tête des Danseurs ne conduira pas
                        leurs <pb n="46"/>pieds, ils s’égareront toujours, leur exécution sera
                        machinale, &amp; ils se dessineront eux-mêmes froidement &amp; de mauvais
                        goût.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-04">
                    <head><hi rend="i">LETTRE IV.</hi></head>
                    <p>La Danse &amp; les Ballets sont aujourd’hui, Monsieur, la folie du jour ; ils
                        sont suivis avec une espece de fureur, &amp; jamais Art ne fut plus
                        encouragé par les applaudissements que le nôtre. La Scene françoise la plus
                        riche de l’Europe en Drames de l’un &amp; de l’autre genre, &amp; la plus
                        fertile en grands talents, a été forcée, en quelque façon, pour satisfaire
                        au goût du Public, &amp; se mettre à la mode, d’associer les Danses <pb
                            n="47"/>à ses Représentations, &amp; d’étayer, pour ainsi dire, les
                        chef-d’œuvres des plus illustres Poëtes, par des divertissements ou des <hi
                            rend="i">Bambochades</hi> qui dégradoient la Noblesse &amp; la Majesté
                        de ce Théatre. Cette disproportion de genre &amp; ce contraste choquant a
                        déterminé les Comédiens François à engager le sieur <hi rend="i">Hus</hi>.
                        On m’écrit qu’il a débuté avec le plus brillant succès par le Ballet de <hi
                            rend="i">la Mort d’Orphée</hi>. La Danse sérieuse &amp; héroïque est
                        sans contredit la seule qui puisse convenir à un Théatre où tout respire la
                        décence &amp; la grandeur. Que son génie le porte toujours à traiter des
                        sujets d’un genre noble &amp; élevé ! Qu’il en puise quelques-uns dans les
                        Tragédies qu’il voit représenter tous les jours, &amp; qu’il abandonne tout
                        ce qui est au-dessous du galant &amp; du voluptueux <pb n="48"/>à tous
                        Maîtres de Ballets subalternes &amp; plagiaires.</p>
                    <p>Le goût vif &amp; déterminé pour les Ballets est général ; tous les
                        Souverains en décorent leurs Spectacles, moins pour se modeler d’après nos
                        usages, que pour satisfaire au plaisir que procure cet Art. La plus petite
                        troupe de Province traîne après elle un essaim de Danseurs &amp; de
                        Danseuses ; que dis-je ? les farceurs &amp; les marchands d’Orviétan
                        comptent beaucoup plus sur la vertu de leurs Ballets, que sur celle de leur
                        Baume ; c’est avec des entrechats qu’ils fascinent les yeux de la populace ;
                        &amp; le débit de leurs remedes augmente ou diminue à proportion que leurs
                        divertissements sont plus ou moins nombreux.</p>
                    <p>L’indulgence avec laquelle le Public <pb n="49"/>applaudit à de simples
                        ébauches, devroit, ce me semble, engager l’Artiste à chercher la perfection.
                        Les éloges doivent encourager &amp; non éblouir au point de persuader qu’on
                        a tout fait &amp; qu’on a atteint au but auquel on peut parvenir. La
                        sécurité de la plupart des Maîtres, le peu de soin qu’ils se donnent pour
                        aller plus loin, me feroient soupçonner qu’ils imaginent qu’il n’est rien
                        au-delà de ce qu’ils savent, &amp; qu’ils touchent aux bornes de l’Art.</p>
                    <p>Le Public de son côté aime à se faire une douce illusion, &amp; à se
                        persuader que le goût &amp; les talents de son siecle sont fort au-dessus de
                        ceux des siecles précédents ; il applaudit donc avec fureur aux cabrioles de
                        nos Danseurs, &amp; aux minauderies de nos Danseuses. Je ne parle point de
                        cette partie du <pb n="50"/>Public qui en est l’ame &amp; le ressort, de ces
                        hommes sensés qui, dégagés des préjugés de l’habitude, gémissent de la
                        dépravation du goût, qui écoutent avec tranquillité, qui regardent avec
                        attention, qui pesent avant de juger, &amp; qui n’applaudissent jamais que
                        lorsque les choses les remuent, les affectent &amp; les transportent ; ces
                        battements de mains prodigués au hazard ou sans ménagement perdent souvent
                        les jeunes gens qui se livrent au Théatre. Les applaudissements sont les
                        aliments des Arts, je le sais, mais ils cessent d’être salutaires, s’ils ne
                        sont distribués à propos : une nourriture trop forte, loin de former le
                        tempérament, le dérange &amp; l’affoiblit ; les commençants au Théatre sont
                        l’image des enfants qu’un amour <pb n="51"/>trop aveugle &amp; trop tendre
                        perd sans ressource. On apperçoit les défauts &amp; les imperfections, à
                        mesure que l’illusion s’efface &amp; que l’enthousiasme de la nouveauté
                        diminue.</p>
                    <p>La Peinture &amp; la Danse ont cet avantage sur les autres Arts qu’ils sont
                        de tous les Pays, de toutes les Nations ; que leur langage est
                        universellement entendu, &amp; qu’ils font par-tout une égale sensation.</p>
                    <p>Si notre Art, tout imparfait qu’il est, séduit &amp; enchaîne le Spectateur ;
                        si la Danse dénuée des charmes de l’expression cause quelquefois du trouble,
                        de l’émotion, &amp; jette notre ame dans un désordre agréable ; quelle force
                        &amp; quel empire n’auroit-elle pas sur nos sens, si ses mouvements étoient
                        dirigés par l’esprit &amp; ses Tableaux esquissés par <pb n="52"/>le
                        sentiment ! Il n’est pas douteux que les Ballets auront la préférence sur la
                        Peinture, lorsque ceux qui les exécutent seront moins automates, &amp; que
                        ceux qui les composent seront mieux organisés.</p>
                    <p>Un beau Tableau n’est qu’une copie de la nature ; un beau Ballet est la
                        nature même, embellie de tous les charmes de l’Art. Si de simples images
                        m’entraînent à l’illusion ; si la magie de la Peinture me transporte ; si je
                        suis attendri à la vue d’un Tableau ; si mon ame séduite, est vivement
                        affectée par le prestige ; si les couleurs &amp; les pinceaux dans les mains
                        du Peintre habile, se jouent de mes sens au point de me montrer la nature,
                        de la faire parler, de l’entendre &amp; de lui répondre ; quelle sera ma
                        sensibilité ! que deviendrai-je, <pb n="53"/>&amp; quelle sensation
                        n’éprouverai-je pas à la vue d’une représentation encore plus vraie, d’une
                        action rendue par mes semblables ! quel empire n’auront pas sur mon
                        imagination des Tableaux vivants &amp; variés ! Rien n’intéresse si fort
                        l’humanité que l’humanité même. Oui, Monsieur, il est honteux que la Danse
                        renonce à l’empire qu’elle peut avoir sur l’ame, &amp; qu’elle ne s’attache
                        qu’à plaire aux yeux. Un beau Ballet est jusqu’à présent un être imaginaire,
                        c’est le Phénix, il ne se trouve point.</p>
                    <p>En vain espérera-t-on de lui donner une forme nouvelle, tant que l’on sera
                        esclave des vieilles méthodes &amp; des anciennes rubriques de l’Opéra ;
                        nous ne voyons sur nos Théatres que des copies fort imparfaites des copies
                        qui les ont précédées ; n’exerçons point <pb n="54"/>simplement des pas ;
                        étudions les passions. En habituant notre ame à les sentir, la difficulté de
                        les exprimer s’évanouira ; alors la physionomie recevra toutes ses
                        impressions de l’agitation du cœur ; elle se caractérisera de mille manieres
                        différentes ; elle donnera de l’énergie aux mouvements extérieurs, &amp;
                        peindra avec des traits de feu le désordre des sens &amp; le tumulte qui
                        régnera au-dedans de nous-mêmes.</p>
                    <p>Il ne faut à la Danse qu’un beau modele, un homme de génie, &amp; les Ballets
                        changeront de caractere. Qu’il paroisse ce restaurateur de la vraie Danse,
                        ce réformateur du faux goût &amp; des habitudes vicieuses qui ont appauvri
                        l’Art ; mais qu’il paroisse dans la capitale. S’il veut persuader, qu’il
                        dessille les yeux trop fascinés des jeunes <pb n="55"/>danseurs, &amp; qu’il
                        leur dise :</p>
                    <quote>
                        <p>« Enfants de Terpsichore, renoncez aux cabrioles, aux entrechats &amp;
                            aux pas trop compliqués ; abandonnez la minauderie pour vous livrer aux
                            sentiments, aux graces naïves &amp; à l’expression ; appliquez-vous à la
                            Pantomime noble ; n’oubliez jamais quelle est l’ame de votre Art ;
                            mettez de l’esprit &amp; du raisonnement dans vos pas de deux ; que la
                            volupté en caractérise la marche &amp; que le génie en distribue toutes
                            les situations ; quittez ces masques froids, copies imparfaites de la
                            nature ; ils dérobent vos traits, ils éclipsent, pour ainsi dire, votre
                            ame, &amp; vous privent de la partie la plus nécessaire à l’expression ;
                            défaites-vous de ces perruques énormes &amp; de ces coëffures
                            gigantesques, qui font perdre à la tête les justes proportions <pb
                                n="56"/>qu’elle doit avoir avec le corps ; secouez l’usage de ces
                            paniers roides &amp; guindés qui privent l’exécution de ses charmes, qui
                            défigurent l’élégance des attitudes, &amp; qui effacent la beauté des
                            contours que le buste doit avoir dans ses différentes positions.</p>
                        <p>« Renoncez à cette imitation servile qui ramene insensiblement l’Art à
                            son berceau ; voyez tout ce qui est relatif à votre talent ; soyez
                            original ; faites-vous un genre neuf d’après les études que vous aurez
                            faites : copiez, mais ne copiez que la nature ; c’est un beau modele, il
                            n’égara jamais ceux qui l’ont exactement suivie.</p>
                        <p>« Et vous jeunes gens, qui voulez vous mêler de faire des Ballets, &amp;
                            qui croyez que pour y réussir, il ne s’agit <pb n="57"/>que d’avoir
                            figuré deux ans sous un homme de génie, commencez par en avoir. Sans
                            feu, sans esprit, sans imagination, sans goût &amp; sans connoissance,
                            osez-vous vous flatter d’être Peintres ? Vous voulez composer d’après
                            l’Histoire, &amp; vous l’ignorez ; d’après les Poëtes, &amp; vous ne les
                            connoissez pas : appliquez-vous à les étudier ; que vos Ballets soient
                            des Poëmes ; apprenez l’Art d’en faire un beau choix. N’entreprenez
                            jamais de traiter de grands desseins, sans en avoir fait un Plan
                            raisonné ; jettez vos idées sur le papier, relisez-les cent fois ;
                            divisez votre Drame par Scenes ; que chacune d’elles soit intéressante,
                            &amp; conduise successivement sans embarras, sans inutilité à un
                            dénouement heureux ; évitez <pb n="58"/>soigneusement les longueurs ;
                            elles refroidissent l’action, &amp; en ralentissent la marche : songez
                            que les Tableaux &amp; les situations sont les plus beaux moments de la
                            composition : Faites danser vos figurants &amp; vos figurantes, mais
                            qu’ils parlent &amp; qu’ils peignent en dansant ; qu’ils soient
                            Pantomimes, &amp; que les passions les métamorphosent à chaque instant.
                            Si leurs gestes &amp; leurs physionomies sont sans cesse d’accord avec
                            leur ame, l’expression qui en résultera sera celle du sentiment, &amp;
                            vivifiera votre ouvrage. N’allez jamais à la répétition la tête pleine
                            de figures &amp; vuide de bon sens ; soyez pénétrés de votre sujet ;
                            l’imagination vivement frappée de l’objet que vous voudrez peindre vous
                            fournira les traits, <pb n="59"/>les couleurs &amp; les pinceaux. Vos
                            Tableaux auront du feu, de l’énergie ; ils seront pleins de vérité,
                            lorsque vous serez affectés &amp; remplis de vos modeles. Portez l’amour
                            de votre Art jusqu’à l’enthousiasme. On ne réussit dans les compositions
                            théatrales qu’autant que le cœur est agité ; que l’ame est vivement
                            émue ; que l’imagination est embrasée ; que les passions tonnent, &amp;
                            que le génie éclaire.</p>
                        <p>« Etes-vous tiedes, au contraire ; votre sang circule-t-il paisiblement
                            dans vos veines ; votre cœur est-il de glace ; votre ame est-elle
                            insensible ? renoncez au Théatre ; abandonnez un Art qui n’est pas fait
                            pour vous. Livrez-vous à un métier où les mouvements de l’ame soient
                            moins nécessaires que les mouvements des bras, <pb n="60"/>&amp; où le
                            génie ait moins à opérer que les mains. »</p>
                    </quote>
                    <p>Ces avis donnés &amp; suivis, Monsieur, délivreroient la Scene d’une quantité
                        innombrable de mauvais Danseurs, de mauvais Maîtres de Ballets, &amp;
                        enrichiroient les forges &amp; les boutiques des artisans d’un très-grand
                        nombre d’ouvriers, plus utiles aux besoins de la Société, qu’ils ne
                        l’étoient à ses amusements &amp; à ses plaisirs.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-05">
                    <pb n="61"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE V.</hi></head>
                    <p>Pour vous convaincre, Monsieur, de la difficulté qu’il y a d’exceller dans
                        notre Art, je vais vous faire l’esquisse des connoissances que nous devrions
                        avoir, connoissances, qui toutes indispensables qu’elles sont, ne
                        caractérisent cependant pas distinctement le Maître de Ballets ; car on
                        pourroit les posséder, sans être capable de composer le moindre Tableau, de
                        créer le moindre grouppe, &amp; d’imaginer la moindre situation.</p>
                    <p>A en juger par la quantité prodigieuse des Maîtres en ce genre qui se
                        trouvent répandus dans l’Europe, on seroit tenté de croire que cet Art est
                        aussi facile <pb n="62"/>qu’il est agréable ; mais ce qui prouve clairement
                        qu’il est mal-aisé d’y réussir, &amp; de le porter à la perfection, c’est
                        que ce titre de Maître de Ballets, si légérement usurpé, n’est que trop
                        rarement mérité. Nul d’entr’eux ne peut exceller, s’il n’est véritablement
                        favorisé par la nature. De quoi peut-on être capable sans le secours du
                        génie, de l’imagination &amp; du goût ? Comment surmonter les obstacles,
                        applanir les difficultés, &amp; franchir les bornes de la médiocrité, si
                        l’on n’a reçu en partage le germe de son Art ; si l’on n’est enfin doué de
                        toutes les qualités &amp; de tous les talents que l’étude ne donne point ;
                        qui ne peuvent s’acquérir par l’habitude, &amp; qui innés dans le grand
                        Artiste, sont les forces qui lui prêtent des ailes, &amp; qui l’élevent d’un
                        vol rapide <pb n="63"/>au plus haut point de perfection, &amp; au plus haut
                        degré de gloire.</p>
                    <p>Si vous consultez Lucien, vous apprendrez de lui, Monsieur, toutes les
                        qualités qui distinguent &amp; qui caractérisent le grand Maître de Ballets,
                        &amp; vous verrez que l’Histoire, la Fable, les Poëmes de l’antiquité &amp;
                        la Science des temps exigent toute son application. Ce n’est en effet que
                        d’après d’exactes connoissances dans toutes ces parties que nous pouvons
                        espérer de réussir dans nos compositions. Réunissons le génie du Poëte &amp;
                        le génie du Peintre, puisque notre Art n’emprunte ses charmes que de
                        l’imitation parfaite des objets.</p>
                    <p>Une teinture de Géométrie ne peut être encore que très-avantageuse : elle
                        répandra de la netteté dans les figures, <pb n="64"/>de la justesse dans les
                        combinaisons, de la précision dans les formes. En abrégeant les longueurs,
                        elle prêtera du feu à l’exécution ; le goût se chargera de l’élégance, le
                        génie enfantera la variété, &amp; l’esprit conduira la distribution.</p>
                    <p>Le Ballet est une espece de machine, plus ou moins compliquée, dont les
                        différents effets ne frappent &amp; ne surprennent qu’autant qu’ils sont
                        prompts &amp; multipliés. Ces liaisons &amp; ces suites de figures ; ces
                        mouvements qui se succédent avec rapidité ; ces formes qui tournent dans des
                        sens contraires ; ce mêlange d’enchaînements ; cet ensemble &amp; cette
                        harmonie qui régnent dans les temps, &amp; dans les développements : tout ne
                        vous peint-il pas l’image d’une machine ingénieusement construite ?</p>
                    <p>Les Ballets, au contraire, qui traînent <pb n="65"/>après eux le désordre
                        &amp; la confusion, dont la marche est inégale, dont les Figures sont
                        brouillées, ne ressemblent-ils pas à ces Ouvrages de méchanique mal
                        combinés, qui chargés d’une quantité immense de roues &amp; de ressorts,
                        trompent l’attente de l’Artiste &amp; l’espérance du Public, parce qu’ils
                        péchent également par les proportions &amp; la justesse ?</p>
                    <p>Nos productions tiennent souvent encore du merveilleux. Plusieurs
                        d’entr’elles exigent des machines : il est, par exemple, peu de sujets dans
                        Ovide, que l’on puisse rendre, sans y associer les changements, les vols,
                        les métamorphoses, &amp;c. Il faut donc qu’un Maître de Ballets renonce aux
                        Sujets de ce genre, s’il n’est machiniste lui-même. On ne trouve
                        malheureusement <pb n="66"/>en Province, que des manœuvres ou des garçons de
                        Théatre, que la protection comique éleve par degré à ce grade ; leurs
                        talents consistent &amp; se renferment dans la science de lever les lustres
                        qu’ils ont mouchés long-temps, ou dans celle de faire descendre par sacades
                        une gloire mal équipée. Les Théatres d’Italie ne brillent point par les
                        machines ; ceux de l’Allemagne, construits sur les mêmes plans, sont
                        également privés de cette partie enchanteresse du Spectacle ; ensorte qu’un
                        Maître de Ballets se trouve fort embarrassé dans ces Théatres, s’il n’a
                        quelque connoissance du méchanisme ; s’il ne peut développer ses idées avec
                        clarté, &amp; construire à cet effet de petits modeles, qui servent toujours
                        plus à l’intelligence des ouvriers, que tous les discours, quelque clairs
                            <pb n="67"/>&amp; quelque précis qu’ils puissent être.</p>
                    <p>Les Théatres de Paris &amp; de Londres, sont ceux où l’on trouve dans ce
                        genre les plus grandes ressources. Les Anglois sont ingénieux ; leurs
                        machines de Théatre sont plus simplifiées que les nôtres, aussi les effets
                        en sont-ils aussi prompts que subtils. Chez eux tous les Ouvrages qui
                        concernent la manœuvre, sont d’un fini &amp; d’une délicatesse admirables ;
                        cette propreté, ce soin &amp; cette exactitude qu’ils emploient dans les
                        plus petites parties, peuvent contribuer sans doute à la vîtesse &amp; à la
                        précision. C’est principalement dans leurs Pantomimes, genre trivial, sans
                        goût, sans intérêt, &amp; d’une intrigue basse, que les chefs-d’œuvres du
                        méchanisme se déploient. On peut dire que ce Spectacle, qui entraîne après
                        lui des dépenses <pb n="68"/>immenses, n’est fait que pour des yeux que rien
                        ne peut blesser, &amp; qu’il réussiroit médiocrement sur nos Théatres où
                        l’on n’aime la plaisanterie, qu’autant qu’elle est associée à la décence,
                        qu’elle est fine &amp; délicate, &amp; qu’elle ne blesse ni les mœurs ni
                        l’humanité.</p>
                    <p>Un Compositeur qui veut s’élever au-dessus de l’ordinaire, doit étudier les
                        Peintres, &amp; les suivre dans leurs différentes manieres de composer &amp;
                        de faire. Son Art a le même objet à remplir que le leur, soit pour la
                        ressemblance, le mêlange des couleurs, le <hi rend="i">clair-obscur</hi> ;
                        soit pour la maniere de groupper &amp; de draper les figures ; de les poser
                        dans des attitudes élégantes ; de leur donner enfin du caractere, du feu, de
                        l’expression, or le Maître de Ballets pourra-t-il réussir s’il ne réunit
                        toutes les parties <pb n="69"/>&amp; toutes les qualités qui constituent le
                        grand Peintre ?</p>
                    <p>Je pars de ce principe, pour oser croire que l’étude de l’Anatomie jettera de
                        la netteté dans les préceptes qu’il donnera aux sujets qu’il voudra former :
                        il démêlera dès-lors aisément les vices de conformation, &amp; les défauts
                        d’habitude qui s’opposent si souvent aux progrès des éleves. Connoissant la
                        cause du mal, il y remédiera facilement ; dirigeant ses leçons &amp; ses
                        préceptes d’après un examen sage &amp; exact, ils ne porteront jamais à
                        faux. C’est au peu d’application que les Maîtres apportent à dévoiler la
                        conformation de leurs Ecoliers (conformation qui varie tout autant que les
                        physionomies) que l’on doit cette nuée de mauvais danseurs, qui seroit
                        moindre, <pb n="70"/>sans doute, si on avoit eu le talent de les placer dans
                        le genre qui leur étoit propre.</p>
                    <p>Monsieur <hi rend="i">Bourgelat</hi>, Ecuyer du Roi, chef de l’Académie de
                        Lyon, bien plus cher encore aux étrangers qu’à sa nation, ne s’est pas borné
                        à exercer des chevaux, une grande partie de sa vie ; il en a soigneusement
                        recherché la nature ; il en a reconnu jusques aux fibres les plus déliées.
                        Ne croyez pas que les maladies de ces animaux aient été l’unique but de ses
                        études anatomiques ; il a forcé, pour ainsi dire, la nature à lui avouer ce
                        qu’elle avoit constamment refusé de révéler jusques à lui ; la connoissance
                        intime de la succession harmonique des membres du cheval dans toutes ses
                        allures &amp; dans tous les <hi rend="i">airs</hi>, ainsi que la découverte
                        de la source, du principe <pb n="71"/>&amp; des moyens de tous les
                        mouvements dont l’animal est susceptible, l’ont conduit à une méthode
                        unique, simple, facile, qui tend à ne jamais rien exiger du cheval, que dans
                        des temps justes, naturels &amp; possibles ; temps qui sont les seuls où
                        l’exécution n’est point pénible à l’animal, &amp; où il ne sauroit se
                        soustraire à l’obéissance.</p>
                    <p>Le Peintre n’étudie point aussi l’Anatomie pour peindre des Squélettes ; il
                        ne dessine point d’après l’Ecorché de <hi rend="i">Michel-Ange</hi> pour
                        placer ces Figures hideuses dans ses Tableaux ; cependant ces études lui
                        sont absolument utiles pour rendre l’homme dans ses proportions, &amp; pour
                        le dessiner dans ses mouvements &amp; dans ses attitudes.</p>
                    <p>Si le <hi rend="i">nud</hi> doit se faire sentir sous la draperie, il faut
                        encore que les os se <pb n="72"/>fassent sentir sous les chairs. Il est
                        essentiel de discerner la place que chaque partie doit occuper : l’homme
                        enfin doit se trouver sous la draperie ; l’écorché sous la peau ; &amp; le
                        squélette sous les chairs, pour que la Figure soit dessinée dans la vérité
                        de la nature, &amp; dans les proportions raisonnées de l’Art.</p>
                    <p>Le Dessein est trop utile aux Ballets, pour que ceux qui les composent, ne
                        s’y attachent pas sérieusement. Il contribuera à l’agrément des formes ; il
                        répandra de la nouveauté &amp; de l’élégance dans les Figures, de la volupté
                        dans les grouppes, des graces dans les positions du corps, de la précision
                        &amp; de la justesse dans les attitudes, &amp; la Danse semera en quelque
                        façon des fleurs sur les chemins que le goût lui tracera. Néglige-t-on le
                        Dessein ? on commet des <pb n="73"/>fautes grossieres dans la composition.
                        Les têtes ne se trouvent plus placées agréablement, &amp; contrastent mal
                        avec les effacements du corps ; les bras ne sont plus posés dans des
                        situations aisées ; tout est lourd, tout annonce la peine, tout est privé
                        d’ensemble &amp; d’harmonie.</p>
                    <p>Le Maître de Ballets qui ignorera la musique, <hi rend="i">phrasera</hi> mal
                        les airs ; il n’en saisira pas l’esprit &amp; le caractere ; il n’ajustera
                        pas les mouvements de la Danse à ceux de la mesure avec cette précision
                        &amp; cette finesse d’oreille, qui sont absolument nécessaires, à moins
                        qu’il ne soit doué de cette sensibilité d’organe, que la nature donne plus
                        communément que l’Art, &amp; qui est fort au-dessus de celle que l’on peut
                        acquérir par l’application &amp; l’exercice.</p>
                    <p><pb n="74"/>Le bon choix des airs est une partie aussi essentielle à la
                        Danse, que le choix des mots &amp; le tour des phrases l’est à l’éloquence.
                        Ce sont les mouvements &amp; les traits de la musique qui fixent &amp;
                        déterminent tous ceux du danseur. Le chant des airs est-il uniforme &amp;
                        sans goût ? le Ballet se modelera d’après lui ; il sera froid &amp;
                        languissant.</p>
                    <p>Par le rapport intime qui se trouve entre la Musique &amp; la Danse, il n’est
                        pas douteux, Monsieur, qu’un Maître de Ballets retirera des avantages
                        certains de la connoissance pratique de cet Art ; il pourra communiquer ses
                        idées au Musicien, &amp; s’il joint le goût au savoir, il composera ses airs
                        lui-même, ou il fournira au Compositeur les principaux traits qui doivent
                        caractériser son action ; ces traits étant <pb n="75"/>expressifs &amp;
                        variés, la Danse ne pourra manquer de l’être à son tour. La Musique bien
                        faite, doit peindre, doit parler ; la Danse en imitant ses sons, sera l’écho
                        qui répétera tout ce qu’elle articulera. Est-elle muette, au contraire, ne
                        dit-elle rien au danseur ? il ne peut lui répondre, &amp; dès-lors, tout
                        sentiment, toute expression sont bannis de l’exécution.</p>
                    <p>Rien n’étant indifférent au génie, rien ne doit l’être au Maître de Ballets.
                        Il ne peut se distinguer dans son Art, qu’autant qu’il s’appliquera à
                        l’étude de ceux dont je viens de parler : exiger qu’il les posséde tous dans
                        un degré de supériorité, qui n’est réservé qu’à ceux qui se livrent
                        particuliérement à chacun d’eux, ce seroit demander l’impossible.</p>
                    <p><pb n="76"/>Je ne veux que des connoissances générales ; qu’une teinture de
                        chacune des Sciences, qui par le rapport qu’elles ont entr’elles, peuvent
                        concourir à l’embellissement &amp; à la gloire de la nôtre.</p>
                    <p>Tous les Arts se tiennent par la main, &amp; sont l’image d’une famille
                        nombreuse qui cherche à s’illustrer. L’utilité dont ils sont à la Société,
                        excite leur émulation ; la gloire est leur but ; ils se prêtent mutuellement
                        des secours pour y atteindre. Chacun d’eux prend des routes opposées, comme
                        chacun d’eux a des principes différents ; mais on y trouve cependant
                        certains traits frappants, certain air de ressemblance, qui annonce leur
                        union intime &amp; le besoin qu’ils ont les uns des autres pour s’élever,
                        pour <pb n="77"/>s’embellir, &amp; pour se perpétuer.</p>
                    <p>De ce rapport des Arts, de cette harmonie qui regne entr’eux, il faut
                        conclure, Monsieur, que le Maître de Ballets, dont les connoissances seront
                        le plus étendues, &amp; qui aura le plus de génie &amp; d’imagination, sera
                        celui qui mettra le plus de feu, de vérité, d’esprit &amp; d’intérêt dans
                        ses compositions.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-06">
                    <pb n="78"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE VI.</hi></head>
                    <p>Si les Arts s’entr’aident, Monsieur ; s’ils offrent des secours à la Danse,
                        la Nature semble s’empresser à lui en présenter à chaque instant de
                        nouveaux ; la Cour &amp; le Village, les Eléments, les Saisons, tout
                        concourt à lui fournir les moyens de se varier &amp; de plaire.</p>
                    <p>Un Maître de Ballets doit donc tout voir, tout examiner, puisque tout ce qui
                        existe dans l’univers peut lui servir de modele.</p>
                    <p>Que de Tableaux diversifiés ne trouvera-t-il pas chez les Artisans ! Chacun
                        d’eux a des attitudes différentes, relativement aux positions &amp; aux
                        mouvements que leurs travaux exigent. Cette <pb n="79"/>allure, ce maintien,
                        cette façon de se mouvoir, toujours analogue à leur métier &amp; toujours
                        plaisante, doit être saisie par le Compositeur ; elle est d’autant plus
                        facile à imiter qu’elle est ineffaçable chez les gens de métier, eussent-ils
                        même fait fortune &amp; abandonné leurs professions ; effets ordinaires de
                        l’habitude, lorsqu’elle est contractée par le temps, &amp; fortifiée par les
                        peines &amp; les travaux.</p>
                    <p>Que de Tableaux bizarres &amp; singuliers ne trouvent-ils pas encore dans la
                        multitude de ces oisifs agréables, de ces petits Maîtres subalternes qui
                        sont les singes, &amp; les copies chargées des ridicules de ceux à qui
                        l’âge, le nom, ou la fortune semblent donner des privileges de frivolité,
                        d’inconséquence &amp; de fatuité !</p>
                    <p><pb n="80"/>Les embarras des rues ; les promenades publiques ; les
                        guinguettes ; les amusements &amp; les travaux de la campagne ; une noce
                        villageoise ; la chasse ; la pêche ; les moissons ; les vendanges ; la
                        maniere rustique d’arroser une fleur, de la cueillir, de la présenter à sa
                        Bergere ; de dénicher des oiseaux ; de jouer du chalumeau : tout lui offre
                        des Tableaux pittoresques &amp; variés, d’un genre &amp; d’un coloris
                        différents.</p>
                    <p>Un camp ; des évolutions militaires ; les exercices ; les attaques &amp; les
                        défenses des places ; un port de mer ; une rade ; un embarquement &amp; un
                        débarquement : voilà des images qui doivent attirer nos regards, &amp;
                        porter notre Art à sa perfection, si l’exécution en est naturelle.</p>
                    <p>Les chefs-d’œuvres des <hi rend="i">Racine</hi>, des <pb n="81"/><hi rend="i"
                            >Corneille</hi>, des <hi rend="i">Voltaire</hi>, des <hi rend="i"
                            >Crebillon</hi> ne peuvent-ils pas encore servir de modele à la Danse
                        dans le genre noble ? ceux des <hi rend="i">Moliere</hi>, des <hi rend="i"
                            >Regnard</hi> &amp; de plusieurs Auteurs célebres, ne nous
                        présentent-ils pas des Tableaux d’un genre moins élevé ? Je vois le Peuple
                        dansant, se récrier à cette proposition ; je l’entends qui me traite
                        d’insensé : mettre des Tragédies &amp; des Comédies en Danse ? quelle
                        folie ! Y a-t-il de la possibilité ? oui sans doute : resserrez l’action de
                        l’Avare ; retranchez de cette Piece tout dialogue tranquille ; rapprochez
                        les incidents ; réunissez tous les Tableaux épars de ces Drames, &amp; vous
                        réussirez.</p>
                    <p>Vous rendrez intelligiblement la Scene de la Bague ; celle où l’Avare fouille
                        la Fleche, celle où Frosine l’entretient <pb n="82"/>de sa maîtresse ; vous
                        peindrez le désespoir &amp; la fureur d’Arpagon, avec des couleurs aussi
                        vives que celles que Moliere a employées, si toutefois vous avez une ame.
                        Tout ce qui peut servir à la Peinture, doit servir à la Danse ; que l’on me
                        prouve que les Pieces des Auteurs que je viens de nommer sont dépourvues de
                        caractere, dénuées d’intérêt, privées de situations fortes, &amp; que les
                            <hi rend="i">Boucher</hi> &amp; les <hi rend="i">Vanloo</hi> ne pourront
                        jamais imaginer d’après ces chefs-d’œuvres, que des Tableaux froids &amp;
                        désagréables, alors je conviendrai que ce que j’ai avancé n’est qu’un
                        paradoxe ; mais s’il peut résulter de ces Pieces une multitude d’excellents
                        Tableaux, j’ai gain de cause ; ce n’est plus ma faute si les Peintres
                        Pantomimes nous manquent, &amp; si le génie <pb n="83"/>ne fraie point avec
                        nos danseurs.</p>
                    <p><hi rend="i">Batyle, Pilade, Hilas</hi> ne succéderent-ils pas aux Comédiens,
                        lorsqu’ils furent bannis de Rome ; ne commencerent-ils pas à représenter en
                            <hi rend="i">Pantomimes</hi> les Scenes des meilleures Pieces de ce
                        temps ? Encouragés par leurs succès, ils tenterent de jouer des Actes
                        séparés, &amp; la réussite de cette entreprise les détermina enfin à donner
                        des Pieces entieres qui furent reçues avec des applaudissements
                        universels.</p>
                    <p>Mais ces Pieces, dira-t-on, étoient généralement connues ; elles servoient,
                        pour ainsi dire, de Programmes aux Spectateurs, qui les ayant gravées dans
                        la mémoire suivoient l’Acteur sans peine, &amp; le devinoient même avant
                        qu’il s’ex-Primât. N’aurons-nous pas les mêmes avantages, lorsque nous
                        mettrons en <pb n="84"/>Danse les Drames les plus estimés de notre Théatre ?
                        Serions-nous moins bien organisés que les Danseurs de Rome, &amp; ce qui
                        s’est fait du temps d’<hi rend="i">Auguste</hi> ne peut-il se faire
                        aujourd’hui ? Ce seroit avilir les hommes que de le penser, &amp; dépriser
                        le goût &amp; l’esprit de notre siecle que de le croire.</p>
                    <p>Revenons à mon sujet ; il faut qu’un Maître de Ballets connoisse les beautés
                        &amp; les imperfections de la nature. Cette étude le déterminera toujours à
                        en faire un beau choix ; ces peintures d’ailleurs, pouvant être tour-à-tour
                        historiques, poétiques, critiques, allégoriques &amp; morales, il ne peut se
                        dispenser de prendre des modeles dans tous les rangs, dans tous les états,
                        dans toutes les conditions. A-t-il de la célébrité, il pourra par la magie
                        &amp; les charmes de son Art, <pb n="85"/>ainsi que le Peintre &amp; le
                        Poëte, faire détester &amp; punir les vices, récompenser &amp; chérir les
                        vertus.</p>
                    <p>Si le Maître de Ballets doit étudier la nature, &amp; en faire un beau
                        choix ; si celui des sujets qu’il veut traiter en Danse contribue en partie
                        à la réussite de son Ouvrage, ce n’est qu’autant qu’il aura l’Art &amp; le
                        génie de les embellir, de les disposer, &amp; de les distribuer d’une
                        maniere noble &amp; pittoresque.</p>
                    <p>Veut-il peindre, par exemple, la jalousie &amp; tous les mouvements de fureur
                        &amp; de désespoir qui la suivent ? qu’il prenne pour modele un homme dont
                        la férocité &amp; la brutalité naturelle soit corrigée par l’éducation ; un
                        portefaix seroit dans son genre un modele aussi vrai ; mais il ne seroit pas
                        si beau ; <pb n="86"/>le bâton dans ses mains suppléeroit au défaut
                        d’expression, &amp; cette imitation, quoique prise dans la nature,
                        révolteroit l’humanité, &amp; ne traceroit que le Tableau choquant de ses
                        imperfections. D’ailleurs l’action d’un crocheteur jaloux, sera moins
                        pittoresque que celle d’un homme dont les sentiments seront élevés. Le
                        premier se vengera dans l’instant en faisant sentir le poids de son bras ;
                        le second, au contraire, luttera contre les idées d’une vengeance aussi
                        basse que déshonorante ; ce combat intérieur de la fureur &amp; de
                        l’élévation de l’ame prêtera de la force &amp; de l’énergie à sa démarche, à
                        ses gestes, à ses attitudes, à sa physionomie, à ses regards ; tout
                        caractérisera sa passion, tout décelera la situation de son cœur ; les
                        efforts qu’il <pb n="87"/>fera sur lui-même pour modérer les mouvements dont
                        il sera tourmenté, ne serviront qu’à les faire éclater avec plus de
                        véhémence &amp; de vivacité : plus la passion sera contrainte, plus la
                        chaleur sera concentrée, &amp; plus les étincelles auront de feu.</p>
                    <p>Tel un <hi rend="i">Volcan</hi>, dont la tranquillité n’est qu’apparente,
                        &amp; dont le bruit sourd &amp; confus n’annonce qu’un ravage prochain ; il
                        mine &amp; renverse ce qui lui résiste ; il se fraie des routes
                        souterreines ; il perce leurs extrémités, il se fait jour enfin, &amp; ses
                        irruptions n’en sont alors que plus funestes &amp; plus dangereuses.</p>
                    <p>L’homme grossier &amp; rustique ne peut fournir au Peintre qu’un seul
                        instant ; celui qui suit sa vengeance, est toujours celui d’une joie basse
                        &amp; triviale. <pb n="88"/>L’homme bien né lui en présente au contraire une
                        multitude ; il exprime sa passion &amp; son trouble de cent manieres
                        différentes, &amp; l’exprime toujours avec autant de feu que de noblesse.
                        Que d’oppositions &amp; de contrastes dans ses gestes ! que de gradations
                        &amp; de dégradations dans ses emportements ; que de nuances &amp; de
                        transitions différentes sur sa physionomie ! que de vivacité dans ses
                        regards ! quelle expression, quelle énergie dans son silence ! l’instant où
                        il est détrompé offre encore des Tableaux plus variés, plus séduisants,
                        &amp; d’un coloris plus tendre &amp; plus agréable. Ce sont tous ces traits
                        que le Maître de Ballets doit saisir ; c’est enfin l’amour du vrai, du grand
                        &amp; du sublime qui doit conduire ses crayons &amp; déterminer ses
                        pinceaux.</p>
                    <p><pb n="89"/>Les Compositeurs célebres, ainsi que les Poëtes &amp; les
                        Peintres illustres se dégradent toujours lorsqu’ils emploient leurs temps,
                        &amp; leur génie a des productions d’un genre bas &amp; trivial. Les grands
                        Hommes ne doivent créer que de grandes choses, &amp; abandonner toutes
                        celles qui sont puériles à ces êtres subalternes, à ces demi-talents dont
                        l’existence seroit absolument ignorée, si l’on ne les voyoit ramper
                        servilement aux pieds des grands, &amp; encenser les idoles de
                        l’opulence.</p>
                    <p>La nature ne nous offre pas toujours des modeles parfaits ; il faut donc
                        avoir l’art de les corriger, de les placer dans des positions agréables,
                        dans des jours avantageux, dans des situations heureuses, qui dérobant aux
                        yeux ce qu’ils ont de défectueux, leur prêtent encore <pb n="90"/>les graces
                        &amp; les charmes, qu’ils devroient avoir pour être vraiment beaux.</p>
                    <p>Le difficile, comme je l’ai déjà dit, est d’embellir la nature sans la
                        défigurer ; de savoir conserver tous ses traits ; d’avoir le talent de les
                        adoucir, ou de leur donner de la force. L’instant est l’ame des Tableaux ;
                        il est mal-aisé de le saisir, encore plus mal-aisé de le rendre avec vérité.
                        La nature ! la nature ! &amp; nos compositions seront belles ; renonçons à
                        l’Art, s’il n’emprunte ses traits, s’il ne se pare de sa simplicité ; il
                        n’est séduisant qu’autant qu’il se déguise, &amp; il ne triomphe
                        véritablement, que lorsqu’il est méconnu, &amp; qu’on le prend pour
                        elle.</p>
                    <p>Je crois, Monsieur, qu’un Maître de Ballets qui ne sait point parfaitement la
                        Danse, ne peut composer que médiocrement. J’entends par Danse le sérieux ;
                            <pb n="91"/>il est la base fondamentale du Ballet. En ignore-t-on les
                        principes ? on a peu de ressource ; il faut dès-lors renoncer au grand,
                        abandonner l’Histoire, la Fable, les genres nationaux, &amp; se livrer
                        uniquement à ces Ballets de Paysans, dont on est rebattu &amp; ennuyé depuis
                            <hi rend="i">Fossan</hi>, cet excellent Danseur comique, qui apporta en
                        France la fureur de Sauter. Je compare la belle Danse à une Mere-langue ;
                        les genres mixtes &amp; corrompus qui en dérivent, à ces <hi rend="i"
                            >Jargons</hi> que l’on entend à peine, &amp; qui varient à proportion
                        que l’on s’éloigne de la Capitale où regne le langage épuré.</p>
                    <p>Le mêlange des couleurs, leur dégradation &amp; les effets qu’elles
                        produisent à la lumiere, doivent fixer encore l’attention du Maître de
                        Ballets ; ce n’est <pb n="92"/>que d’après l’expérience que je suis
                        convaincu du relief que cela donne aux Figures, de la netteté que cela
                        répand dans les formes, &amp; de l’élégance que cela prête aux grouppes.
                        J’ai suivi dans <hi rend="i">les Jalousies</hi> ou <hi rend="i">les Fêtes du
                            serrail</hi> la dégradation des lumieres que les Peintres observent dans
                        leurs Tableaux ; les couleurs fortes &amp; entieres tenoient la premiere
                        place, &amp; formoient les parties avancées de celui-ci, les couleurs moins
                        vives &amp; moins éclatantes étoient employées ensuite. J’avois réservé les
                        couleurs tendres &amp; vaporeuses pour les fonds ; la même dégradation étoit
                        observée encore dans les tailles : l’exécution se ressentit de cette
                        heureuse distribution ; tout étoit d’accord, tout étoit tranquille, rien ne
                        se heurtoit, rien ne se détruisoit ; cette harmonie <pb n="93"/>séduisit
                        l’œil, &amp; il embrassoit toutes les parties sans se fatiguer ; mon Ballet
                        eut d’autant plus de succès que dans celui que j’ai intitulé le <hi rend="i"
                            >Ballet Chinois</hi>, &amp; que je remis à Lyon<note place="bottom">Ce
                            Ballet a été donné à Paris &amp; à Londres, avec des habits pleins de
                            goût, de la composition du sieur Boquet, Dessinateur de l’Académie
                            Royale de Musique.</note>, le mauvais arrangement des couleurs &amp;
                        leur mêlange choquant blessoit les yeux ; toutes les Figures papillotoient
                        &amp; paroissoient confuses, quoique dessinées correctement ; rien enfin ne
                        faisoit l’effet qu’il auroit dû faire. Les habits <hi rend="i">tuerent</hi>,
                        pour ainsi dire l’ouvrage, parce qu’ils étoient dans les mêmes teintes que
                        la décoration : tout étoit riche, tout étoit brillant en couleurs, tout
                        éclatoit avec la même prétention ; aucune partie n’étoit sacrifiée, &amp;
                        cette égalité dans <pb n="94"/>les objets privoit le Tableau de son effet,
                        parce que rien n’étoit en opposition. L’œil du Spectateur fatigué ne
                        distinguoit aucune forme ; cette multitude de Danseurs qui traînoient après
                        eux le brillant de l’<hi rend="i">Oripeau</hi>, &amp; l’assemblage bizarre
                        des couleurs éblouissoient les yeux sans les satisfaire. La distribution des
                        habits étoit telle que l’homme cessoit de paroître dès l’instant qu’il
                        cessoit de se mouvoir ; cependant ce Ballet fut rendu avec toute la
                        précision possible. La beauté du Théatre lui donnoit une élégance &amp; une
                        netteté qu’il ne pouvoit avoir à Paris, sur celui de M. <hi rend="i"
                            >Monnet</hi> ; mais, soit que les habits &amp; la décoration n’aient pas
                        été d’accord, soit enfin que le genre que j’ai adopté l’emporte sur celui
                        que j’ai quitté, je suis obligé de convenir que <pb n="95"/>de tous mes
                        Ballets, c’est celui qui a fait ici le moins de sensation.</p>
                    <p>La dégradation dans les tailles &amp; dans les couleurs des vêtements est
                        inconnue au Théatre ; ce n’est pas la seule partie que l’on y néglige, mais
                        cette négligence ne me paroît pas excusable dans de certaines circonstances,
                        surtout à l’Opéra, Théatre de la fiction ; Théatre où la Peinture peut
                        déployer tous ses trésors ; Théatre qui souvent dénué d’action forte &amp;
                        privée d’intérêt vif, doit être riche en Tableaux de tous les genres, ou du
                        moins devroit l’être.</p>
                    <p>Une décoration de quelque espece qu’elle soit est un grand Tableau préparé
                        pour recevoir des Figures. Les Actrices &amp; les Acteurs, les Danseurs
                        &amp; les Danseuses sont les personnages qui doivent l’orner &amp;
                        l’embellir ; mais <pb n="96"/>pour que ce Tableau plaise &amp; ne choque
                        point la vue, il faut que de justes propositions brillent également dans les
                        différentes parties qui le composent.</p>
                    <p>Si dans une décoration, représentant un Temple ou un Palais or &amp; azur,
                        les habillements des Acteurs sont bleus &amp; or, ils détruiront l’effet de
                        la décoration, &amp; la décoration à son tour privera les habits de l’éclat
                        qu’ils auroient eu sur un fonds plus tranquille. Une telle distribution dans
                        les couleurs éclipsera le Tableau ; le tout ne formera qu’un Camaïeux, genre
                        froid &amp; monotone, que les gens de goût regarderont toujours comme un
                        enfant illégitime de la Peinture.</p>
                    <p>Les couleurs des draperies &amp; des habillements doivent trancher sur la
                        décoration ; je la compare à un beau <pb n="97"/>fonds, s’il n’est
                        tranquille, s’il n’est harmonieux, si les couleurs en sont trop vives &amp;
                        trop brillantes, il détruira le charme du Tableau. Il privera les Figures du
                        relief qu’elles doivent avoir ; rien ne se détachera, parce que rien ne sera
                        ménagé avec Art, &amp; le papillotage qui résultera de la mauvaise entente
                        des couleurs, ne présentera qu’un panneau de découpures, enluminé sans goût
                        &amp; sans intelligence.</p>
                    <p>Dans les décorations d’un beau simple &amp; peu varié de couleurs, les habits
                        riches &amp; éclatants peuvent être admis, ainsi que tous ceux qui seront
                        coupés par des couleurs vives &amp; entieres.</p>
                    <p>Dans les décorations de goût &amp; d’idée, comme Palais Chinois, Place
                        publique de Constantinople, ornés pour <pb n="98"/>une Fête, genre bizarre
                        qui ne soumet la composition à aucune regle sévere, qui laisse un champ
                        libre au génie, &amp; dont le mérite augmente à proportion de la singularité
                        que le Peintre y répand ; dans ces sortes de décorations, dis-je, brillantes
                        en couleurs, chargées d’étoffes, rehaussées d’or &amp; d’argent, il faut des
                        habits drapés dans le <hi rend="i">costume</hi>, mais il les faut simples
                        &amp; dans des nuances entiérement opposées à celles qui éclatent le plus
                        dans la décoration. Si l’on n’observe exactement cette regle, tout se
                        détruira faute d’ombres &amp; d’oppositions ; tout doit être d’accord, tout
                        doit être harmonieux au Théatre, lorsque la décoration sera faite pour les
                        habits, &amp; les habits pour la décoration, le charme de la représentation
                        sera complet.</p>
                    <p><pb n="99"/>La dégradation des tailles ne doit pas être observée moins
                        scrupuleusement dans les instants où la Danse fait partie de la décoration.
                        L’Olympe ou le Parnasse sont du nombre de ces morceaux, où le Ballet forme
                        &amp; compose les trois quarts du Tableau, morceaux qui ne peuvent séduire
                        &amp; plaire si le Peintre &amp; le Maître de Ballets ne sont d’accord sur
                        les proportions, la distribution &amp; les attitudes des personnages.</p>
                    <p>Dans un Spectacle aussi riche en ressources que celui de notre Opéra,
                        n’est-il pas choquant &amp; ridicule de ne point trouver de dégradations
                        dans les tailles, lorsqu’on s’y attache &amp; qu’on s’en occupe dans les
                        morceaux de Peinture qui ne sont qu’accessoires au Tableau ? Jupiter par
                        exemple, au haut de l’Olympe, ou Apollon au sommet du Parnasse, ne <pb
                            n="100"/>devroient-ils pas paroître plus petits à raison de
                        l’éloignement que les Divinités &amp; les Muses qui étant au-dessous d’eux
                        sont plus rapprochés du Spectateur. Si pour faire illusion, le Peintre se
                        soumet aux regles de la perspective, d’où vient que le Maître de Ballets qui
                        est Peintre lui-même, ou qui devroit l’être, en secoue le joug ? Comment les
                        Tableaux plairont-ils, s’ils ne sont vraisemblables, s’ils sont sans
                        proportion, &amp; s’ils péchent contre les regles que l’Art a puisé dans la
                        nature par la comparaison des objets ? C’est dans les Tableaux fixes &amp;
                        tranquilles de la Danse que la dégradation doit avoir lieu ; elle est moins
                        importante dans ceux qui varient &amp; qui se forment en dansant. J’entends
                        par Tableau fixe tout ce qui fait grouppe dans <pb n="101"/>l’éloignement ;
                        tout ce qui est dépendant de la décoration, &amp; qui d’accord avec elle,
                        forme une grande machine bien entendue.</p>
                    <p>Mais comment, me direz-vous, observer cette dégradation ? Si c’est un <hi
                            rend="i">Vestris</hi> qui danse Apollon, faudra-t-il priver le Ballet de
                        cette ressource, &amp; sacrifier tout le charme qu’il y répandra au charme
                        d’un seul instant ? Non, Monsieur, mais on prendra pour le Tableau
                        tranquille un Apollon proportionné aux différentes parties de la machine ;
                        un jeune homme de quinze ans que l’on habillera de même que le véritable
                        Apollon ; il descendra du Parnasse, &amp; à l’aide des ailes de la
                        décoration on <hi rend="i">l’escamotera</hi>, pour ainsi dire, en
                        substituant à sa place la taille élégante &amp; le talent supérieur.</p>
                    <p><pb n="102"/>C’est par des épreuves réitérées que je suis convaincu des
                        effets admirables que produisent les dégradations. Le premier essai que j’en
                        fis, &amp; qui me réussit, fut dans un Ballet de Chasseurs ; &amp; cette
                        idée, peut-être neuve dans les Ballets, fut enfantée par l’impression que me
                        fit une faute grossiere de M. <hi rend="i">Servandoni</hi>, faute
                        d’inattention, &amp; qui ne peut détruire le mérite de ce grand Peintre ;
                        c’étoit, je crois, dans la représentation de la <hi rend="i">Forêt
                            enchantée</hi>, Spectacle plein de beauté &amp; tiré du <hi rend="i"
                            >Tasse</hi>. Un pont fort éloigné étoit placé à la droite du Théatre ;
                        un grand nombre de Cavaliers défiloient ; chacun d’eux avoit l’air &amp; la
                        taille gigantesque &amp; paroissoit beaucoup plus grand que la totalité du
                        Pont ; les chevaux postiches étoient plus petits que les <pb n="103"
                        />hommes, &amp; ces défauts de proportion choquerent les yeux même les moins
                        connoisseurs. Ce Pont pouvoit avoir de justes proportions avec la
                        décoration, mais il n’en avoit pas avec les objets vivants qui devoient le
                        passer : il falloit donc ou les supprimer, ou leur en substituer de plus
                        petits ; des enfants, par exemple, montés sur des chevaux modelés,
                        proportionnés à leurs tailles, &amp; au Pont, qui dans cette circonstance
                        étoit la partie qui devoit régler &amp; déterminer le Décorateur, auroient
                        produit l’effet le plus séduisant &amp; le plus vrai.</p>
                    <p>J’essaiai donc dans une chasse d’exécuter ce que j’avois desiré dans le
                        Spectacle de M. <hi rend="i">Servandoni</hi> ; la décoration représentoit
                        une <hi rend="i">Forêt</hi>, dont les routes étoient paralleles au
                        Spectateur. <pb n="104"/>Un Pont terminoit le Tableau, en laissant voir
                        derriere lui un Paysage fort éloigné. J’avois divisé cette entrée en six
                        classes toutes dégradées ; chaque classe étoit composée de trois Chasseurs
                        &amp; de trois Chasseresses, ce qui formoit en tout le nombre de trente-six
                        Figurants ou Figurantes ; les tailles de la premiere classe traversoient la
                        route la plus proche du Spectateur ; celles de la seconde les remplaçoient
                        en parcourant la route suivante ; &amp; celles de la troisieme leur
                        succédoient en passant à leur tour sous la troisieme route, ainsi du reste,
                        jusqu’à ce qu’enfin la derniere classe composée de petits enfants termina
                        cette course en passant sur le Pont. La dégradation étoit si correctement
                        observée que l’œil s’y trompoit ; ce qui n’étoit qu’un effet de l’Art &amp;
                        des proportions, <pb n="105"/>avoit l’air le plus vrai &amp; le plus
                        naturel ; la fiction étoit telle, que le Public n’attribuoit cette
                        dégradation qu’à l’éloignement des objets, &amp; qu’il s’imaginoit que
                        c’étoit toujours les mêmes Chasseurs &amp; les mêmes Chasseresses qui
                        parcouroient les différents chemins de la forêt. La musique avoit la même
                        dégradation dans ses sons, &amp; devenoit plus douce, à mesure que la chasse
                        s’enfonçoit dans la forêt, qui étoit vaste &amp; peinte de bon goût.</p>
                    <p>Voilà, Monsieur, l’illusion que produit le Théatre, lorsque toutes les
                        parties en sont d’accord, &amp; que les artistes prennent la nature pour
                        leur guide &amp; leur modele.</p>
                    <p>Je crois que j’aurai à peu près rempli l’objet que je me suis proposé dans
                        cette Lettre, en vous faisant faire <pb n="106"/>encore une observation sur
                        l’entente des couleurs. <hi rend="i">Les Jalousies</hi> ou <hi rend="i">les
                            Fêtes du serrail</hi> vous ont offert l’esquisse de la distribution qui
                        doit régner dans les quadrilles des Ballets, mais comme il est plus
                        ordinaire d’habiller les Danseurs &amp; les Danseuses uniformement, j’ai
                        fait une épreuve qui m’a réussi, &amp; qui ôte à l’uniformité des habits le
                        ton dur &amp; monotone qu’ils ont ordinairement ; c’est la dégradation
                        exacte de la même couleur divisée dans toutes les nuances, depuis le bleu
                        foncé jusqu’au bleu le plus tendre ; depuis le rose vif jusqu’au rose pâle ;
                        depuis le violet jusqu’au lilas clair : cette distribution donne du vaste
                        &amp; de la netteté aux Figures ; tout se détache &amp; fuit dans de justes
                        proportions ; tout enfin a du relief &amp; se découpe agréablement de dessus
                        les fonds.</p>
                    <p><pb n="107"/>Si dans une décoration représentant une entrée de l’Enfer, le
                        Maître de Ballets veut que la levée du rideau laisse voir &amp; ce lieu
                        terrible &amp; les tourments des <hi rend="i">Danaïdes</hi>, des <hi
                            rend="i">Ixion</hi>, des <hi rend="i">Tentale</hi>, des <hi rend="i"
                            >Sysyphe</hi>, &amp; les différents emplois des Divinités infernales ;
                        s’il veut enfin offrir au premier coup d’œil un Tableau mouvant &amp;
                        effrayant des supplices des Enfers, comment réussira-t-il dans cette
                        composition momentanée, s’il n’a l’Art de savoir distribuer les objets &amp;
                        de les ranger dans la place que chacun d’eux doit occuper ; s’il n’a le
                        talent de saisir l’idée premiere du Peintre, &amp; de subordonner toutes les
                        siennes au fonds que celui-ci lui a préparé ? Ce sont des rochers obscurs
                        &amp; lumineux, des parties éteintes, &amp; des parties brillantes de feu ;
                        c’est une horreur bien entendue, <pb n="108"/>qui doit régner dans le
                        Tableau ; tour doit être affreux, tout enfin doit afficher le lieu de la
                        Scene, &amp; annoncer les tourments &amp; les douleurs de ceux qui la
                        remplissent. Les habitants des Enfers, tels qu’on les représente au Théatre,
                        sont vêtus de toutes les couleurs qui composent les flammes ; tantôt le fond
                        de leur habit est noir, tantôt il est ponceau, ou couleur de feu ; ils
                        empruntent enfin toutes les teintes qui sont employées dans la décoration.
                        L’attention que doit avoir le Maître de Ballets, c’est de placer sur les
                        parties obscures de la décoration les habits les plus clairs &amp; les plus
                        brillants, &amp; de distribuer sur toutes les masses de <hi rend="i"
                            >clair</hi> les habits les plus sombres &amp; les moins éclatants ; de
                        ce bon arrangement naîtra l’harmonie ; la décoration <pb n="109"/>servira,
                        si j’ose m’exprimer ainsi, de <hi rend="i">repoussoir</hi> au Ballet ;
                        celui-ci à son tour augmentera le charme de la Peinture, &amp; lui prêtera
                        toutes les forces capables de séduire, d’émouvoir &amp; de faire illusion au
                        Spectateur.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-07">
                    <head><hi rend="i">LETTRE VII.</hi></head>
                    <p>Que dites-vous, Monsieur, de tous les titres dont on décore tous les jours
                        ces mauvais divertissements destinés en quelque façon à l’ennui, &amp; que
                        suivent toujours le froid &amp; la mélancolie ; on les nomme tous Ballets
                        Pantomimes, quoique dans le fond, ils ne disent rien. La plupart des
                        Danseurs <pb n="110"/>ou des Compositeurs devroient adopter l’usage que les
                        Peintres suivoient dans les siecles d’ignorance ; ils substituoient à la
                        place du masque des rouleaux de papier qui sortoient de la bouche des
                        personnages, &amp; sur ces rouleaux l’action, l’expression &amp; la
                        situation que chacun d’eux devoit rendre étoient écrites. Cette précaution
                        utile qui mettoit le Spectateur au fait de l’idée &amp; de l’exécution
                        imparfaite du Peintre, l’instruiroit aujourd’hui de la signification des
                        mouvements méchaniques &amp; indéterminés de nos Pantomimes. Le dialogue
                        spirituel des pas de deux ; les réflexions agréables des entrées seuls,
                        &amp; les conversations raisonnées des Figurants &amp; des Figurantes de nos
                        jours seroient bientôt expliqués. Un bouquet, un rateau, une cage, une
                        vielle, ou une <pb n="111"/>guittare ; voilà à peu près ce qui fournit
                        l’intrigue de nos superbes Ballets ; voilà les sujets grands &amp; vastes
                        qui naissent des efforts de l’imagination de nos Compositeurs. Avouez,
                        Monsieur, qu’il faut avoir un talent bien éminent &amp; bien supérieur pour
                        les traiter avec quelque distinction. Un petit pas tricoté mal adroitement
                        sur le coup de pied, sert d’exposition, de nœud &amp; de dénouement à ces
                        chefs-d’œuvres ; cela veut dire, voulez-vous danser avec moi ? &amp; l’on
                        danse ; ce sont là les drames ingénieux dont on nous repaît ; c’est ce qu’on
                        nomme des Ballets d’invention, de la Danse Pantomime ; mais laissons-en
                        ramper paisiblement les Auteurs ; les ailes sont des ornements étrangers
                        &amp; des instruments inutiles pour quiconque ne peut devoir son <pb n="112"
                        />éclat à lui-même, &amp; se voit forcé comme les vers luisants à
                        l’emprunter des ténebres &amp; de l’obscurité.</p>
                    <p><hi rend="i">Fossan</hi>, le plus agréable &amp; le plus spirituel de tous
                        les Danseurs comiques, a fait tourner la tête aux éleves de <hi rend="i"
                            >Terpsichore</hi> ; tous ont voulu le copier, même sans l’avoir vu. On a
                        sacrifié le beau genre au trivial ; on a secoué le joug des principes ; on a
                        dédaigné &amp; rejetté toutes les regles ; on s’est livré à des sauts, à des
                        tours de force ; on a cessé de danser, &amp; l’on s’est cru Pantomime, comme
                        si l’on pouvoit être déclaré tel, lorsqu’on manque totalement par
                        l’expression ; lorsqu’on ne peint rien ; lorsque la Danse est totalement
                        défigurée par des <hi rend="i">charges</hi> grossieres ; lorsqu’elle se
                        borne à des contorsions hideuses ; lorsque le masque <pb n="113"/>grimace à
                        contre-sens, enfin lorsque l’action qui devoit être accompagnée &amp;
                        soutenue par la grace est une suite d’efforts répétés, d’autant plus
                        désagréables pour le Spectateur qu’il souffre lui-même du travail pénible
                        &amp; forcé de l’exécutant. Tel est cependant, Monsieur, le genre dont le
                        Théatre est en possession ; &amp; il faut convenir que nous sommes riches en
                        sujets de cette espece. Cette fureur d’imiter ce qui n’est pas imitable,
                        fait &amp; fera la perte d’un nombre infini de Danseurs &amp; de Maîtres de
                        Ballets. La parfaite imitation, demande que l’on ait en soi le même goût,
                        les mêmes dispositions, la même conformation, la même intelligence, &amp;
                        les mêmes organes de l’original que l’on se propose d’imiter ; or comme il
                        est rare de trouver deux <pb n="114"/>êtres également ressemblants en tout,
                        il est aussi rare de trouver deux hommes dont les talents, le genre &amp; la
                        maniere soient exactement semblables. Le mêlange que les Danseurs ont fait
                        de la cabriole avec la belle Danse a altéré son caractere &amp; dégradé sa
                        noblesse ; c’est un alliage qui diminue sa valeur &amp; qui s’oppose, ainsi
                        que je le prouverai dans la suite, à l’expression vive &amp; à l’action
                        animée qu’elle pourroit avoir, si elle se dégageoit de toutes les inutilités
                        qu’elle met au nombre de ses perfections. Ce n’est pas d’aujourd’hui que
                        l’on donne le titre de Ballet à des Danses figurées que l’on ne devroit
                        appeller que du nom de divertissement ; on prodigua jadis ce titre à toutes
                        les fêtes éclatantes qui se donnerent dans les différentes Cours de <pb
                            n="115"/>l’Europe. L’examen que j’ai fait de toutes ces fêtes me
                        persuade que l’on a eu tort de le leur accorder. Je n’y ai jamais vu la
                        Danse en action ; les grands récits étoient mis en usage au défaut de
                        l’expression des Danseurs, pour avertir le Spectateur de ce qu’on alloit
                        représenter ; preuve très-claire &amp; très-convaincante de leur ignorance,
                        ainsi que du silence &amp; de l’inefficacité de leurs mouvements. Dès le
                        troisieme siecle on commençoit à s’appercevoir de la monotonie de cet Art,
                        &amp; de la négligence des Artistes ; St. Augustin lui-même, en parlant des
                        Ballets, dit qu’on étoit obligé de placer sur le bord de la Scene un homme
                        qui expliquoit à haute voix l’action qu’on alloit peindre. Sous le regne de
                        Louis XIV, les récits, les dialogues &amp; les monologues ne servoient-ils
                            <pb n="116"/>pas également d’interpretes à la Danse ? Elle ne faisoit
                        que bégayer. Ses sons foibles &amp; inarticulés avoient besoin d’être
                        soutenus par la Musique &amp; d’être expliqués par la Poésie, ce qui
                        équivaut sans doute à l’espece de Héros d’Armes du Théatre, au Crieur public
                        dont je viens de vous parler. Il est en vérité bien étonnant, Monsieur, que
                        l’époque glorieuse du triomphe des beaux Arts, de l’émulation &amp; des
                        progrès des Artistes, n’ait point été celle d’une révolution dans la Danse
                        &amp; dans les Ballets ; &amp; que nos Maîtres, non moins encouragés &amp;
                        non moins excités alors par les succès qu’ils pouvoient se promettre dans un
                        siecle où tout sembloit élever &amp; seconder le génie, soient demeurés dans
                        la langueur &amp; dans une honteuse médiocrité. Vous savez que le <pb
                            n="117"/>langage de la Peinture, de la Poésie &amp; de la Sculpture,
                        étoit déjà celui de l’éloquence &amp; de l’énergie. La Musique,
                        quoiqu’encore au berceau, commençoit à s’exprimer avec noblesse ; cependant
                        la Danse étoit sans vie, sans caractere &amp; sans action. Si le Ballet est
                        le frere aîné des autres Arts, ce n’est qu’autant qu’il en réunira les
                        perfections ; mais on ne sauroit lui déférer ce titre glorieux dans l’état
                        pitoyable où il se trouve, &amp; convenez avec moi, Monsieur, que ce frere
                        aîné fait pour plaire, est un sujet déplorable, sans goût, sans esprit, sans
                        imagination, &amp; qui mérite à tous égards l’indifférence &amp; le mépris
                        de ses sœurs.</p>
                    <p>Nous connoissons parfaitement le nom des hommes illustres qui se sont
                        distingués alors, nous n’ignorons pas même ceux des Sauteurs, qui brilloient
                            <pb n="118"/>par leur souplesse &amp; leur agilité, &amp; nous n’avons
                        qu’une idée très-imparfaite du nom de ceux qui composoient les Ballets ;
                        quelle sera donc celle que nous nous formerons de leurs talents ? Je
                        considere toutes les productions de ce genre dans les différentes Cours de
                        l’Europe, comme des ombres incomplettes de ce qu’elles sont aujourd’hui
                        &amp; de ce qu’elles pourront être un jour ; j’imagine que c’est à tort que
                        l’on a donné ce nom à des Spectacles somptueux, à des Fêtes éclatantes qui
                        réunissoient tout à la fois la magnificence des décorations, le merveilleux
                        des machines, la richesse des vêtements, la pompe du <hi rend="i"
                            >costume</hi>, les charmes de la Poésie, de la Musique &amp; de la
                        Déclamation, le séduisant des voix, le brillant de l’artifice &amp; de
                        l’illumination, <pb n="119"/>l’agrément de la Danse &amp; des Ballets,
                        l’amusement des Sauts périlleux &amp; des tours de force : toutes ces
                        parties détachées forment autant de Spectacles différents ; ces mêmes
                        parties réunies en composent un digne des plus grands Rois. Ces Fêtes
                        étoient d’autant plus agréables qu’elles étoient diversifiées ; que chaque
                        Spectateur pouvoit y savourer ce qui étoit relatif à son goût &amp; à son
                        génie ; mais je ne vois pas dans tout cela ce que je dois trouver dans le
                        Ballet. Dégagé des préjuges de mon état, &amp; de tout enthousiasme, je
                        considere ce Spectacle compliqué comme celui de la variété &amp; de la
                        magnificence, ou comme la réunion intime des Arts aimables ; ils y tiennent
                        tous un rang égal ; ils ont dans les Programmes les mêmes prétentions ; je
                        ne <pb n="120"/>conçois pas néanmoins comment la Danse peut donner un titre
                        à ces divertissements, puisqu’elle n’y est point en action, qu’elle n’y dit
                        rien, &amp; qu’elle n’a nulle transcendance sur les autres Arts qui
                        concourent unanimement &amp; de concert aux charmes, à l’élégance &amp; au
                        merveilleux de ses représentations.</p>
                    <p>Le Ballet est, suivant <hi rend="i">Plutarque</hi>, une conversation muette,
                        une peinture parlante &amp; animée qui exprime par les mouvements, les
                        figures &amp; les gestes. Ces figures sont sans nombre, dit cet Auteur,
                        parce qu’il y a une infinité de choses que le Ballet peut exprimer. <hi
                            rend="i">Phrynicus</hi>, l’un des plus anciens Auteurs tragiques, dit
                        que le Ballet lui fournissoit autant de traits &amp; de figures différentes
                        que la Mer a de flots aux grandes marées d’hiver.</p>
                    <p><pb n="121"/>Conséquemment un Ballet bien fait peut se passer aisément du
                        secours des paroles ; j’ai même remarqué qu’elles refroidissoient l’action,
                        qu’elles affoiblissoient l’intérêt. Je ne fais aucun cas d’un sujet
                        Pantomime qui pour se faire entendre, a recours au récit ou au dialogue.
                        Tout Ballet qui dénué d’intrigue, d’action vive &amp; d’intérêt, ne me
                        déploie que les beautés méchaniques de l’Art, &amp; qui décoré d’un titre ne
                        m’offre rien d’intelligible, ressemble à ces Portraits &amp; à ces Tableaux
                        que les premiers Peintres firent, au bas desquels ils étoient obligés
                        d’écrire le nom des personnages qu’ils avoient voulu peindre, &amp; l’action
                        qu’ils devoient représenter ; tant l’imitation étoit imparfaite, le
                        sentiment foiblement exprimé, la passion mal rendue, <pb n="122"/>le dessein
                        peu correct, &amp; le coloris peu vraisemblable. Lorsque les Danseurs animés
                        par le sentiment, se transformeront sous mille formes différentes avec les
                        traits variés des passions ; lorsqu’ils seront des prothées, &amp; que leur
                        physionomie &amp; leurs regards traceront tous les mouvements de leur ame ;
                        lorsque leurs bras sortiront de ce chemin étroit que l’école leur a
                        prescrit ; &amp; que parcourant avec autant de grace que de vérité un espace
                        plus considérable, ils décriront par des positions justes les mouvements
                        successifs des passions ; lorsqu’enfin ils associeront l’esprit &amp; le
                        génie à leur Art ; ils se distingueront ; les récits dès-lors deviendront
                        inutiles ; tout parlera, chaque mouvement dictera une phrase ; chaque
                        attitude peindra une situation ; chaque geste dévoilera <pb n="123"/>une
                        pensée ; chaque regard annoncera un nouveau sentiment ; tout sera séduisant
                        parce que tout sera vrai, &amp; que l’imitation sera prise dans la
                        nature.</p>
                    <p>Si je refuse le titre de Ballet à toutes ces Fêtes ; si la plupart des Danses
                        de l’Opéra, quelques agréables qu’elles me paroissent, ne se présentent pas
                        à mes yeux avec les traits distingués du Ballet, c’est moins la faute du
                        célebre Maître qui les compose, que celle des Poëtes.</p>
                    <p>Le Ballet, dans quelque genre qu’il soit, doit avoir, suivant <hi rend="i"
                            >Aristote</hi>, ainsi que la Poésie deux parties différentes qu’il nomme
                            <hi rend="i">partie de qualité</hi> &amp; <hi rend="i">partie de
                            quantité</hi>. Il n’y a rien de sensible qui n’ait sa matiere, sa forme
                        &amp; sa figure ; conséquemment le Ballet cesse d’exister s’il ne renferme
                        ces parties essentielles <pb n="124"/>qui caractérisent, &amp; qui désignent
                        tous les êtres tant animés qu’inanimés. Sa matiere est le sujet que l’on
                        veut représenter ; sa forme est le tour ingénieux qu’on lui donne ; &amp; sa
                        figure se prend des différentes parties qui le composent : la forme
                        constitue donc les <hi rend="i">parties de qualité</hi>, &amp; l’étendue,
                        celles de <hi rend="i">quantité</hi> ; voilà, comme vous voyez, les Ballets
                        subordonnés en quelque sorte aux regles de la Poésie ; cependant ils
                        différent des Tragédies &amp; des Comédies en ce qu’ils ne sont point
                        assujettis à l’unité de lieu, à l’unité de temps &amp; à l’unité d’action ;
                        mais ils exigent absolument une unité de dessein, afin que toutes les Scenes
                        se rapprochent &amp; aboutissent au même but. Le Ballet est donc le frere du
                        Poëme ; il ne peut souffrir la contrainte des regles étroites <pb n="125"
                        />du Drame ; ces entraves que le génie s’impose, qui retrecissent l’esprit,
                        qui resserrent l’imagination, anéantiroient totalement la composition du
                        Ballet, &amp; le priveroient de cette variété qui en est le charme.</p>
                    <p>Il seroit avantageux, Monsieur, aux Auteurs de secouer le joug &amp; de
                        quitter la gêne, si toutefois ils avoient la sagesse de ne pas abuser de la
                        liberté, &amp; d’éviter les pieges qu’elle tend à l’imagination ; pieges
                        dangereux dont les Poëtes Anglois les plus célebres n’ont pas eu la force de
                        se garantir. Cette difference du poëme au Drame ne conclut rien contre ce
                        que je vous ai dit dans mes autres Lettres ; puisque ces deux genres de
                        Poésie doivent également avoir une exposition, un nœud &amp; un
                        dénouement.</p>
                    <p><pb n="126"/>En rapprochant toutes mes idées ; en réunissant ce que les
                        Anciens ont dit des Ballets ; en ouvrant les yeux sur mon Art ; en examinant
                        ses difficultés ; en considérant ce qu’il fut jadis, ce qu’il est
                        aujourd’hui &amp; ce qu’il peut être si l’esprit vient à son aide, je ne
                        puis m’aveugler au point de convenir que la Danse sans action, sans regle,
                        sans esprit &amp; sans intérêt, forme un Ballet ou un Poëme en Danse. Dire
                        qu’il n’y a point de Ballets à l’Opéra, seroit une fausseté. L’Acte des
                        Fleurs ; l’Acte d’<hi rend="i">Eglé</hi> dans <hi rend="i">les Talents
                            Lyriques</hi> ; le Prologue des Fêtes Grecques &amp; Romaines ; l’Acte
                        Turc de l’<hi rend="i">Europe galante</hi> ; un Acte entr’autres de <hi
                            rend="i">Castor &amp; Pollux</hi>, &amp; quantité d’autres, où la danse
                        est, ou peut être mise en action avec facilité &amp; sans effort de génie de
                        la part du <pb n="127"/>Compositeur, m’offrent véritablement des Ballets
                        agréables &amp; très-intéressants ; mais les Danses figurées qui ne disent
                        rien ; qui ne présentent aucun sujet ; qui ne portent aucun caractere ; qui
                        ne me tracent point une intrigue suivie &amp; raisonnée ; qui ne font point
                        partie du Drame &amp; qui tombent, pour ainsi parler, des nues, ne sont à
                        mon sens, comme je l’ai déjà dit, que de simples divertissements de Danse,
                        &amp; qui ne me déploient que les mouvements compassés des difficultés
                        méchaniques de l’Art. Tout cela n’est que de la matiere, c’est de l’or pur,
                        si vous voulez, mais dont la valeur sera toujours bornée, si l’esprit ne le
                        met pas en œuvre &amp; ne lui prête mille formes nouvelles. La main habile
                        d’un Artiste célebre peut attacher un prix inestimable <pb n="128"/>aux
                        choses les plus viles, &amp; donner d’un trait hardi à l’argile la moins
                        précieuse le sceau de l’immortalité.</p>
                    <p>Concluons, Monsieur, qu’il est véritablement peu de Ballets raisonnés ; que
                        la Danse est une belle statue agréablement dessinée ; qu’elle brille
                        également par les contours, les positions gracieuses, la noblesse de ses
                        attitudes ; mais qu’il lui manque une ame. Les connoisseurs la regardent
                        avec les mêmes yeux que <hi rend="i">Pigmalion</hi> lorsqu’il contemploit
                        son Ouvrage ; ils font les mêmes vœux que lui, &amp; ils desirent ardemment
                        que le sentiment l’anime, que le génie l’éclaire, &amp; que l’esprit lui
                        enseigne à s’exprimer.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-08">
                    <pb n="129"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE VIII.</hi></head>
                    <p>Les Maîtres de Ballets chargés, Monsieur, de la composition des Ballets de
                        l’Opéra, auroient besoin, à mon gré, du génie le plus vaste &amp; le plus
                        poétique. Corriger les Auteurs ; lier la Danse à l’action ; imaginer des
                        Scenes analogues aux Drames ; les coudre adroitement aux sujets ; créer ce
                        qui est échappé au génie des Poëtes ; remplir enfin les vuides &amp; les
                        lacunes qui dégradent leurs productions ; voilà l’ouvrage du Compositeur ;
                        voilà ce qui doit fixer son attention, ce qui peut le tirer de la foule,
                        &amp; le distinguer de ces Maîtres, qui croient être au-dessus de leur état,
                        lorsqu’ils ont arrangé des <pb n="130"/>pas, &amp; ont formé des Figures
                        dont le dessein se borne à des ronds, des quarrés, des lignes droites, des
                        moulinets &amp; des chaînes.</p>
                    <p>L’Opéra n’est fait que pour les yeux &amp; les oreilles ; il est moins le
                        Spectacle du cœur &amp; de la raison, que celui de la variété &amp; de
                        l’amusement. On pourroit cependant lui donner une forme &amp; un caractere
                        plus intéressant : mais cette matiere étant étrangere à mon Art &amp; au
                        sujet que je traite, je l’abandonne aux Auteurs ingénieux qui peuvent
                        remédier à la monotonie de la Féerie, &amp; à l’ennui que le merveilleux
                        traîne après lui. Je dirai simplement que la Danse dans ce Spectacle devroit
                        être placée dans un jour plus avantageux ; j’avancerai même que l’Opéra est
                        son élément, que c’est là que l’Art <pb n="131"/>devroit prendre de
                        nouvelles forces, &amp; paroître avec le plus d’avantage ; mais par un
                        malheur qui naît de l’entêtement des Poëtes ou de leur maladresse, la Danse
                        à ce Spectacle ne tient à rien &amp; ne dit rien ; elle est dans mille
                        circonstances si peu analogue au sujet, &amp; si indépendante du Drame, que
                        l’on pourroit la supprimer sans affoiblir l’intérêt, sans interrompre la
                        marche des Scenes, &amp; sans en refroidir l’action. La plupart des Poëtes
                        modernes se servent des Ballets, comme d’un ornement de fantaisie qui ne
                        peut ni soutenir l’ouvrage ni lui prêter de la valeur ; ils regardent, pour
                        ainsi dire, les divertissements qui terminent les Actes, comme autant de
                        panneaux agréablement dessinés &amp; artistement peints qu’ils emploient
                        indifféremment <pb n="132"/>pour la division de leur Tableau : quelle
                        erreur ! ou pour trancher le mot, quelle ignorance ! Un Drame n’est autre
                        chose qu’un grand Tableau qui doit en offrir successivement &amp; avec
                        rapidité une multitude ; or n’est-il pas extravagant de le diviser par
                        lambeaux, d’en interrompre la suite, d’en suspendre l’intrigue, &amp; d’en
                        détruire l’ensemble &amp; l’harmonie ? Ces accessoires &amp; ces épisodes
                        étrangers à l’action nuisent à l’ouvrage ; ces objets contraires &amp;
                        toujours désunis ; ce cahos de choses mal cousues partagent l’attention
                        &amp; fatiguent bien plus l’imagination qu’ils ne la satisfont : dès-lors le
                        plan de l’Auteur disparoît, le fil échappe, la trame se brise, l’action
                        s’évanouit, l’intérêt diminue &amp; le plaisir s’enfuit. Tant que les
                        Ballets de l’Opéra ne seront pas unis étroitement <pb n="133"/>au Drame,
                        &amp; qu’ils ne concourront pas à son exposition, à son nœud &amp; à son
                        dénouement, ils seront froids &amp; désagréables. Chaque Ballet devroit, à
                        mon sens offrir une Scene qui enchaînât &amp; qui liât intimement le premier
                        Acte avec le second, le second avec le troisieme, &amp;c. Ces Scenes
                        absolument nécessaires à la marche du Drame seroient vives &amp; animées ;
                        les Danseurs seroient forcés d’abandonner leur allure, &amp; de prendre une
                        ame pour les rendre avec vérité &amp; avec précision ; ils seroient
                        contraints d’oublier en quelque sorte leurs pieds &amp; leurs jambes, pour
                        penser à leur physionomie &amp; à leurs gestes ; chaque Ballet seroit un
                        Poëme qui termineroit l’Acte heureusement : ces Poëmes puisés du fonds même
                        du Drame <pb n="134"/>seroient écrits par le Poëte ; le Musicien seroit
                        chargé de les traduire avec fidélité, &amp; les Danseurs de les réciter par
                        le geste, &amp; de les expliquer avec énergie. Par ce moyen, plus de vuide,
                        plus d’inutilité, plus de longueur &amp; plus de froid dans la Danse de
                        l’Opéra ; tout seroit saillant &amp; animé ; tout marcheroit au but &amp; de
                        concert ; tout séduiroit parce que tout seroit spirituel &amp; paroîtroit
                        dans un jour plus avantageux ; tout enfin feroit illusion &amp; deviendroit
                        intéressant, parce que tout seroit d’accord, &amp; que chaque partie tenant
                        la place qu’elle doit occuper naturellement, s’entr’aideroit &amp; se
                        prêteroit réciproquement des forces.</p>
                    <p>J’ai toujours regretté, Monsieur, que M. <hi rend="i">Rameau</hi> n’ait pas
                        associé son <pb n="135"/>génie à celui de <hi rend="i">Quinault</hi>. Tous
                        deux créateurs &amp; tous deux inimitables, ils auroient été faits l’un pour
                        l’autre ; mais le préjugé, le langage des connoisseurs <hi rend="i">sans
                            connoissances</hi> ; les petits propos de ces ignorants titrés qui
                        décident avec arrogance de tous les Arts sans en concevoir la moindre idée ;
                        les cris ou les croassements de ces importants subalternes, de ces êtres
                        ambulants qui ne pensent, n’agissent &amp; ne parlent que d’après les gens
                        du bon ton, qui sifflent ou qui applaudissent sans avoir vu, sans avoir
                        écouté ; tous ces demi-savants encore qui ne savent rien, mais qui se font
                        suivre de la multitude ; chenilles venimeuses qui tourmentent les Arts,
                        &amp; qui flétriroient le génie, si en s’attachant à la superficie de ses
                        rameaux elles n’étoient écrasées ; ce Peuple <pb n="136"/>enfin de Partisans
                        &amp; de Protecteurs qui mandient eux-mêmes des protections, qui sont les
                        échos des ridicules &amp; de l’ignorance privilégiée de nos <hi rend="i"
                            >agréables</hi>, qui ne pouvant juger d’après leur goût &amp; leur
                        lumiere renvoient tout à la comparaison &amp; humilient souvent ainsi le
                        grand homme : tout a dégoûté M. <hi rend="i">Rameau</hi>, &amp; lui a fait
                        abandonner les grandes idées qu’il pouvoit avoir. Ajoutez à cela les
                        désagréments que tout Auteur essuie des Directeurs de l’Opéra. On leur
                        paroît criminel si l’on n’est aussi gothique qu’eux : ils traitent de
                        profanes ceux qui n’adoptent point avec bonhommie les vieilles loix de ce
                        Spectacle, &amp; les anciennes rubriques auxquelles ils sont attachés de
                        pere en fils. A peine est-il permis à un Maître de Ballets de faire changer
                            <pb n="137"/>le mouvement d’un air ancien ; on a beau leur dire que nos
                        Prédécesseurs avoient une exécution simple ; que les airs lents s’ajustoient
                        à la tranquillité &amp; au flegme de leur exécution : vains efforts ! Ils
                        connoissent les anciens mouvements, ils savent battre la mesure ; mais ils
                        n’ont que des oreilles, &amp; ne peuvent céder aux représentations que l’Art
                        embelli peut leur faire ; ils regardent tout du but où ils sont restés &amp;
                        ne peuvent pénétrer dans la carriere immense que les talents ont parcourue.
                        La Danse cependant encouragée, applaudie &amp; protégée s’est défait depuis
                        quelque temps des entraves que la Musique vouloit lui donner. Non seulement
                        M. <hi rend="i">Lany</hi> fait exécuter les airs dans le vrai goût, il en
                        ajoute encore de modernes aux vieux Opéra &amp; substitue <pb n="138"/>aux
                        chants simples &amp; monotones de la musique de <hi rend="i">Lully</hi>, des
                        morceaux pleins d’expression &amp; de variété.</p>
                    <p>Les Italiens ont été à cet égard bien plus sages que nous. Moins constants
                        pour leur ancienne Musique mais plus fidelles à <hi rend="i"
                        >Metastasio</hi>, ils l’ont fait &amp; le font mettre encore tous les jours
                        en Musique par tous les Maîtres de Chapelle qui ont des talents. Les Cours
                        d’Allemagne, l’Espagne, le Portugal &amp; l’Angleterre ont conservé pour ce
                        grand Poëte la même vénération ; la Musique varie à l’infini, &amp; les
                        paroles quoique toujours les mêmes ont toujours le prix de la nouveauté ;
                        chaque Maître de Musique donne à ce Poëte une nouvelle expression, une
                        nouvelle grace ; tel sentiment négligé par l’un est embelli par l’autre ;
                        telle pensée affoiblie par <pb n="139"/>celui-ci est rendue avec énergie par
                        celui-là ; tel beau vers énervé par <hi rend="i">Gronne</hi><note
                            place="bottom">Maître de Musique du Roi de Prusse.</note> est peint avec
                        des traits de feu &amp; de génie par <hi rend="i">Hasse</hi>.<note
                            place="bottom">Maître de Chapelle du Roi de Pologne, Electeur de
                            Saxe.</note> L’avantage sans doute eût été certain non seulement pour la
                        Danse, mais encore pour les autres Arts qui concourent aux charmes &amp; à
                        la perfection de l’Opéra, si le célebre <hi rend="i">Rameau</hi> avoit pu,
                        sans offenser les Nestors du siecle &amp; cette foule de gens qui ne voient
                        rien au-dessus de <hi rend="i">Lully</hi>, mettre en Musique les
                        chefs-d’œuvres du Pere &amp; du Créateur de la Poésie lyrique. Cet homme
                        d’un génie vaste &amp; sublime embrassoit toutes les parties à la fois ; ses
                        compositions sont ou peuvent être aisément le triomphe <pb n="140"/>des
                        Arts ; tout est beau, tout est grand, tout est harmonieux ; chaque Artiste
                        peut en entrant dans les vues de cet Auteur produire des chefs-d’œuvres
                        différents. Maîtres de Musique &amp; de Ballets, Chanteurs &amp; Danseurs,
                        Chœurs, Peintres, Décorateurs, Dessinateurs d’habits, Machinistes, tous
                        également peuvent avoir part à sa gloire. Ce n’est pas que la Danse dans
                        tous les Opéra de <hi rend="i">Quinault</hi> soit généralement bien placée
                        &amp; toujours en action ; mais il seroit facile de faire ce que le Poëte a
                        négligé, &amp; de finir ce qui de sa part ne peut être envisagé que comme
                        des ébauches.</p>
                    <p>Dussai-je me faire une multitude d’ennemis sexagenaires, je dirai que la
                        Musique dansante de <hi rend="i">Lully</hi> est froide, langoureuse &amp;
                        sans caractere : elle fut composée à la vérité dans un <pb n="141"/>temps où
                        la Danse étoit tranquille &amp; où les Danseurs ignoroient totalement ce que
                        c’est que l’expression. Tout étoit donc à merveille ; la Musique étoit faite
                        pour la Danse, &amp; la Danse pour la Musique ; mais ce qui se marioit alors
                        ne peut plus s’allier aujourd’hui : les pas sont multipliés ; les mouvements
                        sont rapides &amp; se succédent avec promptitude ; les enchaînements &amp;
                        le mêlange des temps sont sans nombre ; les difficultés, les cabrioles, le
                        brillant, la vîtesse, les repos, les indécisions, les attitudes mâles, les
                        positions variées, tout cela, dis-je, ne peut plus s’ajuster avec cette
                        Musique tranquille &amp; ce chant uniforme qui regne dans la composition des
                        anciens Maîtres. La Danse sur de certains airs de <hi rend="i">Lully</hi>,
                        me fait une impression semblable à celle <pb n="142"/>que j’éprouve dans la
                        Scene des deux Docteurs du <hi rend="i">Mariage Forcé</hi> de <hi rend="i"
                            >Moliere</hi>. Ce contraste d’une volubilité extrême &amp; d’un flegme
                        inébranlable, produit sur moi le même effet. Des contraires aussi choquants,
                        ne peuvent en vérité trouver place sur la Scene ; ils en détruisent le
                        charme &amp; l’harmonie &amp; privent les Tableaux de leur ensemble.</p>
                    <p>La Musique est à la Danse ce que les paroles sont à la Musique ; ce parallele
                        ne signifie autre chose, si ce n’est que la Musique dansante est ou devroit
                        être le Poëme écrit qui fixe &amp; détermine les mouvements &amp; l’action
                        du Danseur ; celui-ci doit donc le réciter &amp; le rendre intelligible par
                        l’énergie &amp; la vérité de ses gestes, par l’expression vive &amp; animée
                        de sa Physionomie ; conséquemment la Danse en action est l’organe <pb
                            n="143"/>qui doit rendre, &amp; qui doit expliquer clairement les idées
                        écrites de la Musique.</p>
                    <p>Rien ne seroit si ridicule qu’un Opéra sans paroles ; jugez-en, je vous prie,
                        par la Scene d’<hi rend="i">Antonin Caracalla</hi> dans la petite Piece de
                            <hi rend="i">la Nouveauté</hi> ; sans le dialogue qui la précede,
                        comprendroit-on quelque chose à l’action des Chanteurs ? eh bien, Monsieur,
                        la Danse sans Musique n’est pas plus expressive que le Chant sans paroles ;
                        c’est une espece de folie, tous ses mouvements sont extravagants, &amp;
                        n’ont aucune signification. Faire des pas hardis &amp; brillants ; parcourir
                        le Théatre avec autant de vîtesse que de légéreté sur un air froid &amp;
                        monotone, voilà ce que j’appelle une Danse sans musique ? C’est à la
                        composition variée &amp; harmonieuse de M. <pb n="144"/><hi rend="i"
                            >Rameau</hi> ; c’est aux traits &amp; aux conversations spirituelles qui
                        régnent dans ses airs, que la Danse doit tous ses progrès. Elle a été
                        réveillée, elle est sortie de la léthargie où elle étoit plongée, dès
                        l’instant que ce créateur d’une Musique savante mais toujours agréable &amp;
                        toujours voluptueuse a paru sur la Scene. Que n’eut-il pas fait si l’usage
                        de se consulter mutuellement eût régné à l’Opéra, si le Poëte &amp; le
                        Maître de Ballets lui avoient communiqué leurs idées, si on avoit eu le soin
                        de lui esquisser l’action de la Danse, les passions qu’elle doit peindre
                        successivement dans un sujet raisonné, &amp; les Tableaux qu’elle doit
                        rendre dans telle ou telle situation ! C’est pour lors que la Musique auroit
                        porté le caractere du Poëme ; qu’elle <pb n="145"/>auroit tracé les idées du
                        Poëte, qu’elle auroit été parlante &amp; expressive, &amp; que le Danseur
                        auroit été forcé d’en saisir les traits, de se varier &amp; de peindre à son
                        tour. Cette harmonie qui auroit régné dans deux Arts si intimes, auroit
                        produit l’effet le plus séducteur &amp; le plus admirable ; mais par un
                        malheureux effet de l’amour propre, les Artistes loin de se connoître &amp;
                        de se consulter s’évitent scrupuleusement. Comment un Spectacle aussi
                        composé que celui de l’Opéra peut-il réussir, si ceux qui sont à la tête des
                        différentes parties qui lui sont essentielles, opérent sans se communiquer
                        leurs idées ?</p>
                    <p>Le Poëte s’imagine que son Art l’éleve au-dessus du Musicien ; celui-ci
                        craindroit de déroger s’il consultoit le Maître de Ballets ; celui-là ne se
                        communique <pb n="146"/>point au Dessinateur ; le Peintre décorateur ne
                        parle qu’aux Peintres en sous-ordre, &amp; le Machiniste enfin souvent
                        méprisé du Peintre, commande souverainement aux manœuvres du Théatre. Pour
                        peu que le Poëte s’humanisât, il donneroit le ton &amp; les choses
                        changeroient de face, mais il n’écoute que sa verve : dédaignant les autres
                        Arts il ne peut en avoir qu’une foible idée ; il ignore l’effet que chacun
                        d’eux peut produire en particulier, &amp; celui qui peut résulter de leur
                        union &amp; de leur harmonie ; le Musicien à son exemple prend les paroles,
                        il les parcourt sans attention, &amp; se livrant à la fertilité de son
                        génie, il compose de la Musique qui ne signifie rien, parce qu’il n’a pas
                        entendu le sens de ce qu’il n’a lu que des yeux, ou qu’il sacrifie <pb
                            n="147"/>au brillant de son Art &amp; au grouppe d’harmonie qui le
                        flatte, l’expression vraie qu’il devroit attacher au récitatif. Fait-il une
                        ouverture ? elle n’est point relative à l’action qui va se passer ;
                        qu’importe après tout ? n’est-il pas sûr de la réussite si elle fait grand
                        bruit ? Les airs de Danse sont toujours ceux qui lui coûtent le moins à
                        composer ; il suit à cet égard les vieux modeles ; ses prédécesseurs sont
                        ses guides ; il ne fait aucun effort pour répandre de la variété dans ces
                        sortes de morceaux &amp; pour leur donner un caractere neuf ; ce chant
                        monotone dont il devroit se défier, qui assoupit la Danse &amp; qui endort
                        le Spectateur, est celui qui le séduit, parce qu’il lui coûte moins de peine
                        à saisir, &amp; que l’imitation servile des airs anciens n’exige ni un <pb
                            n="148"/>goût, ni un talent, ni un génie supérieurs.</p>
                    <p>Le Peintre décorateur, faute de connoître parfaitement le Drame, donne
                        souvent dans l’erreur ; il ne consulte point l’Auteur mais il suit ses
                        idées, qui souvent fausses s’opposent à la vraisemblance qui doit se trouver
                        dans les décorations, à l’effet d’indiquer le lieu de la Scene. Comment
                        peut-il réussir, s’il ignore l’endroit où elle doit se passer ? Ce n’est
                        cependant que d’après les connoissances exactes de l’action &amp; des lieux
                        qu’il devroit agir ; sans cela, plus de vérité, plus de <hi rend="i"
                            >costume</hi>, plus de pittoresque.</p>
                    <p>Chaque Peuple a des loix, des coutumes, des usages, des modes &amp; des
                        cérémonies opposées ; chaque Nation differe dans ses goûts, dans son
                        architecture, <pb n="149"/>dans sa maniere de cultiver les Arts : celui d’un
                        habile Peintre est donc de saisir cette variété ; son pinceau doit être
                        fidelle : s’il n’est de tous les pays, il cesse d’être vrai &amp; n’est plus
                        en droit de plaire.</p>
                    <p>Le Dessinateur pour les habits ne consulte personne ; il sacrifie souvent le
                            <hi rend="i">costume</hi> d’un Peuple ancien à la mode du jour, ou au
                        caprice d’une Danseuse ou d’une Chanteuse en réputation.</p>
                    <p>Le Maître de Ballets n’est instruit de rien ; on le charge d’une partition,
                        il compose des Danses sur la Musique qui lui est présentée ; il distribue
                        les pas particuliers, &amp; l’habillement donne ensuite un nom &amp; un
                        caractere à la Danse.</p>
                    <p>Le Machiniste est chargé du soin de présenter les Tableaux du Peintre dans
                            <pb n="150"/>le point de perspective &amp; dans les différents jours qui
                        leur conviennent ; son premier soin est de ranger les morceaux de
                        décorations avec tant de justesse, qu’ils n’en forment qu’un seul bien
                        entendu &amp; bien d’accord ; son talent consiste à les présenter avec
                        vîtesse, &amp; à les dérober avec promptitude. S’il n’a pas l’Art de
                        distribuer les lumieres à propos, il affoiblit l’ouvrage du Peintre &amp; il
                        renverse l’effet de la décoration. Telle partie du Tableau qui doit être
                        éclairée devient noire &amp; obscure ; telle autre qui demande à être privée
                        de lumiere se trouve claire &amp; brillante. Ce n’est pas la grande quantité
                        de lampions jetés au hazard, ou arrangés symmétriquement qui éclaire bien un
                        Théatre &amp; qui fait valoir la Scene ; le talent consiste à savoir
                        distribuer les <pb n="151"/>lumieres par parties ou par <hi rend="i"
                            >masses</hi> inégales, afin de forcer les endroits qui demandent un
                        grand jour, de ménager ceux qui en exigent peu, &amp; de négliger les
                        parties qui en sont moins susceptibles. Le Peintre étant obligé de mettre
                        des nuances &amp; des dégradations dans ces Tableaux pour que la perspective
                        s’y rencontre, celui qui doit l’éclairer devroit, ce me semble, le
                        consulter, afin d’observer les mêmes nuances &amp; les mêmes dégradations
                        dans les lumieres. Rien ne seroit si mauvais qu’une décoration peinte dans
                        le même <hi rend="i">ton</hi> de couleur &amp; dans les mêmes nuances ; il
                        n’y auroit ni lointain ni perspective ; de même, si les morceaux de Peinture
                        divisés pour former un tout sont éclairés avec la même force, il n’y aura
                        plus d’<hi rend="i">entente</hi>, plus de <hi rend="i">masse</hi>, <pb
                            n="152"/>plus d’opposition, &amp; le Tableau sera sans effet.</p>
                    <p>Permettez-moi, Monsieur, une digression ; quoiqu’étrangere à mon Art, elle
                        pourra peut-être devenir utile à l’Opéra.</p>
                    <p>La Danse avertit en quelque façon le Machiniste de se tenir prêt au
                        changement de décorations ; vous savez en effet que le divertissement
                        terminé, les lieux changent. Comment remplit-on ordinairement l’intervalle
                        des Actes, Intervalle absolument nécessaire à la manœuvre du Théatre, au
                        repos des Acteurs, &amp; au changement d’habits de la Danse &amp; des
                        Chœurs ? Que fait l’Orchestre ? elle détruit les idées que la Scene vient
                        d’imprimer dans mon ame ; elle joue un <hi rend="i">Passepied</hi> ; elle
                        reprend un <hi rend="i">Rigaudon</hi> ou un <hi rend="i">Tambourin</hi> fort
                        gai, lorsque <pb n="153"/>je suis vivement ému &amp; fortement attendri par
                        l’action sérieuse qui vient de se passer ; elle suspend le charme d’un
                        moment délicieux ; elle efface de mon cœur les images qui l’intéressoient ;
                        elle étouffe &amp; amortit le sentiment dans lequel il se plaisoit ; ce
                        n’est pas tout encore, &amp; vous allez voir le comble de l’inintelligence ;
                        cette action touchante n’a été qu’ébauchée ; l’Acte suivant doit la terminer
                        &amp; me porter les derniers coups ; or de cette Musique gaie &amp;
                        triviale, on passe subitement à une <hi rend="i">Ritournelle</hi> triste
                        &amp; lugubre : quel contraste choquant ! S’il permet encore à l’Acteur de
                        me ramener à l’intérêt qu’il m’a fait perdre, ce ne sera qu’à pas lents ;
                        mon cœur flottera long-temps entre la distraction qu’il vient d’éprouver
                        &amp; la douleur à laquelle on <pb n="154"/>tente de le rappeller ; le piege
                        que la fiction me présente une seconde fois me paroît trop grossier ; je
                        cherche à l’éviter &amp; à m’en défendre machinalement &amp; malgré moi,
                        &amp; il faut alors que l’Art fasse des efforts inouis pour m’en imposer,
                        &amp; pour me faire succomber de nouveau. Vous conviendrez que cette vieille
                        méthode, si chere encore à nos Musiciens, blesse toute vraisemblance. Ils ne
                        doivent pas se flatter de triompher de moi au point d’exciter à leur gré
                        &amp; subitement dans mon ame tous ces ébranlements divers ; le premier
                        instant me disposoit à céder à l’impression qui devoit résulter des objets
                        qui m’étoient offerts. Le second détruit totalement ce premier effet, &amp;
                        la nouvelle sensation qu’il produit sur moi est si différente &amp; si
                        distante de celle à <pb n="155"/>laquelle je m’étois d’abord livré, que je
                        ne saurois y revenir sans une peine extrême, sur-tout lorsque mes fibres ont
                        naturellement plus de propension &amp; plus de tendance à se déployer dans
                        le dernier sens où elles viennent d’être mues ; en un mot, Monsieur, cette
                        chûte soudaine, ce brusque passage du pathétique à l’enjoué, du diatonique
                            enharmonique,<note place="bottom">Le Trio des Parques d’<hi rend="i"
                                >Hippolite</hi> &amp; d’<hi rend="i">Aricie</hi> qui n’avoit pu être
                            rendu à l’Opéra tel qu’il est, offre un exemple de ce genre. Nous en
                            avions un du second dans le tremblement de terre fait pour le second
                            Acte des <hi rend="i">Indes Galantes</hi>, que l’Orchestre ne put jamais
                            exécuter en 1735, &amp; dont l’effet avoit été néanmoins surprenant dans
                            l’épreuve ou dans l’essai que des Musiciens habiles &amp; de bonne
                            volonté en avoient fait en présence de M. <hi rend="i">Rameau</hi>. Si
                            ces morceaux n’eussent pas été au-dessus des forces des exécutants,
                            croyez-vous qu’un <hi rend="i">Tambourin</hi> qui les auroit suivi eût
                            été bien placé ? &amp; tout entracte ne seroit-il pas mieux employé par
                            le Musicien, s’il lioit le sujet, s’il tâchoit de conserver l’impression
                            faite, &amp; de préparer le Spectateur à celle à laquelle il veut le
                            conduire.</note> ou du chromatique enharmonique à une <hi rend="i"
                            >Gavotte</hi>, ou à une <pb n="156"/>sorte de <hi rend="i"
                            >Pont-neuf</hi>, ne me semblent pas moins discordant, qu’un air qui
                        commenceroit dans un ton &amp; qui finiroit dans un autre. J’ose croire
                        qu’une pareille disparate blessera toujours ceux que le plaisir de sentir
                        conduit au Spectacle, car elle ne peut n’être pas apperçue que par les
                        Originaux qui n’y vont que par air, &amp; qui tenant une énorme lorgnette à
                        la main, préférent la satisfaction d’étaler leurs ridicules, de voir &amp;
                        d’être vus, à celle de goûter les délices que les Arts réunis par l’esprit,
                        par le génie &amp; par le goût peuvent procurer.</p>
                    <p>Que les Poëtes descendent du sacré <pb n="157"/>Valion ; que les Artistes
                        chargés de différentes parties qui composent l’Opéra agissent de concert,
                        &amp; se prêtent mutuellement des secours, ce Spectacle alors aura le plus
                        grand succès ; les talents réunis réussiront toujours. Il n’y a qu’une basse
                        jalousie, &amp; qu’une mésintelligence indigne des grands hommes, qui
                        puissent flétrir les Arts, avilir ceux qui les professent, &amp; s’opposer à
                        la perfection d’un ouvrage qui exige autant de détails &amp; de beautés
                        différentes que l’Opéra.</p>
                    <p>J’ai toujours regardé ce Spectacle comme un grand Tableau qui doit offrir le
                        merveilleux &amp; le sublime de la Peinture dans tous les genres ; dont la
                        toile doit être esquissée par un homme célebre, &amp; peinte ensuite par des
                        Peintres habiles dans des genres opposés, <pb n="158"/>qui tous animés par
                        l’honneur &amp; la noble ambition de plaire doivent terminer le chef-d’œuvre
                        avec cet accord &amp; cette intelligence qui annoncent &amp; qui
                        caractérisent les vrais talents. L’homme célebre qui a fait choix du sujet,
                        qui en a disposé les parties, qui les a distribuées avec autant de goût que
                        d’Art, &amp; qui a esquissé la toile, voilà le Poëte ; c’est de lui
                        premiérement que dépend le succès, puisque c’est lui qui compose, qui place,
                        qui dessine &amp; qui met à proportion de son génie plus ou moins de
                        beautés, plus ou moins d’actions, &amp; par conséquent plus ou moins
                        d’intérêt dans son Tableau. Les Peintres qui secondent son imagination sont
                        le Maître de Musique, le Maître de Ballets, le Peintre décorateur, le
                        Dessinateur pour le <hi rend="i">Costume</hi> des habits &amp; le <pb
                            n="159"/>Machiniste : tous cinq doivent également concourir à la
                        perfection &amp; à la beauté de l’Ouvrage, en suivant exactement l’idée
                        primitive du Poëte, qui à son tour doit veiller soigneusement sur le tout.
                        L’œil du Maître est un point nécessaire, il doit entrer dans tous les
                        détails. Il n’en est point de petits &amp; de minutieux à l’Opéra ; les
                        choses qui paroissent de la plus foible conséquence choquent, blessent &amp;
                        déplaisent lorsqu’elles ne sont pas rendues avec exactitude &amp; avec
                        précision. Ce Spectacle ne peut donc souffrir de médiocrité, il ne séduit
                        qu’autant qu’il est parfait dans toutes ses parties. Convenez, Monsieur,
                        qu’un Auteur qui abandonne son ouvrage aux soins de cinq personnes qu’il ne
                        voit jamais, qui se connoissent à peine, &amp; qui s’évitent toutes,
                        ressemble assez à <pb n="160"/>ces Peres qui confient l’éducation de leurs
                        fils à des mains étrangeres, &amp; qui par dissipation ou par esprit de
                        grandeur croiroient déroger, s’ils veilloient à leurs progrès. Que
                        résulte-t-il d’un préjugé si faux ? Tel enfant né pour plaire, devient
                        maussade &amp; ennuyeux. Voilà l’image du Poëte dans celui du Pere, &amp;
                        l’exemple du Drame dans celui de l’enfant.</p>
                    <p>Vous me direz peut-être que je fais d’un Poëte un homme universel ? Non,
                        Monsieur, mais un Poëte doit avoir de l’esprit &amp; du goût. Je suis du
                        sentiment d’un Auteur, qui dit, que les grands morceaux de Peinture, de
                        Musique &amp; de Danse qui ne frappent pas à un certain point un ignorant
                        bien organisé sont ou mauvais ou médiocres.</p>
                    <p>Sans être Musicien, un Poëte ne <pb n="161"/>peut-il pas sentir si tel trait
                        de Musique rend sa pensée, si tel autre n’affoiblit pas l’expression ; si
                        celui-ci prête de la force à la passion, &amp; donne des graces &amp; de
                        l’énergie au sentiment ? Sans être Peintre-Décorateur, ne peut-il pas
                        concevoir si telle décoration qui doit représenter une Forêt de l’Affrique,
                        n’emprunte pas la forme de celle de Fontainebleau ? Si telle autre qui doit
                        offrir une rade de l’Amérique, ne ressemble pas à celle de Toulon ? si
                        celle-ci qui doit montrer le Palais de quelque Empereur du Japon, ne se
                        rapproche pas trop de celui de Versailles ? &amp; si la derniere qui doit
                        tracer les jardins de <hi rend="i">Sémiramis</hi>, n’offre pas ceux de
                        Marly ? Sans être Danseur &amp; Maître de Ballets, il peut également
                        s’appercevoir de la confusion qui y régnera, du peu d’expression <pb n="162"
                        />des exécutans ; il peut, dis-je, sentir si son action est rendue avec
                        chaleur ; si les Tableaux en sont assez frappants ; si la Pantomime est
                        vraie, &amp; si le caractere de la Danse répond au caractere du Peuple &amp;
                        de la Nation qu’elle doit représenter. Ne peut-il pas encore sentir les
                        défauts qui se rencontrent dans les vêtements par des négligences ou un faux
                        goût, qui s’éloignant du <hi rend="i">Costume</hi> détruit toute illusion ?
                        A-t-il besoin enfin d’être machiniste pour s’appercevoir que telle machine
                        ne marche point avec promptitude ? Rien de si simple que d’en condamner la
                        lenteur, ou d’en admirer la précision &amp; la vîtesse. Au reste, c’est au
                        Machiniste à remédier à la mauvaise combinaison qui s’oppose à leurs effets,
                        à leur jeu &amp; à leur activité.</p>
                    <p><pb n="163"/>Un Compositeur de Musique devroit savoir la Danse, on du moins
                        connoître les temps &amp; la possibilité des mouvements qui sont propres à
                        chaque genre, à chaque caractere &amp; à chaque passion, pour pouvoir
                        ajuster des traits convenables à toutes les situations que le Danseur peut
                        peindre successivement ; mais loin de s’attacher aux premiers éléments de
                        cet Art &amp; d’en apprendre la théorie, il fuit le Maître de Ballets ; il
                        s’imagine que son Art l’éleve &amp; lui donne le pas sur la Danse. Je ne le
                        lui disputerai point, quoi qu’il n’y ait que la supériorité &amp; non la
                        nature du talent, qui puisse mériter des preséances &amp; des
                        distinctions.</p>
                    <p>La plupart des Compositeurs, suivent, je le répete, les vieilles rubriques de
                        l’Opéra ; ils font des <hi rend="i">Passepieds</hi>, <pb n="164"/>parce que
                        Mademoiselle <hi rend="i">Prévôt</hi> les <hi rend="i">couroit</hi> avec
                        élégance ; des <hi rend="i">Musettes</hi>, parce que Mlle. <hi rend="i"
                            >Sallé</hi> &amp; M. <hi rend="i">Dumoulin</hi> les dansoient avec
                        autant de grace que de volupté ; des <hi rend="i">Tambourins</hi>, parce que
                        c’étoit le genre où Mlle. <hi rend="i">Camargo</hi> excelloit ; des <hi
                            rend="i">Chaconnes</hi>, enfin &amp; des <hi rend="i">Passacailles</hi>,
                        parce que le célebre <hi rend="i">Dupré</hi> s’étoit comme fixé à ces
                        mouvements ; qu’ils s’ajustoient à son goût, à son genre &amp; à la noblesse
                        de sa taille ; mais tous ces excellents Sujets n’y sont plus, ils ont été
                        remplacés &amp; au-delà, dans des parties, &amp; ne le seront peut-être
                        jamais dans les autres. Mlle. <hi rend="i">Lany</hi> a effacé toutes celles
                        qui brilloient par la beauté, la précision &amp; la hardiesse de leur
                        exécution : c’est la premiere Danseuse de l’Univers ; mais on n’a point
                        oublié l’expression <pb n="165"/>naïve de Mlle. <hi rend="i">Sallé</hi> ;
                        ses graces sont toujours présentes, &amp; la minauderie des Danseuses de ce
                        genre n’a pu éclipser cette noblesse &amp; cette simplicité harmonique des
                        mouvements tendres, voluptueux, mais toujours décents de cette aimable
                        Danseuse. Personne n’a encore succédé à M. <hi rend="i">Dumoulin</hi> ; il
                        dansoit les <hi rend="i">Pas de deux</hi> avec une supériorité que l’on aura
                        de la peine à atteindre ; toujours tendre, toujours gracieux, tantôt
                        Papillon, tantôt Zéphyr, un instant inconstant, un autre instant fidelle,
                        toujours animé par un sentiment nouveau, il rendoit avec volupté tous les
                        Tableaux de la tendresse. M. <hi rend="i">Vestris</hi> a remplacé le célebre
                            <hi rend="i">Dupré</hi> ; c’est faire son éloge : mais nous avons M. <hi
                            rend="i">Lany</hi>, dont la supériorité excite l’admiration &amp;
                        l’éleve au-dessus de ceux que je pourrois lui prodiguer. Nous avons <pb
                            n="166"/>des Danseurs &amp; des Danseuses qui mériteroient ici une
                        apologie, si cela ne m’éloignoit trop de mon but. Nous avons enfin des
                        Jambes &amp; une exécution que nos prédécesseurs n’avoient point ; cette
                        raison devroit déterminer, ce me semble, les Musiciens à se varier dans
                        leurs mouvements, &amp; à ne plus travailler pour ceux qui n’existent que
                        dans la mémoire du Public, &amp; dont le genre est presque éteint. La Danse
                        de nos jours est neuve, il est absolument nécessaire que sa Musique le soit
                        à son tour.</p>
                    <p>On se plaint que les Danseurs ont du mouvement sans action, des graces sans
                        expression ; mais ne pourroit-on pas remonter à la source du mal ?
                        Dévoilez-en les causes, vous l’attaquerez avec avantage, &amp; vous
                        emploierez <pb n="167"/>alors les remedes propres à la guérison.</p>
                    <p>J’ai dit que la plupart des Ballets de ce Spectacle étoient froids, quoique
                        bien dessinés &amp; bien exécutés : est-ce uniquement la faute du
                        Compositeur, lui seroit-il possible d’imaginer tous les jours de nouveaux
                        plans, &amp; de mettre la Danse en action à la fin de tous les Actes de
                        l’Opéra ? Non, sans doute, la tâche seroit trop pénible à remplir ; un tel
                        projet d’ailleurs ne peut s’exécuter sans des contradictions infinies, à
                        moins que les Poëtes ne se prêtent à cet arrangement, &amp; ne travaillent
                        de concert avec le Maître de Ballets, sur tous les projets qui auront la
                        Danse pour but.</p>
                    <p>Voyons ce que fait habituellement le Maître de Ballets à ce Spectacle, <pb
                            n="168"/>&amp; examinons l’ouvrage qu’on lui distribue. On lui donne une
                        partie de répétition, il l’ouvre, &amp; il lit ; <hi rend="i"><hi rend="sc"
                                >Prologue</hi>, Passepied pour les Jeux &amp; les Plaisirs ; Gavotte
                            pour les Ris, &amp; Rigaudon pour les Songes agréables. <hi rend="sc">Au
                                premier Acte</hi> ; air marqué pour les Guerriers, second air pour
                            les mêmes ; Musette pour les Prêtresses. <hi rend="sc">Au second
                                Acte</hi>, Loure pour les Peuples, Tambourin &amp; Rigaudon pour les
                            Matelots. <hi rend="sc">Au troisieme Acte</hi>, air marqué pour les
                            Démons ; air vif pour les mêmes. <hi rend="sc">Au quatrieme Acte</hi>,
                            entrée des Grecs &amp; Chaconne, sans compter les Vents, les Tritons,
                            les Naïades, les Heures, les Signes du Zodiaque, les Bacchantes, les
                            Zéphyrs, les Ondains &amp; les Songes funestes</hi>, car cela ne
                        finiroit jamais. Voilà le Maître de Ballets bien instruit ; <pb n="169"/>le
                        voilà chargé de l’exécution d’un plan bien magnifique &amp; bien ingénieux !
                        Qu’exige le Poëte ? que tous les Personnages du Ballet dansent, &amp; on les
                        fait danser : de cet abus naissent les prétentions ridicules ; Monsieur, dit
                        le premier danseur au Maître de Ballets, <quote>« je remplace un tel, &amp;
                            je dois danser tel air. »</quote> Par la même raison, Mlle. une telle se
                        réserve les <hi rend="i">Passepieds</hi> ; l’autre les <hi rend="i"
                            >Musettes</hi> ; celle-ci les <hi rend="i">Tambourins</hi> ; celui-là
                        les <hi rend="i">Loures</hi> ; celui-ci la <hi rend="i">Chaconne</hi> ;
                        &amp; ce droit imaginaire, cette dispute d’emplois &amp; de genres
                        fournissent à chaque Opéra, vingt entrées seuls, qui sont dansées avec des
                        habits d’un goût &amp; d’un genre opposé, mais qui ne différent ni par le
                        caractere, ni par l’esprit, ni par les enchaînements de pas, ni par les
                        attitudes ; cette monotonie <pb n="170"/>prend sa source de l’imitation
                        machinale. M. <hi rend="i">Vestris</hi> est le premier Danseur, il ne danse
                        qu’au dernier Acte ; c’est la regle ; elle est au reste conforme au proverbe
                        qui astreint à conserver les meilleures choses pour les dernieres ; que font
                        les autres Danseurs de ce genre ? Ils estropient l’original, ils le <hi
                            rend="i">chargent</hi> &amp; n’en prennent que les défauts ; car il est
                        plus aisé de saisir les ridicules que d’imiter les perfections : tels les
                        courtisans d’<hi rend="i">Alexandre</hi>, qui ne pouvant lui ressembler par
                        sa valeur &amp; ses vertus héroïques, portoient tous le col de côté, pour
                        imiter le défaut naturel de ce Prince. Voilà donc de froides copies qui
                        multiplient de cent manieres différentes l’original, &amp; qui le défigurent
                        continuellement. Ceux d’un autre genre sont aussi maussades &amp; aussi <pb
                            n="171"/>ridicules : ils veulent saisir la précision, la gaieté &amp; la
                        belle formation des enchaînements de M. <hi rend="i">Lany</hi>, &amp; ils
                        sont détestables. Toutes les femmes veulent danser comme Mlle. <hi rend="i"
                            >Lany</hi>, &amp; toutes les femmes en ce cas ont des prétentions
                        très-ridicules. Enfin, Monsieur, l’Opéra est, si j’ose m’exprimer ainsi, le
                        Spectacle des singes. L’homme s’évite, il craint de se montrer avec ses
                        propres traits, il en emprunte toujours d’étrangers, &amp; il rougiroit de
                        se ressembler ; aussi faut-il acheter le plaisir d’admirer quelques bons
                        Originaux, par l’ennui de voir une multitude de mauvaises copies qui les
                        précedent. Que veulent dire d’ailleurs cette quantité d’entrées seules, qui
                        ne tiennent &amp; ne ressemblent à rien ? Que signifient tous ces corps sans
                        ame, qui se promenent sans <pb n="172"/>graces, qui se déploient sans goût,
                        qui pirouettent sans <hi rend="i">à-plomb</hi>, sans fermeté, &amp; qui se
                        succedent d’Acte en Acte avec le même froid ? Pourrons-nous donner le titre
                        de monologue à ces sortes d’entrées dépourvues d’intérêt &amp;
                        d’expression ? Non, sans doute, car le monologue tient à l’action, il marche
                        de concert avec la Scene, il peint, il retrace, il instruit. Mais comment
                        faire parler une entrée seul, me direz-vous ? Rien de si facile, Monsieur,
                        &amp; je vais vous le trouver clairement.</p>
                    <p>Deux Bergers, par exemple, épris éperduement d’une Bergere, la ressent de se
                        décider &amp; de faire un choix ; <hi rend="i">Thémire</hi>, c’est le nom de
                        la Bergere, hésite, balance, elle n’ôse nommer son vainqueur ; sollicitée
                        vivement, elle cede enfin à l’amour, elle donne la <pb n="173"/>préférence à
                            <hi rend="i">Aristée</hi>, elle fuit dans le bois pour cacher sa
                        défaite ; mais son vainqueur la suit pour jouir de son triomphe. <hi
                            rend="i">Tircis</hi> abandonné, <hi rend="i">Tircis</hi> méprisé, peint
                        son trouble &amp; sa douleur ; bientôt la jalousie &amp; la fureur
                        s’emparent de son cœur : il s’y livre tout entier, &amp; il m’avertit par sa
                        retraite qu’il court à la vengeance, &amp; qu’il veut immoler son rival.
                        Celui-ci paroît un instant après ; tous ses mouvements me tracent l’image du
                        bonheur, ses gestes, ses attitudes, sa physionomie, ses regards, tout me
                        présente le Tableau du sentiment &amp; de la volupté ; <hi rend="i"
                            >Tircis</hi> au désespoir cherche son rival, &amp; il l’apperçoit dans
                        le moment où il exprime la joie la plus délicieuse &amp; la plus pure. Voilà
                        des contrastes simples mais naturels ; le bonheur de l’un <pb n="174"
                        />augmente la peine de l’autre ; <hi rend="i">Tircis</hi> désespéré, n’a
                        d’autre ressource que celle de la vengeance, il attaque <hi rend="i"
                            >Aristée</hi> avec cette fureur &amp; cette impétuosité qu’enfante la
                        jalousie &amp; le dépit de se voir mépriser ; celui-ci se défend, mais soit
                        que l’excès du bonheur énerve le courage, soit que l’amour satisfait soit
                        enfant de la paix, il est prêt à succomber sous les efforts de <hi rend="i"
                            >Tircis</hi> ; ils se servent pour combattre de leurs houlettes ; les
                        fleurs &amp; les guirlandes composées par l’amour &amp; destinées pour la
                        volupté deviennent les trophées de leur vengeance : tout est sacrifié dans
                        cet instant de fureur ; le bouquet même dont <hi rend="i">Thémire</hi> a
                        décoré l’heureux <hi rend="i">Aristée</hi>, ne sauroit échaper à la rage de
                        l’amant outragé. Cependant <hi rend="i">Thémire</hi> paroît ; elle apperçoit
                        son amant enchaîné <pb n="175"/>avec la guirlande dont elle l’avoit orné ;
                        elle le voit terrassé aux pieds de <hi rend="i">Tircis</hi> : quel
                        désordre ! quelle crainte ! Elle frémit du danger de perdre ce qu’elle
                        aime : tout annonce sa frayeur, tout caractérise sa passion. Fait-elle des
                        efforts pour dégager son amant ? C’est l’amour en courroux, c’est l’amour
                        méchant qui les lui fait faire. Furieuse, elle se saisit d’un dard égaré à
                        la chasse, elle s’élance sur <hi rend="i">Tircis</hi>, &amp; l’en frappe de
                        plusieurs coups. A ce Tableau touchant, l’action devient générale, des
                        Bergers &amp; des Bergeres accourent de toutes parts ; <hi rend="i"
                            >Thémire</hi> désespérée d’avoir commis une action si barbare, veut s’en
                        punir &amp; se percer le cœur ; les Bergeres s’opposent à un dessein si
                        cruel ; <hi rend="i">Aristée</hi> partagé entre l’amour &amp; l’amitié, vole
                        vers <hi rend="i">Thémire</hi>, la prie, <pb n="176"/>la presse &amp; la
                        conjure de conserver ses jours : il court à <hi rend="i">Tircis</hi> : il
                        s’empresse à lui donner du secours, il invite les Bergers à en prendre soin.
                            <hi rend="i">Thémire</hi> désarmée, mais accablée de douleur, fait un
                        effort pour s’approcher de <hi rend="i">Tircis</hi> ; elle embrasse ses
                        genoux, &amp; lui donne toutes les marques d’un repentir sincere ; celui-ci
                        toujours tendre, toujours amant passionné semble cherir le coup qui va le
                        priver de la lumiere. Les Bergeres attendries arrachent <hi rend="i"
                            >Thémire</hi> de cet endroit, Théatre de la douleur &amp; de la
                        plainte ; elle tombe évanouie dans leurs bras. Les Bergers de leur côté
                        entraînent <hi rend="i">Tircis</hi> ; il est prêt d’expirer, &amp; il peint
                        encore la douleur qu’il ressent d’être séparé de <hi rend="i">Thémire</hi>,
                        &amp; de ne pouvoir mourir dans ses bras. <hi rend="i">Aristée</hi> ami
                        tendre, mais amant fidelle, exprime <pb n="177"/>son trouble &amp; sa
                        situation de cent manieres différentes ; il éprouve mille combats ; il veut
                        suivre <hi rend="i">Thémire</hi> mais il ne veut pas quitter <hi rend="i"
                            >Tircis</hi> ; il veut consoler l’amante, mais il veut secourir l’ami.
                        Cette agitation est suspendue, cette indécision cruelle cesse : un instant
                        de réflexion fait triompher dans son cœur l’amitié ; il s’arrache enfin de
                            <hi rend="i">Thémire</hi> pour voler à <hi rend="i">Tircis</hi>.</p>
                    <p>Ce plan peut paroître mauvais à la lecture, mais il fera le plus grand effet
                        sur la Scene ; il n’offre pas un instant que le Peintre ne puisse saisir ;
                        les situations &amp; les Tableaux multipliés qu’il présente ont un coloris,
                        une action &amp; un intérêt toujours nouveau ; l’<hi rend="i">Entrée
                            seul</hi> de <hi rend="i">Tircis</hi> &amp; celle d’<hi rend="i"
                            >Aristée</hi> sont pleines de passion ; elles peignent, elles expriment,
                        elles sont de vrais monologues. <pb n="178"/>Les deux <hi rend="i">pas de
                            trois</hi> sont l’image de la Scene dialoguée dans deux genres opposés,
                        &amp; le Ballet en action qui termine ce petit Roman intéressera toujours
                        très-vivement tous ceux qui auront un cœur &amp; des yeux ; si toutefois
                        ceux qui l’exécutent ont une ame &amp; une expression de sentiment aussi
                        vive qu’animée.</p>
                    <p>Vous concevez, Monsieur, que pour peindre une action où les passions sont
                        variées, &amp; où les transitions de ces mêmes passions sont aussi subites
                        que dans le Programme que je viens de vous tracer, il faut de toute
                        nécessité que la Musique abandonne les mouvements &amp; les modulations
                        pauvres qu’elle emploie dans les airs destinés à la Danse. Des sons arrangés
                        machinalement &amp; sans esprit ne peuvent <pb n="179"/>servir le Danseur,
                        ni convenir à une action vive. Il ne s’agit donc point d’assembler
                        simplement des notes suivant les regles de l’Ecole ; la succession
                        harmonique des tons doit dans cette circonstance imiter ceux de la nature,
                        &amp; l’inflexion juste des sons présenter l’image du Dialogue.</p>
                    <p>Je ne blâme point généralement, Monsieur, les <hi rend="i">Entrées seuls</hi>
                        de l’Opéra ; j’en admire les beautés souvent dispersées, mais j’en voudrois
                        moins. Le trop en tout genre devient ennuyeux ; je desirerois encore plus de
                        variété dans l’exécution : car rien n’est si ridicule, que de voir danser
                        les Bergers de <hi rend="i">Tempé</hi>, comme les Divinités de l’<hi
                            rend="i">Olympe</hi>. Les habits &amp; les caracteres étant sans nombre
                        à ce Spectacle, je souhaiterois que la Danse ne fût pas <pb n="180"
                        />toujours la même ; cette uniformité choquante disparoîtroit sans doute, si
                        les Danseurs étudioient le caractere de l’homme qu’ils doivent représenter,
                        s’ils saisissoient ses mœurs, ses usages &amp; ses coutumes ; ce n’est qu’en
                        se substituant à la place du Héros &amp; du Personnage que l’on joue, que
                        l’on peut parvenir à le rendre &amp; à l’imiter parfaitement. Personne ne
                        rend plus de justice que moi aux <hi rend="i">Entrées seuls</hi>, dansées
                        par les premiers Sujets ; ils me déploient toutes les beautés méchaniques
                        des mouvements harmonieux du Corps ; mais desirer &amp; faire des vœux pour
                        que ces mêmes sujets faits pour s’illustrer mêlent quelquefois aux graces du
                        corps les mouvements de l’ame ; ambitionner de les admirer sous une forme
                        plus séduisante, &amp; de n’être pas <pb n="181"/>borné enfin à les
                        contempler uniquement comme de belles machines bien combinées &amp; bien
                        proportionnées, ce n’est pas, je crois, mépriser leur exécution, avilir leur
                        talent &amp; décrier leur genre ; c’est exactement les engager à l’embellir
                        &amp; à le varier d’avantage.</p>
                    <p>Passons au vêtement. La variété &amp; la vérité dans le <hi rend="i"
                            >costume</hi> y sont aussi rares que dans la Musique, dans les Ballets
                        &amp; dans la Danse simple. L’entêtement est égal dans toutes les parties de
                        l’Opéra ; il préside en Souverain à ce Spectacle. Grec, Romain, Berger,
                        Chasseur, Guerrier, Faune, Silvain, Jeux, Plaisirs, Ris, Tritons, Vents,
                        Feux, Songes, grand Prêtre &amp; Sacrificateurs ; tous les habits de ces
                        Personnages sont coupés sur le même patron, &amp; ne différent que par la
                        couleur &amp; les embellissements <pb n="182"/>que la profusion bien plus
                        que le goût jette au hazard. L’Oripeau brille par-tout : le Paysan, le
                        Matelot &amp; le Héros en sont également chargés ; plus un habit est garni
                        de colifichets, de paillettes, de gaze &amp; de réseau, &amp; plus il a de
                        mérite aux yeux de l’Acteur &amp; du Spectateur sans goût. Rien n’est si
                        singulier que de voir à l’Opéra une troupe de Guerriers qui viennent de
                        combattre, de disputer &amp; de remporter la victoire. Traînent-ils après
                        eux l’horreur du carnage ? Leur Physionomie paroît-elle animée ? Leurs
                        regards sont-ils encore terribles ? Leurs cheveux sont-ils épars &amp;
                        dérangés ? non, Monsieur, rien de tout cela ; ils sont parés avec le dernier
                        scrupule, &amp; ils ressemblent plutôt à des hommes efféminés, sortant des
                        mains du Baigneur, qu’à des <pb n="183"/>Guerriers échappés à celles de
                        l’ennemi. Que devient la vérité ? où est la vraisemblance ? d’où naîtra
                        l’illusion ? &amp; comment n’être pas choqué d’une action si fausse &amp; si
                        mal rendue ? Il faut de la décence au Théatre, j’en conviens, mais il faut
                        encore de la vérité &amp; du naturel dans l’action, du nerf &amp; de la
                        vigueur dans les Tableaux, &amp; un désordre bien entendu dans tout ce qui
                        en exige. Je ne voudrois plus de ces <hi rend="i">tonnelets</hi> roides qui
                        dans certaines positions de la Danse placent, pour ainsi dire, la hanche à
                        l’épaule, &amp; qui en éclipsent tous les contours. Je bannirois tout
                        arrangement symmétrique dans les habits ; arrangement froid qui désigne
                        l’Art sans goût &amp; qui n’a nulle grace. J’aimerois mieux des draperies
                        simples &amp; légeres, contrastées par les couleurs, <pb n="184"/>&amp;
                        distribuées de façon à me laisser voir la taille du Danseur. Je les voudrois
                        légeres, sans cependant que l’étoffe fût ménagée ; de beaux <hi rend="i"
                            >plis</hi>, de belles <hi rend="i">Masses</hi>, voilà ce que je
                        demande ; &amp; l’extrémité de ces draperies voltigeant &amp; prenant de
                        nouvelles formes, à mesure que l’exécution deviendroit plus vive &amp; plus
                        animée, tout auroit l’air léger. Un élan, un pas vif, une fuité agiteroient
                        la draperie dans des sens différents : voilà ce qui nous rapprocheroit de la
                        Peinture, &amp; par conséquent de la Nature ; voilà ce qui prêteroit de
                        l’agrément aux attitudes &amp; de l’élégance aux positions ; voilà enfin ce
                        qui donneroit au Danseur cet air leste qu’il ne peut avoir sous le harnois
                        gothique de l’Opéra. Je diminuerois des trois quarts les paniers <pb n="185"
                        />ridicules de nos Danseuses ; ils s’opposent également à la liberté, à la
                        vîtesse &amp; à l’action prompte &amp; animée de la Danse ; ils privent
                        encore la taille de son élégance &amp; des justes proportions qu’elle doit
                        avoir ; ils diminuent l’agrément des bras, ils <hi rend="i">enterrent</hi>,
                        pour ainsi dire les graces, ils contraignent &amp; gênent la Danseuse à un
                        tel point ? que le mouvement de son panier l’affecte &amp; l’occupe
                        quelquefois plus sérieusement que celui de ses bras &amp; de ses jambes.
                        Tout Acteur au Théatre doit être libre : il ne doit pas même recevoir des
                        entraves du Rôle &amp; du Personnage qu’il a à représenter. Si son
                        imagination est partagée, si la mode d’un <hi rend="i">costume</hi> ridicule
                        le gêne au point d’être accablé par son habit, d’en sentir le poids &amp;
                        d’oublier son Rôle, de gémir enfin sous <pb n="186"/>le faix qui l’assomme,
                        &amp; de ne point s’intéresser à l’action qui se passe &amp; qu’il doit
                        rendre avec chaleur ; il doit dès-lors se délivrer d’une mode qui appauvrit
                        l’Art &amp; qui empêche le talent de se montrer. Mlle. <hi rend="i"
                            >Clairon</hi>, Actrice inimitable, faite pour secouer les usages adoptés
                        par l’habitude, a supprimé les paniers, &amp; les a supprimé sans
                        préparation, sans ménagement. Le vrai talent n’est qu’un, il plaît sans Art.
                        Mlle. <hi rend="i">Clairon</hi>, en panier ou sans panier sera toujours une
                        excellente Actrice ; elle seroit la premiere tragique de l’Univers, si la
                        Scene Françoise n’étoit en possession des rares &amp; sublimes talents de
                        Mlle. <hi rend="i">Dumesnil</hi>, Actrice, qui remuera toujours
                        infailliblement les cœurs sensibles aux accents &amp; au cri de la nature.
                        Le caprice n’a point conduit Mlle. <hi rend="i">Clairon</hi>
                        <pb n="187"/>lorsqu’elle s’est dépouillée d’un ornement aussi ridicule
                        qu’embarrassant. C’est moins pour se donner le ton de réformatrice des
                        modes, que parce qu’elle mérite le titre de grande Actrice, qu’elle a quitté
                        les paniers. La raison, l’esprit, le bon sens &amp; la nature l’ont guidée
                        dans cette réforme ; elle a consulté les anciens, &amp; elle s’est imaginée
                        que <hi rend="i">Médée, Electre</hi> &amp; <hi rend="i">Ariane</hi>
                        n’avoient point l’air, le ton, l’allure &amp; l’habillement de nos petites
                        maîtresses ; elle a senti qu’en s’éloignant de nos usages elle se
                        rapprocheroit de ceux de l’antiquité ; que l’imitation des Personnages
                        qu’elle représente seroit plus vraie, plus naturelle ; que son action
                        d’ailleurs étant vive &amp; animée, elle la rendroit avec plus de feu &amp;
                        de vivacité, lorsqu’elle se seroit débarrassée du poids &amp; <pb n="188"
                        />dégagée de la gêne d’un vêtement ridicule ; elle s’est persuadée enfin que
                        le Public ne mesureroit pas ses talents sur l’immensité de son Panier. Il
                        est certain qu’il n’appartient qu’au mérite supérieur d’innover &amp; de
                        changer dans un instant la forme des choses auxquelles l’habitude, bien
                        moins que le goût &amp; la réflexion nous avoient attachés.</p>
                    <p>M. <hi rend="i">Chassé</hi>, Acteur unique qui a trouvé l’Art de mettre de
                        l’intérêt dans des Scenes de glace, &amp; d’exprimer par le geste les
                        pensées les plus froides &amp; les moins frappantes, a secoué pareillement
                        les <hi rend="i">tonnelets</hi> ou ces paniers roides qui ôtoient toute
                        aisance à l’Acteur, &amp; qui en faisoient, pour ainsi dire, une machine mal
                        organisée ; les casques &amp; les habits symmétriques furent aussi proscrits
                        par ce grand <pb n="189"/>homme ; il substitua aux <hi rend="i"
                            >tonnelets</hi> guindés des draperies bien entendues, &amp; aux panaches
                        antiques des plumes distribuées avec goût &amp; élégance. Le simple, le
                        galant &amp; le Pittoresque composoient sa parure.</p>
                    <p>M. <hi rend="i">le Kain</hi> excellent tragique a suivi l’exemple de M. <hi
                            rend="i">Chassé</hi> ; il a plus fait encore ; il est sorti du tombeau
                        de <hi rend="i">Ninus</hi> dans la <hi rend="i">Sémiramis</hi> de M. de <hi
                            rend="i">Voltaire</hi> les manches retroussées, les bras ensanglantés,
                        les cheveux hérissés &amp; les yeux égarés. Cette Peinture forte mais
                        naturelle frappa, intéressa &amp; jetta le trouble &amp; l’horreur dans
                        l’ame du Spectateur. La réflexion &amp; l’esprit de critique succéderent un
                        instant après à l’émotion mais il étoit trop tard ; l’impression étoit
                        faite, le trait étoit lancé, l’Acteur avoit touché le but, &amp; les <pb
                            n="190"/>applaudissements furent la récompense d’une action heureuse,
                        mais hardie, qui sans doute auroit échoué, si un Acteur subalterne &amp;
                        moins accueilli eût tenté de l’entreprendre.</p>
                    <p>M. <hi rend="i">Boquet</hi> chargé depuis quelque temps des desseins &amp; du
                            <hi rend="i">costume</hi> des habits de l’Opéra, remediera facilement
                        aux défauts qui régnent dans cette partie si essentielle à l’illusion, si
                        toutefois on lui laisse la liberté d’agir, &amp; si l’on ne s’oppose point à
                        ses idées qui tendront toujours à porter les choses à leur perfection.</p>
                    <p>Quant aux décorations, Monsieur, je ne vous en parlerai point ; elles ne
                        péchent pas par le goût à l’Opéra, elles pourroient même être belles, parce
                        que les Artistes qui sont employés dans cette partie ont réellement du
                        mérite ; mais la <pb n="191"/>cabale &amp; une économie mal entendue bornent
                        le génie des Peintres, elles étouffent leurs talents. D’ailleurs ce qui
                        paroît en ce genre à l’Opéra ne porte jamais le nom de l’Auteur, sur-tout si
                        les applaudissements se font entendre ; au moyen de cet arrangement, il y a
                        fort peu d’émulation &amp; par conséquent fort peu de décorations qui ne
                        laissent une infinité de choses à desirer.</p>
                    <p>Je finirai cette Lettre par une réflexion qui me paroît bien simple. La Danse
                        à ce Spectacle a trop de caracteres idéaux, trop de personnages chimériques
                        &amp; trop d’êtres de fantaisie à rendre, pour qu’elle puisse les
                        représenter tous avec des traits &amp; des couleurs différentes ; moins de
                        féeries, moins de merveilleux, plus de vérité, plus de naturel, &amp; la
                        Danse paroîtra <pb n="192"/>dans un plus beau jour. Je serois fort
                        embarrassé, par exemple, de rendre l’action d’une Comete ; celle des signes
                        du Zodiaque ; celle des heures, &amp;c. Les Interpretes de <hi rend="i"
                            >Sophocle</hi>, d’<hi rend="i">Euripide</hi> &amp; d’<hi rend="i"
                            >Aristophane</hi>, disent cependant que les Danses des Egyptiens
                        représentoient les mouvements célestes &amp; l’harmonie de l’Univers ; ils
                        dansoient en rond autour des Autels qu’ils regardoient comme le Soleil,
                        &amp; cette Figure qu’ils décrivoient en se tenant par les mains désignoit
                        le Zodiaque ou le cercle des Signes ; mais tout cela n’étoit ainsi que bien
                        d’autres choses que des figures &amp; des mouvements de convention,
                        aux-quels on attachoit une signification invariable. Je crois donc,
                        Monsieur, qu’il nous seroit plus facile de peindre nos semblables ; que
                        l’imitation en <pb n="193"/>seroit plus naturelle &amp; plus séduisante ;
                        Mais c’est aux Poëtes, comme je l’ai dit, à chercher les moyens de faire
                        paroître des hommes sur le Théatre de l’Opéra. Quelle en seroit
                        l’impossibilité ? ce qui s’est fait une fois, peut se répéter mille autres
                        avec succès. Il est sûr que les pleurs d’<hi rend="i">Andromaque</hi>, que
                        l’amour de <hi rend="i">Junie</hi> &amp; de <hi rend="i">Britannicus</hi>,
                        que la tendresse de <hi rend="i">Mérope</hi> pour <hi rend="i">Egiste</hi>,
                        que la soumission d’<hi rend="i">Iphigénie</hi> &amp; l’amour maternel de
                            <hi rend="i">Clytemnestre</hi> toucheront bien davantage que toute notre
                        magie d’Opéra. La <hi rend="i">Barbe-bleue</hi> &amp; le <hi rend="i">petit
                            Pousset</hi> n’attendrissent que les enfants ; les Tableaux de
                        l’humanité sont les seuls qui parlent à l’ame, qui l’affectent, qui
                        l’ébranlent &amp; qui la transportent ; on s’intéresse foiblement aux
                        Divinités fabuleuses, parce qu’on est persuadé que <pb n="194"/>leur
                        puissance &amp; toute l’intelligence qu’elles montrent leurs sont prêtées
                        par le Poëte, on n’est nullement inquiet sur la réussite ; on sait qu’ils
                        viendront à bout de leur dessein, &amp; leur pouvoir diminue en quelque
                        sorte à mesure que notre confiance augmente. Le cœur &amp; l’esprit ne sont
                        jamais la dupe de ce Spectacle ; il est rare, pour ne pas dire impossible,
                        que l’on sorte de l’Opéra avec ce trouble, cette émotion &amp; ce désordre
                        enchanteur que l’on éprouve à une Tragédie ou à une Comédie comme <hi
                            rend="i">Cénie</hi> ; la situation où elles nous jettent, nous suivroit
                        long-temps, si les images gaies de nos petites Pieces ne calmoient notre
                        sensibilité &amp; n’essuyoient nos larmes.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-09">
                    <pb n="195"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE IX.</hi></head>
                    <p>C’est comme vous le savez, Monsieur, sur le visage de l’homme que les
                        passions s’impriment, que les mouvements &amp; les affections de l’ame se
                        déploient &amp; que le calme, l’agitation, le plaisir, la douleur, la
                        crainte &amp; l’espérance se peignent tour-à-tour. Cette expression est cent
                        fois plus animée, plus vive &amp; plus précise que celle qui résulte du
                        discours le plus véhément ? Il faut un temps pour articuler sa pensée, il
                        n’en faut point à la physionomie pour la rendre avec énergie ; c’est un
                        éclair qui part du cœur, qui brille dans les yeux, &amp; qui répandant sa
                        lumiere sur tous les traits annonce le bruit des <pb n="196"/>passions,
                        &amp; laisse voir pour ainsi dire l’ame à nu. Tous nos mouvements sont
                        purement automatiques &amp; ne signifient rien, si la face demeure muette en
                        quelque sorte, &amp; si elle ne les anime &amp; ne les vivifie. La
                        physionomie est donc la partie de nous-mêmes la plus utile à l’expression ;
                        or pourquoi l’éclipser au Théatre par un masque &amp; préférer l’Art
                        grossier à la belle nature ? Comment le Danseur peindra-t-il, si on le prive
                        des couleurs les plus essentielles ? Comment fera-t-il passer dans l’ame du
                        Spectateur les mouvements qui agitent la sienne, s’il s’en ôte lui-même le
                        moyen, &amp; s’il se couvre d’un morceau de carton &amp; d’un visage
                        postiche, triste &amp; uniforme, froid &amp; immobile. Le visage est
                        l’organe de la Scene muette, il est l’interprete fidelle de tous <pb n="197"
                        />les mouvements de la Pantomime : en voilà assez pour bannir les masques de
                        la Danse cet Art de pure imitation, dont l’action doit tendre uniquement à
                        tracer, à séduire &amp; à toucher par la naïveté &amp; la vérité de ses
                        peintures.</p>
                    <p>Je serois fort embarrassé de démêler l’idée d’un Peintre, &amp; de concevoir
                        le sujet qu’il auroit voulu jeter sur la toile, si toutes les têtes de ses
                        Figures étoient uniformes comme le sont celles de l’Opéra, &amp; si les
                        traits &amp; les caracteres n’en étoient pas variés. Je ne pourrois, dis-je,
                        comprendre ce qui engage tel personnage à lever le bras, tel autre à avoir
                        la main à la garde de son sabre ; il me seroit impossible de discerner le
                        sentiment qui fait lever la tête &amp; les bras à celui-ci, &amp; reculer
                            <pb n="198"/>celui-là ; toutes les Figures fussent-elles dessinées dans
                        les regles de l’Art &amp; les proportions de la nature, il me seroit
                        mal-aisé de saisir l’intention de l’Artiste ; je consulterois en vain toutes
                        les physionomies, elles seroient muettes ; leurs traits monotones ne
                        m’instruiroient pas ; leurs regards sans feu, sans passion, sans énergie ne
                        me dicteroient rien ; je ne pourrois me dispenser enfin de regarder ce
                        Tableau comme une copie fort imparfaite de la nature, puisque je n’y
                        rencontrerois pas cette variété qui l’embellit &amp; qui la rend toujours
                        nouvelle.</p>
                    <p>Le Public s’appercevra-t-il plus facilement de l’idée &amp; du dessein d’un
                        Danseur, si sans cesse il lui cache sa physionomie sous un corps étranger ;
                        s’il enfouit l’esprit dans la matiere, &amp; <pb n="199"/>s’il substitue aux
                        traits variés de la nature ceux d’un plâtre mal dessiné &amp; enluminé de la
                        maniere la plus désagréable ? Les passions pourront - elles se montrer &amp;
                        percer le voile que l’Artiste met entre le spectateur &amp; lui ?
                        Parviendra-t-il à répandre sur un seul de ces visages artificiels les
                        caracteres innombrables des passions ? lui sera-t-il possible de changer la
                        forme que le moule aura imprimé à son masque ? car un masque de quelque
                        genre qu’il soit est froid ou plaisant, sérieux ou comique, triste ou
                        grotesque. Le <hi rend="i">Modeleur</hi> ne lui prête qu’un caractere
                        permanent &amp; invariable ; s’il réussit aisément à bien rendre les Figures
                        hideuses &amp; contrefaites, &amp; toutes celles qui sont purement
                        d’imagination, il n’a pas le même succès lorsqu’il abandonne la <hi rend="i"
                            >charge</hi>
                        <pb n="200"/>&amp; qu’il cherche à imiter la belle nature ; cesse-t-il de la
                        faire grimacer ? il devient froid, ses moules sont de glace, ses masques
                        sont sans caractere &amp; sans vie ; il ne peut saisir les finesses des
                        traits &amp; toutes les nuances imperceptibles, qui <hi rend="i"
                            >grouppant</hi>, pour ainsi dire, la physionomie lui prêtent mille
                        formes différentes. Quel est le <hi rend="i">Modeleur</hi> qui puisse
                        entreprendre de rendre les passions dans toutes leurs dégradations ? Cette
                        variété immense qui échappe quelquefois à la Peinture &amp; qui est la
                        pierre de touche du grand Peintre, peut-elle être rendue avec fidélité par
                        un faiseur de masques ? Non, Monsieur, le Magasin de <hi rend="i"
                            >Ducreux</hi> ne fut jamais celui de la nature ; ses masques en offrent
                        la <hi rend="i">charge</hi> &amp; ne lui ressemblent point.</p>
                    <p>Il faudroit pour autoriser l’usage des <pb n="201"/>masques dans la Danse en
                        action, en mettre autant de différentes especes sur sa physionomie que <hi
                            rend="i">Dom Japhet d’Aménie</hi> met de calottes de diverses couleurs
                        sur sa tête, les ôter &amp; les remettre successivement, suivant les
                        circonstances &amp; les mouvements opposés que l’on éprouveroit dans un <hi
                            rend="i">pas de deux</hi>. Mais on est attaché à un usage plus facile,
                        on garde une face empruntée qui ne dit rien, &amp; la Danse qui s’en ressent
                        nécessairement ne parle pas mieux ; elle est totalement inanimée.</p>
                    <p>Ceux qui aiment les masques, qui y sont attachés par ancienneté d’habitude,
                        &amp; qui croiroient que l’Art dégénéreroit si l’on secouoit le joug des
                        vieilles rubriques de l’Opéra, diront pour autoriser leur mauvais goût,
                        qu’il est des caracteres au Théâtre qui exigent <pb n="202"/>des masques ;
                        comme les <hi rend="i">Furies</hi>, les <hi rend="i">Tritons</hi>, les <hi
                            rend="i">Vents</hi>, les <hi rend="i">Faunes</hi>, &amp;c. Cette
                        objection est foible, elle est fondée sur un préjugé moins facile à
                        combattre qu’à détruire. Je prouverai premiérement que les masques dont on
                        se sert pour ces sortes de caracteres sont mal modelés, mal peints &amp;
                        qu’ils n’ont aucune vraisemblance ; secondement, qu’il est aisé de rendre
                        ces personnages avec vérité sans aucun secours étranger. J’appuierai ensuite
                        ce sentiment par des exemples vivants que l’on ne pourra rejetter si l’on
                        est enfant de la nature, si la simplicité séduit, si le vrai semble
                        préférable à cet Art grossier qui détruit l’illusion &amp; qui affoiblit le
                        plaisir du Spectateur.</p>
                    <p>Les caracteres que je viens de vous nommer sont idéaux &amp; purement <pb
                            n="203"/>d’imagination ; ils ont été créés &amp; enfantés par les
                        Poëtes ; les Peintres leur ont donné ensuite une réalité par des traits
                        &amp; des attributs différents qui ont varié à mesure que les Arts se sont
                        perfectionnés, &amp; que le flambeau du goût a éclairé les Artistes. On ne
                        peint plus, ni on ne danse plus les <hi rend="i">Vents</hi> avec des
                        soufflets à la main, des moulins à vent sur la tête &amp; des habits de
                        plumes pour caractériser la légéreté ; on ne peindroit plus le <hi rend="i"
                            >monde</hi>, &amp; on ne le danseroit plus avec une coëffure qui
                        formeroit le Mont-Olympe, avec un habit représentant une carte de
                        Géographie ; on ne garnira plus son vêtement d’inscriptions ; on n’écrira
                        plus en gros caracteres sur le sein &amp; du côté du cœur, <hi rend="i"
                            >Gallia</hi> ; sur le ventre, <hi rend="i">Germania</hi> ; sur une
                        jambe, <hi rend="i">Italia</hi> ; sur le derriere, <pb n="204"/><hi rend="i"
                            >Terra australis incognita</hi> ; sur un bras, <hi rend="i"
                            >Hispania</hi>, &amp;c. On ne caractérisera plus la Musique avec un
                        habit rayé à plusieurs portées &amp; chargé de croches &amp; de triples
                        croches ? on ne la coëffera plus avec les clefs de <hi rend="i"
                            >G-ré-sol</hi>, de <hi rend="i">C-sol ut</hi>, &amp; de <hi rend="i"
                            >F-ut-fa ?</hi> On ne fera plus danser enfin le mensonge avec une jambe
                        de bois, un habit garni de masques, &amp; une lanterne sourde à la main. Ces
                        allégories grossieres ne sont plus de notre siecle ; mais ne pouvant
                        consulter la nature à l’égard de ces êtres chimériques, consultons du moins
                        les Peintres ; ils représentent les <hi rend="i">Vents</hi>, les <hi
                            rend="i">Furies</hi> &amp; les <hi rend="i">Démons</hi> sous des formes
                        humaines ; les <hi rend="i">Faunes</hi> &amp; les <hi rend="i">Tritons</hi>
                        ont la partie supérieure du corps semblable aux hommes, la partie inférieure
                        tient du Bouc &amp; du Poisson.</p>
                    <pb n="205"/>
                    <p>Les masques des <hi rend="i">Tritons</hi> sont verds &amp; argent ; ceux des
                            <hi rend="i">Démons</hi> couleur de feu &amp; argent ; ceux des <hi
                            rend="i">Faunes</hi>, d’un brun noirâtre ; ceux des <hi rend="i"
                            >Vents</hi> sont bouffis &amp; dans l’action de quelqu’un qui fait des
                        efforts pour souffler ; tels sont nos masques : voyons présentement en les
                        comparant avec les chefs-d’œuvres de la Peinture s’ils ont quelque
                        ressemblance ; je vois dans les Tableaux les plus précieux, des <hi rend="i"
                            >Tritons</hi> dont les physionomies ne sont point vertes ; j’apperçois
                        des <hi rend="i">Faunes</hi> &amp; des <hi rend="i">Satyres</hi> d’un teint
                        rougeâtre &amp; bazanné, mais un brun sombre n’est pas répandu également sur
                        tous les traits ; je cherche des physionomies couleur de feu &amp; argent,
                        mais inutilement ; les <hi rend="i">Démons</hi> ont un teint rougeâtre, qui
                        emprunte sa couleur de l’élément qu’ils <pb n="206"/>habitent ; je sens la
                        nature &amp; je la vois par-tout ; elle ne se perd point sous l’épaisseur de
                        la couleur &amp; sous la pesanteur de la grosse brosse ; je distingue la
                        forme de tous les traits ; je les trouve si vous voulez hideux, <hi rend="i"
                            >chargés</hi>, tout me paroît outré ; mais tout me montre l’homme, non
                        comme il est, mais comme il peut être sans choquer la vraisemblance.
                        D’ailleurs la différence de l’homme &amp; de ces êtres engendrés de la
                        fiction &amp; du cerveau des Poëtes n’est-elle pas nécessaire, &amp; les
                        habitants des éléments ne doivent-ils pas différer en quelque chose de
                        l’humanité ? Les masques des <hi rend="i">Vents</hi> sont ceux qui
                        ressemblent le mieux aux Originaux que les Peintres nous ont donné, &amp; si
                        l’on a besoin d’un masque au Théatre, c’est sans doute de celui-là. Deux
                        raisons me le feroient adopter. <pb n="207"/>Premiérement, la difficulté de
                        conserver long-temps cette physionomie boursoufflée ; secondement, le peu
                        d’expression de ce genre. Il ne dit rien, il tourne avec rapidité, il a
                        beaucoup de mouvement &amp; peu d’action ; c’est un tourbillon de pas sans
                        goût &amp; souvent estropiés qui éblouissent sans satisfaire, qui
                        surprennent sans intéresser, ainsi le masque ne dérobe rien. Je trouve,
                        Monsieur, ce genre si froid &amp; si ennuyeux, que je consentirai même que
                        le Danseur en mette plusieurs, s’il imagine pouvoir amuser par ce moyen ceux
                        qui les aiment. Si l’on en excepte <hi rend="i">Borée</hi> dans le Ballet
                        ingénieux des <hi rend="i">fleurs</hi>, je ne connois à l’Opéra que des <hi
                            rend="i">vents</hi> aussi fatigants qu’incommodes.</p>
                    <p>En supprimant les masques, ne seroit-il pas possible de déterminer les <pb
                            n="208"/>Danseurs à s’ajuster d’une maniere plus pittoresque &amp; plus
                        vraie ? Ne pourroient-ils pas suppléer aux dégradations du lointain, &amp;
                        par le secours de quelques teintes légeres &amp; de quelques coups de
                        pinceau distribués avec Art, donner à leurs physionomies le caractere
                        principal qu’elle doit avoir ? On ne peut rejetter cette proposition, sans
                        ignorer ce que la nature peut produire lorsqu’elle est aidée &amp; embellie
                        des charmes de l’Art ; on ne peut, dis-je, me condamner, qu’en ignorant
                        totalement l’effet séduisant qui résulte de cet arrangement &amp; les
                        métamorphoses intéressantes qu’il opére sans éclipser la nature, sans la
                        défigurer, sans affoiblir ses traits, sans la faire grimacer ; un exemple
                        étayera cette vérité, il lui donnera la force de persuader les <pb n="209"
                        />gens de goût, &amp; de convaincre une foule d’ignorants incrédules dont le
                        Théatre est infecté.</p>
                    <p>M. <hi rend="i">Garrick</hi> célebre Comédien Anglois est le modele que je
                        vais proposer. Il n’en est pas de plus beau, de plus parfait &amp; de plus
                        digne d’admiration ; il peut être regardé comme le Prothée de nos jours car
                        il réunir tous les genres, &amp; les rend avec une perfection &amp; une
                        vérité qui lui attirent non seulement les applaudissements &amp; les
                        suffrages de sa Nation, mais qui excitent encore l’admiration &amp; les
                        éloges de tous les étrangers. Il est si naturel, son expression a tant de
                        vérité, ses gestes, sa physionomie &amp; ses regards sont si éloquents &amp;
                        si persuasifs, qu’ils mettent au fait de la Scene ceux mêmes qui n’entendent
                        point l’Anglois ; on le suit sans peine ; il touche dans le <pb n="210"
                        />Pathétique ; il fait éprouver dans le Tragique les mouvements successifs
                        des passions les plus violentes, &amp; si j’ose m’exprimer ainsi, il arrache
                        les entrailles du Spectateur, il déchire son cœur, il perce son ame, &amp;
                        lui fait répandre des larmes de sang. Dans le Comique noble il séduit &amp;
                        il enchante ; dans le genre moins élevé il amuse &amp; divertit, &amp; il
                        s’arrange au Théatre avec tant d’Art, qu’il est souvent méconnu des
                        personnes qui vivent habituellement avec lui. Vous connoissez la quantité
                        immense des caracteres que présente le Théatre Anglois : il les joue tous
                        avec la même supériorité ; il a, pour ainsi dire, un visage différent pour
                        chaque rôle ; il sait distribuer à propos &amp; suivant que les caracteres
                        l’exigent, quelques coups de pinceau sur les endroits où la physionomie doit
                            <pb n="211"/>se <hi rend="i">groupper</hi> &amp; faire Tableau ; l’âge,
                        la situation, le caractere, l’emploi &amp; le rang du Personnage qu’il doit
                        représenter déterminent ses couleurs &amp; ses pinceaux. Ne pensez pas que
                        ce grand Acteur soit bas, trivial &amp; grimacier ; fidelle imitateur de la
                        nature, il en sait faire le plus beau choix, il la montre toujours dans des
                        positions heureuses &amp; dans des jours avantageux ; il conserve la décence
                        que le Théatre exige dans les Rôles même les moins susceptibles de graces
                        &amp; d’agréments ; il n’est jamais au-dessous ni au-dessus du Personnage
                        qu’il fait ; il saisit ce point juste d’imitation que les Comédiens manquent
                        presque toujours ; ce tact heureux qui caractérise le grand Acteur &amp; qui
                        le conduit à la vérité, est un talent rare que M. <hi rend="i">Garrick</hi>
                        possede ; talent <pb n="212"/>d’autant plus estimable, qu’il empêche
                        l’Acteur de s’égarer &amp; de se tromper dans les teintes qu’il doit
                        employer dans ses Tableaux ; car on prend souvent le froid pour la décence,
                        la monotonie pour le raisonnement, l’air guindé pour l’air noble, la
                        minauderie pour les graces, les poumons pour les entrailles, la multiplicité
                        des gestes pour l’action, l’imbécillité pour la naïveté, la volubilité sans
                        nuances pour le feu, &amp; les contorsions de la physionomie pour
                        l’expression vive de l’ame. Ce n’est point tout cela chez M. <hi rend="i"
                            >Garrick</hi> : il étudie ses rôles, &amp; plus encore les passions.
                        Fortement attaché à son état, il se renferme en lui-même, &amp; se dérobe à
                        tout le monde les jours qu’il joue des rôles importants ; son génie l’éleve
                        au rang du Prince qu’il doit représenter ; il en <pb n="213"/>prend les
                        vertus &amp; les foiblesses ; il en saisit le caractere &amp; les goûts ; il
                        se transforme ; ce n’est plus <hi rend="i">Garrick</hi> à qui l’on parle, ce
                        n’est plus <hi rend="i">Garrick</hi> que l’on entend : la métamorphose une
                        fois faite, le Comédien disparoît &amp; le Héros se montre ; il ne reprend
                        sa forme naturelle que lorsqu’il a rempli les devoirs de son état. Vous
                        concevez, Monsieur, qu’il est peu libre ; que son ame est toujours agitée ;
                        que son imagination travaille sans cesse ; qu’il est les trois quarts de sa
                        vie dans un Enthousiasme fatigant qui altere d’autant plus sa santé qu’il se
                        tourmente &amp; qu’il se pénétre d’une situation triste &amp; malheureuse,
                        vingt-quatre heures avant de la peindre &amp; de s’en délivrer. Rien de si
                        gai que lui au contraire les jours où il doit représenter un Poëte, un <pb
                            n="214"/>Artisan, un Homme du Peuple, un Nouvelliste, un petit Maître ;
                        car cette espece regne en Angleterre, sous une autre forme à la vérité que
                        chez nous ; le génie différera, si vous le voulez, mais l’expression du
                        ridicule &amp; de l’impertinence est égale ; dans ces sortes de rôles,
                        dis-je, sa physionomie se déploie avec naïveté ; son ame y est toujours
                        répandue ; ses traits sont autant de rideaux qui se tirent adroitement,
                        &amp; qui laissent voir à chaque instant de nouveaux Tableaux peints par le
                        sentiment &amp; la vérité. On peut sans partialité le regarder comme le <hi
                            rend="i">Roscius</hi> de l’Angleterre, puisqu’il réunit à la diction, au
                        débit, au feu, au naturel, à l’esprit &amp; à la finesse cette Pantomime
                        &amp; cette expression rare de la Scene muette, qui caractérisent le grand
                        Acteur &amp; le parfait <pb n="215"/>Comédien. Je ne dirai plus qu’un mot au
                        sujet de cet Acteur distingué, &amp; qui va désigner la supériorité de ses
                        talents. Je lui ai vu représenter une Tragédie à laquelle il avoit retouché,
                        car il joint au mérite d’exceller dans la Comédie celui d’être le Poëte le
                        plus agréable de sa Nation ; je lui ai vu, dis-je, jouer un tyran, qui
                        effrayé de l’énormité de ses crimes, meurt déchiré de ses remords. Le
                        dernier Acte n’étoit employé qu’aux regrets &amp; à la douleur ; l’humanité
                        triomphoit des meurtres &amp; de la barbarie ; le tyran sensible à sa voix
                        détestoit ses crimes ; ils devenoient par gradations ses Juges &amp; ses
                        Bourreaux ; la mort à chaque instant s’imprimoit sur son visage ; ses yeux
                        s’obcurcissoient ; sa voix se prêtoit à peine aux efforts qu’il faisoit pour
                        articuler sa pensée ; <pb n="216"/>ses gestes, sans perdre de leur
                        expression caractérisoient les approches du dernier instant ; ses jambes se
                        déroboient sous lui ; ses traits s’allongoient ; son teint pâle &amp; livide
                        n’empruntoit sa couleur que de la douleur &amp; du repentir ; il tomboit
                        enfin dans cet instant, ses crimes se retraçoient à son imagination sous des
                        formes horribles. Effrayé des Tableaux hideux que ses forfaits lui
                        présentoient, il luttoit contre la mort ; la nature sembloit faire un
                        dernier effort : cette situation faisoit frémir. Il grattoit la terre, il
                        creusoit en quelque façon son tombeau ; mais le moment approchoit, on voyoit
                        réellement la mort ; tout peignoit l’instant qui ramene à l’égalité ; il
                        expiroit enfin : le hoquet de la mort &amp; les mouvements convulsifs de la
                        Physionomie, des bras <pb n="217"/>&amp; de la poitrine, donnoient le
                        dernier coup à ce Tableau terrible.</p>
                    <p>Voilà ce que j’ai vu, Monsieur, &amp; ce que les Comédiens devroient voir ;
                        voilà l’homme que je cite pour modele ; tant pis pour ceux qui dédaigneront
                        de le suivre. En imitant ce grand homme, il ne seroit pas difficile d’abolir
                        les masques, parce qu’alors les physionomies feroient parlantes &amp;
                        animées, &amp; que l’on posséderoit le talent de les caractériser avec
                        autant d’Esprit &amp; d’Art que M. <hi rend="i">Garrick</hi> lui-même.</p>
                    <p>Plusieurs personnes prétendent que les masques servent à deux usages :
                        premiérement à l’uniformité ; secondement à cacher les tics ou les grimaces
                        produites par les efforts d’un exercice pénible. Il n’est d’abord question
                        que de savoir si cette uniformité est un <pb n="218"/>bien ; pour moi je
                        l’envisage tout différemment ; je trouve qu’elle altere la vérité &amp;
                        qu’elle détruit la vraisemblance. La nature est-elle uniforme dans ses
                        productions ? Quel est le Peuple de la terre à qui elle a donné une exacte
                        ressemblance ? Tout n’est-il pas varié ? tout ce qui existe dans l’Univers,
                        n’a-t-il pas des formes, des couleurs &amp; des teintes différentes ? Le
                        même arbre produit-il deux feuilles semblables, deux fleurs pareilles, deux
                        fruits égaux ? Non, sans doute, les gradations &amp; les dégradations des
                        productions de la nature sont infinies ; leur variété est immense &amp;
                        incompréhensible. Si l’on trouve rarement des <hi rend="i">Ménechmes</hi> ;
                        si l’uniformité des traits &amp; la conformité de la ressemblance est
                        admirée dans deux jumeaux, comme un jeu de la <pb n="219"/>nature, quelle
                        doit être ma surprise, lorsque je verrai à l’Opéra douze hommes qui n’auront
                        à eux tous qu’un même visage ! &amp; quel sera mon étonnement lorsque je
                        trouverai dans les Grecs, dans les Romains, dans les Bergers, dans les
                        Matelots, dans les Jeux, dans les Ris, dans les Plaisirs, dans les Prêtres,
                        dans les Sacrificateurs enfin une seule &amp; même Physionomie ! Quelle
                        absurdité ! sur-tout dans un Spectacle où tout varie, où tout est en
                        mouvement, où les lieux changent, où les nations se succédent, où les
                        vêtements différent à chaque instant, tandis que les physionomies des
                        Danseurs ne sont qu’une : nulle diversité dans les traits, nulle expression,
                        nul caractere : tout meurt, tout languit, &amp; la nature gémit sous un
                        masque froid &amp; désagréable. Pourquoi laisser <pb n="220"/>aux Acteurs
                        &amp; aux Chanteurs des Chœurs leurs physionomies, dès qu’on la dérobe à
                        ceux qui privés de la parole &amp; de l’usage de la voix en auroient encore
                        plus besoin qu’eux ? Quel contre-sens que celui qu’offrent le Dieu Pan &amp;
                        une partie des Faunes &amp; des Sylvains de sa suite avec des visages
                        blancs, tandis que l’autre partie porte des masques bruns ! Les Démons
                        dansants sont couleur de feu, &amp; ceux qui chantent à côté d’eux ont un
                        teint pâle &amp; livide. Les Dieux marins, les Tritons, les Fleuves, les
                        Ondains ont la physionomie semblable à la nôtre lorsqu’ils chantent ; les
                        fait-on danser ? ce sont des visages verds-de-pré qui passeroient à peine
                        dans une mascarade uniquement destinée au déguisement. Voilà cette
                        uniformité prétendue, absolument détruite. Est-elle <pb n="221"
                        />nécessaire ? que l’on masque généralement tout le monde. Cesse-t-elle de
                        l’être ? que l’on brise les masques ; car les raisons qui en interdisent
                        l’usage aux Acteurs sont les mêmes que celles qui doivent le proscrire dans
                        la Danse. Vous voyez, Monsieur, que toutes les physionomies bigarrées ne
                        sont faites que pour choquer tous ceux qui sont amis du vrai, du simple
                        &amp; du naturel.</p>
                    <p>Mais passons aux tics ; c’est une objection si foible, qu’il ne me sera pas
                        difficile d’y répondre. Les tics, les contorsions &amp; les grimaces
                        prennent moins naissance de l’habitude, que des efforts violents que l’on
                        fait pour sauter ; efforts qui <hi rend="i">contractant</hi> tous les
                        muscles, font grimacer les traits de cent manieres différentes, &amp;
                        auxquels je ne peux reconnoître qu’un Forçat &amp; non un <pb n="222"
                        />Danseur &amp; un Artiste. Tout Danseur qui altere ses traits par des
                        efforts &amp; dont le visage est sans cesse en convulsion, est un Danseur
                        sans ame qui ne pense qu’à ses jambes, qui ignore les premiers éléments de
                        son Art, qui ne s’attache qu’à la partie grossiere de la Danse &amp; qui
                        n’en a jamais senti l’esprit. Un tel homme est fait pour aller faire le saut
                        périlleux : le <hi rend="i">Tramplain</hi><note place="bottom">Planches
                            posées de maniere qu’elles ont une grande élasticité, ce qui facilite
                            les sauts périlleux des Danseurs de corde.</note> &amp; la <hi rend="i"
                            >Batoude</hi> doivent être son Théatre puisqu’il a sacrifié l’imitation,
                        le génie &amp; les charmes de son Art à une routine qui l’avilit ; puisqu’au
                        lieu de s’attacher à peindre &amp; à sentir, il ne s’est appliqué qu’à la
                        méchanique de son talent ; puisqu’enfin sa physionomie ne montre que la
                        peine &amp; la douleur, lorsqu’elle <pb n="223"/>ne devroit me tracer que
                        les passions &amp; les affections de son ame : un tel homme enfin n’est
                        qu’un mal-adroit dont l’exécution pénible est toujours désagréable. Eh ! qui
                        peut nous flatter davantage, Monsieur, que l’aisance &amp; la facilité ? Les
                        difficultés ne sont en droit de plaire que lorsqu’elles se présentent avec
                        les traits du goût &amp; des graces, &amp; qu’elles empruntent enfin cet air
                        noble &amp; aisé, qui dérobant la peine ne laisse voir que la légéreté. Les
                        Danseuses de nos jours ont, proportion gardée, plus d’exécution que les
                        hommes ; elles font tout ce qu’il est possible de faire. Mlle. <hi rend="i"
                            >Lany</hi> embarrassera toujours un Danseur, s’il n’est ferme &amp;
                        vigoureux, vif, brillant &amp; précis. Je demanderai donc pourquoi les
                        Danseuses conservent les graces de leur physionomie dans les instants <pb
                            n="224"/>les plus violents de leur exécution ? Pourquoi les muscles du
                        visage ne se <hi rend="i">contractent-ils</hi> pas, lorsque toute la machine
                        est ébranlée par des secousses violentes &amp; par des efforts réitérés ?
                        Pourquoi, dis-je, les femmes naturellement moins nerveuses, moins
                        musculeuses &amp; moins fortes que nous, ont-elles la physionomie rendre
                        &amp; voluptueuse, vive &amp; animée, &amp; toujours expressive, lors même
                        que les ressorts &amp; les muscles qui coopérent à leurs mouvements, sont
                        dans une contention forcée, &amp; qui contraint la nature ? D’où vient enfin
                        ont-elles l’Art de dérober la peine, de cacher le travail du corps &amp; les
                        impressions désagréables, en substituant à la grimace convulsive qui naît
                        des efforts la finesse de l’expression la plus délicate &amp; la plus
                        rendre ? C’est qu’elles <pb n="225"/>apportent une attention particuliere à
                        l’exercice ; qu’elles savent qu’une contorsion enlaidit les traits, &amp;
                        change le caractere de la physionomie ; c’est qu’elles sentent que l’ame se
                        déploie sur le visage, qu’elle se peint dans les yeux, qu’elle anime &amp;
                        vivifie les traits ; qu’elles sont persuadées enfin que la physionomie est,
                        ainsi que je l’ai dit, la partie de nous-mêmes où toute l’expression se
                        rassemble, &amp; qu’elle est le miroir fidelle de nos sentiments, de nos
                        mouvements &amp; de nos affections. Aussi mettent-elles plus d’ame, plus
                        d’expression &amp; plus d’intérêt dans leur exécution que les hommes. En
                        apportant le même soin qu’elles, nous ne serons ni affreux ni désagréables ;
                        nous ne contracterons plus d’habitude vicieuse ; nous n’aurons plus de tics,
                        &amp; nous pourrons nous passer <pb n="226"/>d’un masque qui dans cette
                        circonstance aggrave le mal sans le détruire ; c’est une emplâtre qui dérobe
                        aux yeux les imperfections, mais qui les laisse subsister. Le remede
                        néanmoins ne pourra s’appliquer, si l’on cache continuellement sa
                        physionomie. En effet, quel conseil peut-on donner à un masque ? il seroit
                        toujours froid &amp; maussade en dépit des bons avis. Que l’on dépouille la
                        Physionomie de ce corps étranger ; que l’on abolisse cet usage qui donne des
                        entraves à l’ame &amp; qui l’empêche de se déployer sur les traits ; alors
                        on jugera le Danseur, on estimera son jeu. Celui qui joindra aux difficultés
                        &amp; aux graces de l’Art cette Pantomime vive &amp; animée, &amp; cette
                        expression rare de sentiment, recevra avec le titre d’excellent Danseur,
                        celui de parfait Comédien ; <pb n="227"/>les éloges l’encourageront, les
                        avis &amp; les conseils des connoisseurs le conduiront à la perfection de
                        son Art. <quote>« On lui diroit alors, votre physionomie étoit trop froide
                            dans tel endroit ; dans tel autre vos regards n’étoient pas assez
                            animés ; le sentiment que vous aviez à peindre étant foible au-dedans,
                            n’a pu se manifester au dehors avec assez de force &amp; d’énergie ;
                            aussi vos gestes &amp; vos attitudes se sont-ils ressentis du peu de feu
                            que vous avez mis dans l’action ; livrez-vous donc davantage une autre
                            fois ; pénétrez-vous de la situation que vous avez à rendre, &amp;
                            n’oubliez jamais que pour bien peindre, il faut sentir, mais sentir
                            vivement. »</quote> De tels conseils, Monsieur, rendroient la Danse
                        aussi florissante que la Pantomime l’étoit chez les anciens, &amp; lui <pb
                            n="228"/>donneroit un lustre qu’elle n’atteindra jamais, tant que
                        l’habitude prévaudra sur le bon goût.</p>
                    <p>Permettez-moi donc de donner la préférence aux Physionomies vives &amp;
                        animées. Leur variété nous distingue, elle indique ce que nous sommes, &amp;
                        nous sauve enfin de la confusion générale qui régneroit dans l’Univers, si
                        elles se ressembloient toutes comme à l’Opéra.</p>
                    <p>Vous m’avez dit plusieurs fois que pour abolir l’usage des masques, il
                        faudroit nécessairement que tous les Danseurs eussent une Physionomie
                        théatrale. Je suis de ce sentiment, &amp; je ne fais pas plus de cas d’un
                        visage triste, froid &amp; inanimé que d’un masque ; mais comme il y a trois
                        genres de Danse, réservés à des tailles &amp; à des physionomies <pb n="229"
                        />différentes, les Danseurs en s’éxaminant avec soin, &amp; en se rendant
                        justice, pourront tous se placer avantageusement. Leur objet est égal : dans
                        quelque genre que ce soit, ils doivent imiter, ils doivent être Pantomimes
                        &amp; exprimer avec force. Il n’est donc question que de faire parler à la
                        Danse un langage plus ou moins élevé, suivant la dignité du sujet &amp;
                        l’espece du genre.</p>
                    <p>La Danse sérieuse &amp; héroïque porte en soi le caractere de la Tragédie. La
                        mixte ou demi-sérieuse, que l’on nomme communément <hi rend="i"
                            >demi-caractere</hi>, celui de la Comédie noble, autrement dit le <hi
                            rend="i">haut-comique</hi>. La Danse grotesque, que l’on appelle
                        improprement. <hi rend="i">Pantomime</hi> puisqu’elle ne dit rien, emprunte
                        ses traits de la Comédie d’un genre comique, gai &amp; <pb n="230"
                        />plaisant. Les Tableaux d’histoire du célebre <hi rend="i">Vanloo</hi> sont
                        l’image de la Danse sérieuse ; ceux du Galant &amp; de l’inimitable <hi
                            rend="i">Boucher</hi>, celle de la Danse <hi rend="i"
                            >demi-caractere</hi> ; ceux enfin de l’incomparable <hi rend="i"
                            >Téniers</hi>, celle de la Danse comique. Le génie des trois Danseurs
                        qui embrasseront particuliérement ces genres, doit être aussi différent que
                        leur taille, leur physionomie &amp; leur étude. L’un sera grand, l’autre
                        galant, &amp; le dernier plaisant. Le premier puisera ses sujets dans
                        l’Histoire &amp; la Fable ; le second dans la Pastorale, &amp; le troisieme
                        dans l’état grossier &amp; rustique.</p>
                    <p>Il n’est pas moins nécessaire qu’ils aient de l’esprit, du goût &amp; de
                        l’imagination, ainsi que trois grands Peintres dans des genres opposés. Ces
                        trois Danseurs doivent saisir cet instant de vérité <pb n="231"/>&amp; cette
                        imitation juste qui place la copie au rang de l’original &amp; qui présente
                        l’objet réel dans l’objet imité.</p>
                    <p>La taille qui convient au sérieux est sans contredit la taille noble &amp;
                        élégante. Ceux qui se livrent à ce genre ont sans doute plus de difficultés
                        à surmonter, &amp; plus d’obstacles à combattre pour arriver à la
                        perfection. C’est avec peine qu’ils se dessinent agréablement : plus les
                        parties ont d’étendue, plus il est difficile de les arrondir &amp; de les
                        développer avec grace. Tout est séduisant, tout est charmant dans les petits
                        enfants ! leurs gestes, leurs attitudes sont pleins de graces, les contours
                        en sont admirables. Si ce charme diminue, si tel enfant cesse de plaire, si
                        ses bras paroissent moins bien dessinés, si sa tête n’a plus cet agrément
                        qui séduisoit le Spectateur, <pb n="232"/>c’est qu’il grandit, que ses
                        membres en s’allongeant perdent de leur gentillesse, &amp; que les beautés
                        réunies dans un petit espace frappent davantage que lorsqu’elles sont
                        éparses. L’œil aime à voir, &amp; n’aime point à chercher. Tout ce qui ne se
                        présente point à nos sens avec les traits de la beauté, ne nous flatte que
                        médiocrement. En fait d’Art agréable, on fuit la peine, on craint l’examen,
                        on veut être séduit, n’importe à quel prix. L’instant est le Dieu qui
                        détermine le Public ; que l’Artiste le saisisse, il est sûr de plaire.</p>
                    <p>La taille qui est propre au <hi rend="i">demi-caractere</hi> &amp; à la Danse
                        voluptueuse est sans contredit la moyenne ; elle peut réunir toutes les
                        beautés de la taille élégante. Qu’importe la hauteur, si les belles
                        proportions brillent également <pb n="233"/>dans toutes les parties du
                        corps ?</p>
                    <p>La taille du Danseur comique exige moins de perfections ; plus elle sera
                        racourcie, &amp; plus elle prêtera de grace, de gentillesse &amp; de naïveté
                        à l’expression.</p>
                    <p>Les physionomies ainsi que les tailles doivent différer. Une Figure noble, de
                        grands traits, un caractere fier, un regard majestueux, voilà le masque du
                        Danseur sérieux.</p>
                    <p>Des traits moins grands, une figure aussi agréable qu’intéressante, un visage
                        composé pour la volupté &amp; la tendresse, est la physionomie propre au <hi
                            rend="i">demi-caractere</hi> &amp; au genre pastoral.</p>
                    <p>Une physionomie plaisante &amp; toujours animée par l’enjouement &amp; la
                        gaieté, est la seule qui convienne aux Danseurs comiques. Ils doivent être,
                        pour ainsi dire, les singes de la nature, <pb n="234"/>&amp; imiter cette
                        simplicité, cette joie franche &amp; cette expression sans Art qui regne au
                        village.</p>
                    <p>Il n’est donc question, Monsieur, pour se passer de masque &amp; pour
                        réussir, que de s’étudier soi-même. Consultons souvent notre miroir ; c’est
                        un grand Maître qui nous dévoilera toujours nos défauts &amp; qui nous
                        indiquera les moyens de les pallier ou de les détruire, lorsque nous nous
                        présenterons à lui, dégagés d’amour propre &amp; de toutes préventions
                        ridicules. Le caractere de la beauté est beaucoup moins nécessaire à la
                        physionomie que celui de l’esprit ; toutes celles qui, sans être régulieres,
                        sont animées par le sentiment, plaisent bien davantage que celles qui sont
                        belles, sans expression &amp; sans vivacité. Le Théatre d’ailleurs est
                        avantageux <pb n="235"/>à l’Acteur ; les lumieres donnent ordinairement de
                        la valeur aux traits, &amp; les physionomies qui sont spirituelles gagnent
                        toujours à être vues sur la Scene. Au reste, Monsieur, les Danseurs qui
                        péchent par la taille, par la figure &amp; par l’esprit, &amp; qui ont des
                        défauts visibles &amp; rebutans doivent renoncer au Théatre, &amp; prendre,
                        comme je l’ai déjà dit, un métier qui n’exige aucune perfection dans la
                        structure ni dans les traits. Que tous ceux au contraire qui sont favorisés
                        de la nature, qui ont un goût vif &amp; décidé pour la Danse, &amp; qui sont
                        comme appellés à la pratique de cet Art, apprennent à se placer &amp; à
                        saisir le genre qui leur est véritablement propre ; sans cette précaution,
                        plus de réussite, plus de supériorité. <hi rend="i">Moliere</hi> n’auroit
                        point eu de succès, s’il eût <pb n="236"/>voulu aspirer à être <hi rend="i"
                            >Corneille</hi>, &amp; <hi rend="i">Racine</hi> n’auroit jamais été un
                            <hi rend="i">Moliere</hi>.</p>
                    <p>Si M. <hi rend="i">Préville</hi> n’a pas pris les rôles de Rois, c’est que le
                        caractere plaisant &amp; enjoué de sa figure auroit fait rire au lieu d’en
                        imposer ; &amp; s’il excelle dans son emploi, c’est qu’il a su le choisir
                        comme celui qui lui convenoit le mieux, &amp; pour lequel il étoit né. M.
                            <hi rend="i">Lany</hi>, par la même raison s’est livré à la Danse
                        comique ; il y est admirable, parce que ce genre semble fait pour lui, ou
                        plutôt parce qu’il est fait pour ce genre : il seroit déplacé, &amp;
                        n’auroit pas été supérieur, s’il eût adopté celui du célebre <hi rend="i"
                            >Dupré</hi>.</p>
                    <p>M. <hi rend="i">Grandval</hi> n’a choisi ni les Crispins ni les Financiers.
                        La noblesse de sa taille, le caractere aimable de sa figure, la tendresse de
                        son expression, ne l’auroient pas servi dans des rôles où il <pb n="237"
                        />n’est pas nécessaire de ressembler à un homme de condition. M. <hi
                            rend="i">Dumoulin</hi> pareillement s’étoit éloigné du bas comique, il
                        avoit embrassé comme le genre qui lui étoit propre celui des <hi rend="i"
                            >pas de deux</hi>, &amp; de la Danse tendre &amp; expressive.</p>
                    <p>M. <hi rend="i">Sarrazin</hi> enfin n’auroit pas trouvé en lui ce qu’il faut
                        pour jouer les niais &amp; tous les rôles de <hi rend="i">Charges</hi>
                        attachés à cet emploi. L’élévation de son ame, le caractere respectable de
                        sa physionomie, ses organes disposés à rendre le pathétique &amp; à faire
                        verser des larmes n’auroient pu convenir à des caracteres bas, qui exigent
                        aussi peu de talent que de perfection. Il a donc pris l’emploi des Rois
                        &amp; des Peres nobles, rôles dans lesquels il excelle. M. <hi rend="i"
                            >Vestris</hi> à son exemple a laissé le burlesque pour se <pb n="238"
                        />livrer à la Danse noble &amp; au grand Sérieux, genre dont il est
                        aujourd’hui le modele le plus parfait.</p>
                    <p>Pour élever la Danse au degré de sublimité qui lui manque &amp; qu’elle peut
                        atteindre aisément, il seroit à propos que les Maîtres de Danse suivissent
                        dans leurs leçons la même conduite que les Peintres observent dans celles
                        qu’ils donnent à leurs éleves. Ils commencent par leur faire dessiner l’<hi
                            rend="i">Ovale</hi>, ils passent ensuite aux parties de la physionomie,
                        &amp; les réunissent enfin pour former une tête, ainsi des autres parties du
                        corps. Lorsque l’éleve est parvenu à mettre une figure <hi rend="i"
                            >ensemble</hi>, le Maître lui enseigne la façon de l’animer, en y
                        répandant de la force &amp; du caractere ; il lui apprend à connoître les
                        mouvements de la nature ; <pb n="239"/>il lui indique la maniere de
                        distribuer avec Art ces coups de crayon qui donnent la vie, &amp; qui
                        impriment sur la physionomie les passions &amp; les affections dont l’ame
                        est imbue.</p>
                    <p>Le Maître de Danse ainsi que le Peintre, après avoir enseigné à son éleve les
                        pas, la maniere de les enchaîner les uns avec les autres, les oppositions
                        des bras, les effacements du corps &amp; les positions de la tête, devroit
                        encore lui montrer à leur donner de la valeur &amp; de l’expression par le
                        secours de la physionomie. Il ne faudroit pour y réussir que lui régler des
                            <hi rend="i">Entrées</hi> dans lesquelles il y auroit plusieurs passions
                        à rendre. Il ne seroit pas suffisant de lui faire peindre ces mêmes passions
                        dans toutes leurs forces, il faudroit encore qu’il lui enseignât la
                        succession de leurs mouvements, <pb n="240"/>leurs gradations, leurs
                        dégradations &amp; les différents effets qu’elles produisent sur les traits.
                        De telles leçons feroient parler la Danse &amp; raisonner le Danseur ; il
                        apprendroit à peindre en apprenant à danser, &amp; ajouteroit à notre Art un
                        mérite qui le rendroit beaucoup plus estimable.</p>
                    <p>Mais dans la situation où sont les choses, une bonne peinture m’affecte plus
                        qu’un Ballet. Ici je vois de la conduite &amp; du raisonnement, de la
                        précision dans l’<hi rend="i">Ensemble</hi>, de la vérité dans le <hi
                            rend="i">Costume</hi>, de la fidélité dans le trait historique, de la
                        vie dans les figures, des caracteres frappants &amp; variés dans les têtes,
                        &amp; de l’expression par-tout ; c’est la nature qui m’est offerte par les
                        mains habiles de l’Art : mais là je ne vois que des Tableaux <pb n="241"
                        />aussi mal composés que désagréablement dessinés. Voilà mon sentiment,
                        &amp; si l’on suivoit exactement la route que je viens de tracer, on
                        briseroit les masques, on fouleroit aux pieds l’idole pour se vouer à la
                        nature, &amp; la Danse produiroit des effets si frappants, que l’on seroit
                        forcé de la placer au niveau de la Peinture &amp; de la Poésie.</p>
                    <p>Si nos Maîtres de Ballets étoient des Auteurs ingénieux, si nos Danseurs
                        étoient excellents Comédiens, où seroit la difficulté de diviser la Danse
                        par emploi, &amp; de suivre l’usage que la Comédie s’est imposé ? Les
                        Ballets étant des Poëmes, ils exigeroient, ainsi que les Ouvrages
                        dramatiques un certain nombre de Personnages pour les représenter ; dès-lors
                        l’on ne diroit plus, tel Danseur excelle dans la <hi rend="i">Chaconne</hi>,
                        tel autre <pb n="242"/>brille dans la <hi rend="i">Loure</hi> ; telle
                        Danseuse est admirable dans les <hi rend="i">Tambourins</hi> ; celle-ci est
                        unique pour les <hi rend="i">Passepieds</hi>, &amp; celle-là est supérieure
                        dans les <hi rend="i">Musettes</hi> ; mais on pourroit dire alors, (&amp;
                        cet éloge seroit plus flatteur,) tel Danseur est inimitable dans les rôles
                        tendres &amp; voluptueux ; tel autre est excellent dans les rôles de Tyran,
                        &amp; dans tous ceux qui exigent une action forte ; telle Danseuse séduit
                        dans les rôles d’amoureuse ; telle autre est incomparable dans les rôles de
                        fureur ; celle-ci enfin rend les Scenes de dépit avec une vérité
                        singuliere.</p>
                    <p>Je conçois qu’un tel arrangement ne peut avoir lieu, si les Compositeurs ne
                        renoncent à la <hi rend="i">Paysannade</hi> pour prendre un genre plus
                        élevé, &amp; si les Danseurs ne quittent cette fureur de <pb n="243"/>remuer
                        les jambes &amp; les bras machinalement.</p>
                    <p>Tel est le caractere de la belle Danse, qu’il faut y substituer le
                        raisonnement à l’imbécillité ; l’esprit aux tours de force ; l’expression
                        aux difficultés ; les Tableaux aux cabrioles ; les graces aux minauderies ;
                        le sentiment à la routine des pieds, &amp; les caracteres variés de la
                        physionomie à ces masques tiedes qui n’en portent aucun.</p>
                    <p>On pourroit m’alléguer encore que le masque sérieux porte un caractere de
                        noblesse ; qu’il ne dérobe point les yeux du Danseur, &amp; qu’on peut lire
                        dans leurs regards les mouvements qui les affectent : je répondrai
                        premiérement qu’une physionomie qui n’a qu’un caractere, n’est pas une
                        physionomie théatrale. Secondement, que le masque <pb n="244"/>ayant une
                        épaisseur, &amp; résultant d’un moule dont la forme differe de celle des
                        physionomies qui s’en servent, il est impossible qu’il emboîte exactement
                        les traits ; non seulement il grossit la tête &amp; lui fait perdre ses
                        justes proportions, mais il enterre, il étouffe encore les regards. En
                        supposant même qu’il ne prive point les yeux de l’expression qu’ils doivent
                        avoir, ne s’oppose-t-il pas à l’altération que les passions produisent sur
                        les traits &amp; sur la couleur du visage ? Le Public peut-il les voir
                        naître, s’appercevoir de leurs progrès &amp; suivre le Danseur dans tous ses
                        mouvements ?</p>
                    <p>L’imagination, diront les défenseurs du masque, supplée à ce qui nous est
                        caché, &amp; lorsque nous voyons les yeux étincelants de jalousie, nous
                        croyons <pb n="245"/>voir le reste de la physionomie allumé du feu de cette
                        passion. Non, Monsieur, l’imagination quelque vive qu’elle soit ne se prête
                        point à des contre-sens de cette espece ; des yeux exprimant la tendresse,
                        tandis que les traits peindront la haine, des regards pleins de fureur
                        lorsque la physionomie sera gaie &amp; enjouée, sont des contrastes qui ne
                        se rencontrent point dans la nature, &amp; qui sont trop révoltants, pour
                        que l’imagination, quelque complaisante qu’elle soit puisse les concilier.
                        Voilà pourtant l’effet que produit le masque sérieux ; il est toujours
                        gracieux &amp; ne peut changer de caractere, lorsque les yeux en prennent à
                        chaque instant de nouveaux.</p>
                    <p>Il y a plus de deux mille ans, diront les Apologistes du masque, que les
                        visages postiches sont en usage ; mais il <pb n="246"/>y a deux mille ans
                        qu’on est dans l’erreur à cet égard ; cette erreur étoit cependant
                        pardonnable aux anciens, &amp; ne peut l’être chez les modernes.</p>
                    <p>Les Spectacles autrefois étoient autant pour le peuple que pour les gens d’un
                        certain ordre. Pauvres, riches, tout le monde y étoit admis ; il falloit
                        donc de vastes enceintes pour contenir un nombre infini de Spectateurs, qui
                        n’auroient point trouvé le plaisir qu’ils venoient chercher, si l’on n’eût
                        eu recours à des masques énormes, à un ventre, à des mollets postiches &amp;
                        à des cothurnes fort exhaussés.</p>
                    <p>Mais aujourd’hui que nos Salles sont resserrées ; qu’elles ont peu
                        d’étendue ; que la porte est fermée à quiconque ne paie pas ; on n’a pas
                        besoin de suppléer <pb n="247"/>aux gradations du lointain ; l’Acteur ainsi
                        que le Danseur doivent paroître sur la Scene dans leurs proportions
                        naturelles ; le masque leur devient étranger ; il ne fait que cacher les
                        mouvements de leur ame ; il est un obstacle aux progrès &amp; à la
                        perfection de l’Art.</p>
                    <p>Cependant, dira-t-on encore, les masques ont été imaginés pour la Danse. Il
                        n’y a rien de certain là-dessus, Monsieur, &amp; il y a même plus
                        d’apparence qu’ils l’ont été pour la Tragédie &amp; la Comédie. Pour en être
                        plus surs &amp; pour nous en convaincre remontons, s’il est possible, à leur
                        origine.</p>
                    <p><hi rend="i">Orphée</hi> &amp; <hi rend="i">Linus</hi>, suivant <hi rend="i"
                            >Quintilien</hi>, en parloient dans leurs Poésies : mais à quoi
                        servoient-ils dans ce temps-là au <pb n="248"/>Théatre ? On ne les
                        connoissoit pas encore.</p>
                    <p><hi rend="i">Thespis</hi> qui vint après eux,</p>
                    <quote>
                        <lg>
                            <l>...... Fut le premier qui barbouillé de lie,</l>
                            <l>Promena par les Bourgs cette heureuse folie,</l>
                            <l>Et d’Acteurs mai ornes, chargeant un tombereau</l>
                            <l>Amusa les Passants d’un Spectacle nouveau.</l>
                        </lg>
                    </quote>
                    <p><hi rend="i">Eschyle</hi> lui succéda, &amp;. . . . .</p>
                    <quote>
                        <lg>
                            <l>..... Dans les Chœurs jetta les Personnages,</l>
                            <l>D’un masque plus honnête habilla les visages,</l>
                            <l>Sur les ais d’un Théatre en public exhaussé,</l>
                            <l>Fit paroître l’Acteur d’un Brodequin chaussé.</l>
                        </lg>
                    </quote>
                    <p>Voilà donc des masques : mais étoient-ils faits pour les Danseurs ? les
                        Auteurs ne s’expliquent point, &amp; ne parlent que des Acteurs.</p>
                    <p><hi rend="i">Sophocle</hi> &amp; <hi rend="i">Euripide</hi> après eux
                        n’introduisirent rien de nouveau ; ils perfectionnerent seulement la
                        Tragédie, &amp; ne changerent aux masques d’<hi rend="i">Eschyle</hi>
                        <pb n="249"/>que la forme dont ils avoient besoin pour les différents
                        caracteres de leurs pieces.</p>
                    <p>A peu près dans le même temps parut <hi rend="i">Cratès</hi>, à l’exemple
                            d’<hi rend="i">Epicharmus</hi> &amp; de <hi rend="i">Phormis</hi>,
                        Poëtes Siciliens ; il donna à la Comédie un Théatre plus décent, &amp; dans
                        un ordre plus régulier. L’Histoire ne dit rien de ce qu’ils firent pour les
                        masques : peut-être différencierent-ils les masques comiques des
                        tragiques.</p>
                    <p>Je consulte encore <hi rend="i">Aristophane</hi> &amp; <hi rend="i"
                            >Ménandre</hi>, mais ils ne m’instruisent de rien ; je vois que ce
                        premier donne <hi rend="i">Socrate</hi> en Spectacle dans sa Piece des <hi
                            rend="i">Nuées</hi>, &amp; qu’il fait sculpter un masque qui en excitant
                        la risée de la Populace, n’offroit sans doute que la <hi rend="i"
                            >Charge</hi> des traits de ce grand Philosophe.</p>
                    <p>Je passe chez les Romains ; <hi rend="i">Plaute</hi>
                        <pb n="250"/>&amp; <hi rend="i">Térence</hi> ne me parlent point des masques
                        destinés aux <hi rend="i">Pantomimes</hi>. Je vois dans les anciens
                        Manuscrits, sur les Pierres gravées, sur les Médailles &amp; à la tête des
                        Comédies de <hi rend="i">Térence</hi> des masques tout aussi hideux que ceux
                        dont on se servoit à Athenes.</p>
                    <p><hi rend="i">Roscius</hi> &amp; <hi rend="i">Æsopus</hi> m’éblouissent, mais
                        ce sont des Acteurs &amp; non des Danseurs. Je tâche en vain de découvrir le
                        temps de l’origine des masques à Rome, recherche inutile. <hi rend="i"
                            >Dioméde</hi> dit bien que ce fut un <hi rend="i">Roscius Gallus</hi>,
                        qui le premier s’en servit pour cacher un défaut qu’il avoit dans les yeux,
                        mais il ne me dit pas dans quel temps ce <hi rend="i">Roscius</hi> vivoit ;
                        ce qui n’avoit été employé d’abord que pour dérober une difformité, devint
                        par la suite absolument nécessaire, vu l’immensité des <pb n="251"
                        />Théatres, &amp; on fit, ainsi qu’à Athenes, des masques énormes. Grands
                        yeux de travers, bouche large &amp; béante, levres pendantes, pustules au
                        front, joues bouffies, tels étoient les masques des anciens.</p>
                    <p>On ajoutoit encore à ces masques une espece de cornet ou de porte-voix, qui
                        portoit les sons avec fracas aux Spectateurs les plus éloignés ; ils furent
                        incrustés d’airain : on employa ensuite une espece de marbre que <hi
                            rend="i">Pline</hi> nommoit <hi rend="i">Calcophonos</hi> ou <hi
                            rend="i">son d’Airain</hi>, parce qu’il rendoit un son semblable à celui
                        de ce métal.</p>
                    <p>Les anciens avoient encore des masques à deux visages ; le profil du côté
                        droit étoit gai, celui du côté gauche étoit triste &amp; de mauvaise
                        humeur ; l’Acteur avoit soin selon l’exigence des <pb n="252"/>cas &amp; la
                        situation où il se trouvoit, de présenter le côté de la physionomie dont le
                        caractere étoit analogue à l’action qu’il avoit à rendre.</p>
                    <p>On faisoit enfin des masques critiques ; on se donnoit la liberté de jouer
                        les Citoyens, &amp; les Sculpteurs chargés de l’exécution des masques
                        imitoient la ressemblance de ceux que l’on donnoit en Spectacle.</p>
                    <p>Ces masques énormes étoient sculptés en bois, &amp; d’une pesanteur
                        considérable ; ils enveloppoient toute la tête, &amp; ils avoient pour base
                        les épaules. Je vous laisse à penser, Monsieur, s’il est possible d’imaginer
                        que de pareils fardeaux aient été créés pour la Danse ; ajoutez encore
                        l’attirail, le ventre, les mollets, les cuisses postiches &amp; les
                        échasses, &amp; vous verrez qu’il n’est pas <pb n="253"/>probable que cet
                        accoûtrement ait été imaginé par un Art enfant de la liberté, qui craint les
                        entraves d’une mode embarrassante, &amp; qui cesse de se montrer dès qu’il
                        cesse d’être libre.</p>
                    <p>Ce <hi rend="i">Costume</hi> étoit si gênant &amp; si incommode, que l’Acteur
                        récitant ne faisoit aucun mouvement. La déclamation étoit souvent partagée
                        entre deux personnes, l’un faisoit les gestes, tandis que l’autre
                        déclamoit.</p>
                    <p>On seroit presque tenté de croire que les anciens n’avoient aucune idée de
                        Danse analogue à celle de nos jours ; car comment concilier notre exécution
                        vive &amp; brillante avec l’attirail lourd &amp; incommode des Grecs &amp;
                        des Romains.</p>
                    <p>Il est vrai, dit <hi rend="i">Lucien</hi>, que les masques des <hi rend="i"
                            >Pantomimes</hi> étoient moins difformes que ceux des Acteurs ; que <pb
                            n="254"/>leur équipage étoit propre &amp; convenable ; mais les masques
                        étoient-ils moins grands ? Les Danseurs avoient-ils moins besoin de s’enfler
                        &amp; de se grossir ? devoient-ils moins ménager le lointain que les
                        Acteurs ? Il y auroit de l’absurdité à le penser ; ceux-ci auroient donc été
                        des colosses &amp; les autres des pygmées.</p>
                    <p>Voilà, Monsieur, le seul passage qui puisse assurer que les <hi rend="i"
                            >Pantomimes</hi> se servoient du masque, mais il n’en est aucun dans les
                        Auteurs anciens ni dans les Auteurs modernes qui ont traité de cette
                        matiere, qui me convainque que ces figures colossalles aient été enfantées
                        pour la Danse.</p>
                    <p>Enfin, Monsieur, la Comédie Françoise a secoué cet usage, non par frivolité,
                        mais par raison. On a senti que <pb n="255"/>ces ombres inanimées &amp;
                        imparfaites de la belle nature, s’opposoient à la vérité &amp; à la
                        perfection du Comédien.</p>
                    <p>L’Opéra qui de tous les Spectacles est celui qui se rapproche le plus de
                        celui des Grecs, n’a adopté les masques que pour la Danse seulement, preuve
                        convaincante que l’on n’a jamais soupçonné cet Art de pouvoir parler. Si
                        l’on s’étoit imaginé qu’il pût imiter, on se seroit bien gardé de lui mettre
                        un masque, &amp; de le priver des secours les plus utiles au langage sans
                        parole, &amp; à l’expression vive &amp; animée des mouvements de l’ame
                        désignés par les signes extérieurs.</p>
                    <p>Que l’on continue à danser comme on danse ; que les Ballets ne soient en
                        usage à l’Opéra que pour donner le temps aux Acteurs essouflés de <pb
                            n="256"/>reprendre leur respiration ; qu’ils n’intéressent pas davantage
                        que les entractes monotones de la Comédie, &amp; l’on pourra sans danger
                        conserver l’usage de ces visages mornes auxquels on ne peut préférer une
                        physionomie morte &amp; inanimée. Mais si l’Art se perfectionne, si les
                        Danseurs s’attachent à peindre &amp; à imiter, il faut alors quitter la
                        gêne, abandonner les masques, &amp; en briser les moules. La nature ne peut
                        s’associer à l’art grossier ; ce qui l’éclipse &amp; ce qui la dégrade doit
                        être proscrit par l’Artiste éclairé.</p>
                    <p>Il est aussi difficile, Monsieur, de démêler l’origine des masques, que de se
                        former une idée juste des Spectacles &amp; de la Danse des anciens. Cet Art,
                        ainsi que quantité de choses précieuses, ont été, pour ainsi dire, enterrées
                        dans <pb n="257"/>les ruines de l’antiquité. Il ne nous reste de tant de
                        beautés que de foibles esquisses auxquelles chaque Auteur prête des traits
                        &amp; des couleurs différentes ; chacun d’eux leur donne le caractere qui
                        flatte son goût &amp; son génie. Les contradictions continuelles qui régnent
                        dans ces ouvrages, loin de nous éclairer, nous replongent dans notre
                        premiere obscurité. L’antiquité à certains égards est un cahos qu’il nous
                        est impossible de débrouiller ; c’est un monde dont l’immensité nous est
                        inconnue ; chacun prétend y voyager sans s’égarer &amp; sans se perdre.
                        Cette multitude de choses qui se présentent à nous dans l’éloignement le
                        plus considérable, est l’image d’une perspective trop étendue ; l’œil s’y
                        perd &amp; ne distingue qu’imparfaitement ; mais l’imagination vient au <pb
                            n="258"/>secours, elle supplée à la distance &amp; à la foiblesse des
                        regards ; l’enthousiasme rapproche les objets ; il en crée de nouveaux ; il
                        s’en fait des monstres ; tout lui paroît grand, tout enfin lui semble
                        gigantesque. L’on pourroit appliquer ici ces Vers de <hi rend="i"
                            >Moliére</hi> dans les <hi rend="i">Femmes savantes</hi> ....</p>
                    <quote>
                        <lg>
                            <l>.... J’ai vu clairement des hommes dans la Lune.</l>
                            <l>. . . . . . . . . . .</l>
                            <l>Je n’ai point encor vu d’hommes, comme je crois ;</l>
                            <l>Mais j’ai vu des clochers tout comme je vous vois.</l>
                        </lg>
                    </quote>
                    <p>Telle est la vicissitude des choses &amp; leur instabilité. Les Arts ainsi
                        que les Empires sont sujets à révolution ; ce qui brille aujourd’hui avec le
                        plus d’éclat, dégénére ensuite &amp; tombe au bout de quelque temps dans une
                        langueur &amp; une obscurité profonde. Quoi qu’il en soit, (&amp; les
                        sentiments à cet égard sont uniformes) les anciens parloient <pb n="259"
                        />avec les mains ; leurs doigts étoient, pour ainsi dire, autant de langues
                        qui s’exprimoient avec facilité, avec force &amp; avec énergie ; le climat,
                        le tempérament &amp; l’application que l’on apportoit à perfectionner l’Art
                        du geste, l’avoient porté à un degré de sublimité que nous n’atteindrons
                        jamais si nous ne nous donnons les mêmes soins qu’eux pour nous distinguer
                        dans cette partie. La dispute de <hi rend="i">Ciceron</hi> &amp; de <hi
                            rend="i">Roscius</hi>, à qui rendroit mieux la pensée, <hi rend="i"
                            >Ciceron</hi> par le tour &amp; l’arrangement des mots, &amp; <hi
                            rend="i">Roscius</hi> par le mouvement des bras &amp; l’expression de la
                        physionomie, prouve très-clairement que nous ne sommes encore que des
                        enfants ; que nous n’avons que des mouvements machinaux &amp; indéterminés,
                        sans <pb n="260"/>signification, sans caractere &amp; sans vie.</p>
                    <p>Les anciens avoient des bras, &amp; nous avons des jambes : réunissons,
                        Monsieur, à la beauté de notre exécution, l’expression vive &amp; animée des
                            <hi rend="i">Pantomimes</hi> ; détruisons les masques, ayons une ame,
                        &amp; nous serons les premiers Danseurs de l’Univers.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-10">
                    <pb n="261"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE X.</hi></head>
                    <p>J’ai dit, Monsieur, que la Danse étoit trop composée &amp; le mouvement
                        symmétrique des bras trop uniforme, pour que les Tableaux pussent avoir de
                        la variété, de l’expression &amp; du naturel ; il faudroit donc si nous
                        voulons rapprocher notre Art de la vérité, donner moins d’attention aux
                        jambes, &amp; plus de soin aux bras ; abandonner les cabrioles pour
                        l’intérêt des gestes ; faire moins de pas difficiles, &amp; jouer davantage
                        de la physionomie ; ne pas mettre tant de force dans l’exécution, mais y
                        mêler plus d’esprit ; s’écarter avec grace des regles étroites de l’Ecole,
                        pour suivre les impressions de la nature <pb n="262"/>&amp; donner à la
                        Danse l’ame &amp; l’action qu’elle doit avoir pour intéresser. Je n’entends
                        point au reste par le mot d’<hi rend="i">action</hi> celle qui ne consiste
                        qu’à se remuer, à se donner de la peine, à faire des efforts &amp; à se
                        tourmenter comme un forcené pour sauter, ou pour montrer une ame que l’on
                        n’a pas.</p>
                    <p>L’<hi rend="i">action</hi> en matiere de Danse est l’Art de faire passer par
                        l’expression vraie de nos mouvements, de nos gestes &amp; de la physionomie,
                        nos sentiments &amp; nos passions dans l’ame des Spectateurs. L’<hi rend="i"
                            >action</hi> n’est donc autre chose que la <hi rend="i">Pantomime</hi>.
                        Tout doit peindre, tout doit parler chez le Danseur ; chaque geste, chaque
                        attitude, chaque port de bras doit avoir une expression différente ; la
                        vraie <hi rend="i">Pantomime</hi>
                        <pb n="263"/>en tout genre, suit la nature dans toutes ses nuances. S’en
                        écarte-t-elle un instant ? elle fatigue, elle révolte. Que les Danseurs qui
                        commencent ne confondent pas cette <hi rend="i">Pantomime</hi> noble, dont
                        je parle, avec cette expression basse &amp; triviale que les Bouffons
                        d’Italie ont apporté en France &amp; que le mauvais goût semble avoir
                        adopté.</p>
                    <p>Je crois, Monsieur, que l’Art du geste est resserré dans des bornes trop
                        étroites pour produire de grands effets. La seule action du bras droit que
                        l’on porte en avant pour décrire un quart de cercle, pendant que le bras
                        gauche qui étoit dans cette position, rétrograde par la même route pour
                        s’étendre de nouveau &amp; former l’opposition avec la jambe, n’est pas
                        suffisante pour <pb n="264"/>exprimer les passions : tant qu’on ne variera
                        pas davantage les mouvements des bras, ils n’auront jamais la force
                        d’émouvoir &amp; d’affecter. Les anciens étoient nos Maîtres à cet égard,
                        ils connoissoient mieux que nous l’Art du geste, &amp; c’est dans cette
                        partie seule de la Danse qu’ils l’emportoient sur les modernes. Je leur
                        accorde avec plaisir ce qui nous manque, &amp; ce que nous posséderons
                        lorsqu’il plaira aux Danseurs de secouer des regles qui s’opposent à la
                        beauté &amp; à l’esprit de leur Art.</p>
                    <p>Le port des bras devant être aussi varié que les différentes passions que la
                        Danse peut exprimer, les regles reçues deviennent presque inutiles ; il
                        faudroit les enfreindre &amp; s’en écarter à chaque instant, ou s’opposer en
                        les <pb n="265"/>suivant exactement aux mouvements de l’ame, qui ne peuvent
                        se limiter par un nombre déterminé de gestes.</p>
                    <p>Les passions varient &amp; se divisent à l’infini ; il faudroit donc autant
                        de préceptes qu’il y a chez elles de variation. Où est le Maître qui voulût
                        entreprendre un tel ouvrage ?</p>
                    <p>Le geste puise son principe dans la passion qu’il doit rendre ; c’est un
                        trait qui part de l’ame, il doit faire un prompt effet, &amp; toucher au
                        but, lorsqu’il est lancé par le sentiment.</p>
                    <p>Instruit des principes fondamentaux de notre Art, suivons les mouvements de
                        notre ame, elle ne peut nous trahir lorsqu’elle sent vivement ; &amp; si
                        dans ces instants elle entraîne le bras à tel ou tel geste, il est toujours
                        aussi juste que correctement dessiné, &amp; son <pb n="266"/>effet est sûr.
                        Les passions sont les ressorts qui font jouer la machine : quels que soient
                        les mouvements qui en résultent, ils ne peuvent manquer d’être vrais. Il
                        faut conclure d’après cela que les préceptes stériles de l’Ecole doivent
                        disparoître dans la Danse en action pour faire place à la nature.</p>
                    <p>Rien n’est si difficile à ménager que ce que l’on appelle bonne grace ; c’est
                        au goût à l’employer &amp; c’est un défaut que de courir après elle, &amp;
                        d’en répandre également par-tout. Peu de prétention à en montrer, une
                        négligence bien entendue à la dérober quelquefois ne la rend que plus
                        piquante, &amp; lui prête un nouvel attrait. Le goût en est le distributeur,
                        c’est lui qui donne aux graces de la valeur &amp; qui les rend aimables :
                        marchent-elles sans lui, elles <pb n="267"/>perdent leur nom, leurs charmes
                        &amp; leur effet ? ce n’est plus que de la minauderie dont la fadeur devient
                        insoutenable.</p>
                    <p>Il n’appartient pas à tout le monde d’avoir du goût ; la nature seule le
                        donne, l’éducation le rafine &amp; le perfectionne ; toutes les regles que
                        l’on établiroit pour en donner, seroient inutiles. Il est né avec nous, ou
                        il ne l’est pas : s’il l’est, il se manifestera de lui-même ; s’il ne l’est
                        pas, le Danseur sera toujours médiocre.</p>
                    <p>Il en est de même des mouvements des bras ; la bonne grace est à ces
                        derniers, ce que le goût est à la bonne grace : on ne peut réussir dans
                            l’<hi rend="i">action Pantomime</hi>, sans être également servi par la
                        nature ; lorsqu’elle nous donne les premieres leçons, les progrès ne peuvent
                        manquer d’être rapides.</p>
                    <p><pb n="268"/>Concluons que l’action de la Danse est trop restreinte ; que
                        l’agrément &amp; l’esprit ne peuvent se communiquer également à tous les
                        êtres ; que le goût &amp; les graces ne se donnent point. En vain
                        cherche-t-on à en prêter à ceux qui ne sont point faits pour en avoir, c’est
                        semer son grain sur un terrein pierreux ; quantité de charlatans en vendent,
                        une plus grande quantité de dupes s’imaginent en acquérir en payant, mais
                        ils n’ont qu’un faux vernis qui se ternit &amp; disparoît bientôt ; le
                        profit est au vendeur, &amp; la sottise à l’acheteur ; c’est <hi rend="i"
                            >Ixion</hi> qui embrasse la nue.</p>
                    <p>Les Romains avoient cependant des écoles où l’on enseignoit l’Art de la <hi
                            rend="i">Saltation</hi>, ou si vous voulez celui du geste &amp; de la
                        bonne grace, mais les <pb n="269"/>Maîtres étoient-ils contents de leurs
                        écoliers ? <hi rend="i">Roscius</hi> ne le fut que d’un seul que la nature
                        sans doute avoit servi, encore y trouvoit-il toujours quelque chose à
                        reprendre.</p>
                    <p>Que mes confreres se persuadent que j’entends par gestes les mouvements
                        expressifs des bras soutenus par les caracteres frappants &amp; variés de la
                        physionomie. Les mains d’un Danseur habile doivent, pour ainsi dire,
                        parler ; si son visage ne joue point ; si l’altération que les passions
                        impriment sur les traits n’est pas sensible ; si ses yeux ne déclament point
                        &amp; ne décélent pas la situation de son cœur, son expression dès-lors est
                        fausse, son jeu est machinal, &amp; l’effet qui en résulte péche par le
                        désagrément &amp; par le défaut de vérité &amp; de vraisemblance.</p>
                    <p><pb n="270"/>On ne peut se distinguer au Théatre que lorsqu’on est aidé par
                        la nature, c’étoit le sentiment de <hi rend="i">Roscius</hi>. Selon lui, dit
                            <hi rend="i">Quintilien</hi>, l’Art du <hi rend="i">Pantomime</hi>
                        consiste dans la bonne grace &amp; dans l’expression naïve des affections de
                        l’ame ; elle est au-dessus des regles &amp; ne se peut enseigner ; la nature
                        seule la donne.</p>
                    <p>Pour hâter les progrès de notre Art &amp; le rapprocher de la vérité, il faut
                        faire un sacrifice de tous les pas trop compliqués ; ce que l’on perdra du
                        côté des jambes se retrouvera du côté des bras ; plus les pas seront simples
                        &amp; plus il sera facile de leur associer de l’expression &amp; des
                        graces : le goût fuit toujours les difficultés, il ne se trouve jamais avec
                        elles ; que les Artistes les réservent pour l’étude, mais qu’ils apprennent
                        à les bannir de l’exécution ; <pb n="271"/>elles ne plaisent point au
                        Public ; elles ne font même qu’un plaisir médiocre à ceux qui en sentent le
                        prix. Je regarde les difficultés multipliées de la Musique &amp; de la Danse
                        comme un jargon qui leur est absolument étranger ; leurs voix doivent être
                        touchantes, c’est toujours au cœur qu’elles doivent parler ; le langage qui
                        leur est propre est celui du sentiment ; il séduit généralement, parce qu’il
                        est entendu généralement de toutes les Nations.</p>
                    <p>Tel <hi rend="i">Violon</hi> est admirable, me dira-t-on ; cela se peut, mais
                        il ne me fait aucun plaisir, il ne me flatte point, &amp; il ne me cause
                        aucune sensation ; c’est qu’il a un langage, me répondra l’Amateur, que vous
                        n’entendez point. Cette conversation n’est pas à la portée de tout le monde,
                        continuera-t-il, mais <pb n="272"/>elle est sublime pour quiconque peut la
                        comprendre &amp; la sentir, &amp; ses sons font autant de sentiments qui
                        séduisent &amp; qui affectent lorsque l’on conçoit son langage.</p>
                    <p>Tant pis pour ce grand <hi rend="i">Violon</hi>, lui dirai-je, si son mérite
                        ne se borne uniquement qu’à plaire au petit nombre. Les Arts sont de tous
                        les pays ; qu’ils empruntent la voix qui leur est propre, ils n’auront pas
                        besoin d’interprete, &amp; ils affecteront également &amp; le connoisseur
                        &amp; l’ignorant ; leur effet ne se borne-t-il au-contraire qu’à frapper les
                        yeux sans toucher le cœur, sans remuer les passions, sans ébranler l’ame ?
                        ils cessent dès-lors d’être aimables &amp; de plaire ; la voix de la nature
                        &amp; l’expression fidelle du sentiment jetteront toujours l’émotion dans
                        les ames les moins <pb n="273"/>sensibles, le plaisir est un tribut que le
                        cœur ne peut refuser aux choses qui le flattent &amp; qui l’intéressent.</p>
                    <p>Un grand <hi rend="i">Violon</hi> d’Italie arrive-t-il à Paris, tout le monde
                        le court &amp; personne ne l’entend ; cependant on crie au miracle. Les
                        oreilles n’ont point été flattées de son jeu, ses sons n’ont point touché,
                        mais les yeux se sont amusés ; il a <hi rend="i">démanché</hi> avec adresse,
                        ses doigts ont parcouru le manche avec légéreté ; que dis-je ? il a été
                        jusqu’au chevalet ; il a accompagné ces difficultés de plusieurs contorsions
                        qui étoient autant d’invitations, &amp; qui vouloient dire, <hi rend="i"
                            >Messieurs, regardez-moi, mais ne m’écoutez-pas : ce passage est
                            diabolique ; il ne flattera pas votre oreille, quoiqu’il fasse grand
                            bruit, mais il y a vingt ans que je l’étudie</hi>. L’applaudissement <pb
                            n="274"/>part ; les bras &amp; les doigts méritent des éloges, &amp; on
                        accorde à l’homme machine &amp; sans tête, ce que l’on refusera constamment
                        de donner à un <hi rend="i">Violon</hi> François qui réunira au brillant de
                        la main, l’expression, l’esprit, le génie &amp; les graces de son Art.</p>
                    <p>Les Danseurs Italiens ont pris depuis quelque temps le contre-pied des
                        Musiciens. Ne pouvant occuper agréablement la vue, &amp; n’ayant pu hériter
                        de la gentillesse de <hi rend="i">Fossan</hi>, ils font beaucoup de bruit
                        avec les pieds en marquant toutes les notes ; de sorte qu’on voit jouer avec
                        admiration les <hi rend="i">Violons</hi> de cette Nation, &amp; qu’on écoute
                        danser avec plaisir leurs <hi rend="i">Pantomimes</hi>. Ce n’est point là le
                        but que les beaux Arts se proposent ; ils doivent peindre, ils doivent
                        imiter ; une élégante simplicité <pb n="275"/>convient à leurs charmes. La
                        beauté se perd toujours sous les colifichets de la mode ; le <hi rend="i"
                            >simple</hi> est son fard ; la nature compose ses agréments ; les graces
                        ajoutent à ses traits ; l’esprit les anime &amp; leur prête encore un nouvel
                        éclat. Tant que l’on sacrifiera le goût aux difficultés, que l’on ne
                        raisonnera pas, que l’on dansera en mercenaire, &amp; que l’on fera un
                        métier vil d’un Art agréable ; la Danse loin de faire des progrès,
                        dégénérera, &amp; rentrera dans l’obscurité où elle étoit il n’y a pas plus
                        d’un siecle.</p>
                    <p>Ce ne seroit pas m’entendre que de penser que je cherche à abolir les
                        mouvements ordinaires des bras, tous les pas difficiles &amp; brillants,
                        &amp; toutes les positions élégantes de la Danse ; je demande plus de
                        varieté &amp; d’expression <pb n="276"/>dans les bras ; je voudrois les voir
                        parler avec plus d’énergie ; ils peignent le sentiment &amp; la volupté,
                        mais ce n’est pas assez, il faut encore qu’ils peignent la fureur, la
                        jalousie, le dépit, l’inconstance, la douleur, la vengeance, l’ironie,
                        toutes les passions innées enfin dans l’homme, &amp; que d’accord avec les
                        yeux, la physionomie &amp; les pas, ils me fassent entendre le cri de la
                        nature. Je veux encore que les pas soient placés avec autant d’esprit que
                        d’Art, &amp; qu’ils répondent à l’action &amp; aux mouvements de l’ame du
                        Danseur ; j’exige que dans une expression vive on ne forme point de pas
                        lents ; que dans une Scene grave on n’en fasse point de légers ; que dans
                        des mouvements de dépit on sache éviter tous ceux qui ayant de la légéreté,
                        trouveroient place <pb n="277"/>dans un moment d’inconstance ; je voudrois
                        enfin que l’on cessât d’en faire dans les instants de désespoir &amp;
                        d’accablement : c’est au visage seul à peindre ; c’est aux yeux à parler ;
                        les bras même doivent être immobiles, &amp; le Danseur dans ces sortes de
                        Scenes ne sera jamais si excellent que lorsqu’il ne dansera pas ; toutes mes
                        vues, toutes mes idées ne tendent uniquement qu’au bien &amp; à l’avancement
                        des jeunes Danseurs &amp; des nouveaux Maîtres de Ballets ; qu’ils pesent
                        mes idées, qu’ils se fassent un genre neuf, ils verront alors que tout ce
                        que j’avance peut se mettre en pratique &amp; réunir tous les suffrages.</p>
                    <p>Quant aux positions, tout le monde sait qu’il y en a cinq ; on prétend même
                        qu’il y en a dix divisées assez singuliérement en bonnes ou en mauvaises, en
                            <pb n="278"/>fausses ou en vraies : le compte n’y fait rien, &amp; je ne
                        le contesterai point ; je dirai simplement que ces positions sont bonnes à
                        savoir &amp; meilleures encore à oublier, &amp; qu’il est de l’Art du grand
                        Danseur de s’en écarter agréablement. Au reste, toutes celles où le corps
                        est ferme &amp; bien dessiné sont excellentes ; je n’en connois de mauvaises
                        que lorsque le corps est mal <hi rend="i">grouppé</hi>, qu’il chancelle
                        &amp; que les jambes ne peuvent le soutenir. Ceux qui sont attachés à
                        l’alphabet de leur profession, me traiteront d’innovateur &amp; de
                        fanatique, mais je les renverrai à l’Ecole de la Peinture &amp; de la
                        Sculpture, &amp; je leur demanderai ensuite s’ils approuvent ou s’ils
                        condamnent la position du beau Gladiateur &amp; celle de l’Hercule ? Les
                        désaprouvent-ils ? j’ai gain de cause, ce sont des aveugles : les <pb
                            n="279"/>approuvent-ils ? ils ont perdu, puisque je leur prouverai que
                        les positions de ces deux statues, chef-d’œuvres de l’antiquité, ne sont pas
                        des positions adoptées dans les principes de la Danse.</p>
                    <p>La plus grande partie de ceux qui se livrent au Théatre, croient qu’il ne
                        faut avoir que des jambes pour être Danseur ; de la mémoire pour être
                        Comédien ; &amp; de la voix pour être Chanteur. En partant d’un principe
                        aussi faux, les uns ne s’appliquent qu’à remuer les jambes, les autres qu’à
                        faire des efforts de mémoire, &amp; les derniers qu’à pousser des cris ou
                        des sons ; ils sont étonnés, après plusieurs années d’un travail pénible,
                        d’être détestables ; mais il n’est pas possible de réussir dans un Art sans
                        en étudier les principes, sans en connoître l’esprit, &amp; sans en sentir
                        les <pb n="280"/>effets. Un bon Ingénieur ne s’emparera pas des ouvrages les
                        plus foibles d’une Place, s’ils sont commandés par des hauteurs capables de
                        les défendre &amp; de l’en déloger ; l’unique moyen d’assurer sa conquête,
                        est de se rendre Maître des principaux ouvrages &amp; de les emporter, parce
                        que ceux qui leur sont inférieurs ne feront plus alors qu’une foible
                        résistance, ou se rendront d’eux-mêmes. Il en est des Arts comme des Places,
                        &amp; des Artistes comme des Ingénieurs ; il ne s’agit pas d’effleurer, il
                        faut approfondir ; ce n’est pas assez que de connoître les difficultés, il
                        faut les combattre &amp; les vaincre. Ne s’attache-t-on qu’aux petites
                        parties, ne saisit-on que la superficie des choses ? on languit dans la
                        médiocrité &amp; dans l’obscurité la plus honteuse.</p>
                    <p><pb n="281"/>Je ferai d’un homme ordinaire un Danseur comme il y en a mille,
                        pourvu qu’il soit passablement bien fait ; je lui enseignerai à remuer les
                        bras &amp; les jambes &amp; à tourner la tête ; je lui donnerai de la
                        fermeté, du brillant &amp; de la vîtesse, mais je ne pourrai le douer de ce
                        feu, de ce génie, de cet esprit, de ces graces &amp; de cette expression de
                        sentiment qui est l’ame de la vraie <hi rend="i">Pantomime</hi> : la nature
                        fut toujours au-dessus de l’Art, il n’appartient qu’à elle de faire des
                        miracles.</p>
                    <p>Le défaut de lumieres &amp; la stupidité qui regne parmi la plupart des
                        Danseurs, prend sa source de la mauvaise éducation qu’ils reçoivent
                        ordinairement. Ils se livrent au Théatre, moins pour s’y distinguer que pour
                        secouer le joug de la dépendance ; moins pour <pb n="282"/>se dérober à une
                        profession plus tranquille, que pour jouir des plaisirs qu’ils croient y
                        rencontrer à chaque instant ; ils ne voient dans ce premier moment
                        d’enthousiasme que les roses du talent qu’ils veulent embrasser ; ils
                        apprennent la danse avec fureur ; leur goût se ralentit à mesure que les
                        difficultés se font sentir &amp; qu’elles se multiplient ; ils ne saisissent
                        que la partie grossiere de l’Art ; ils sautent plus ou moins haut ; ils
                        s’attachent à former machinalement une multitude de pas, &amp; semblables à
                        ces enfants qui disent beaucoup de mots sans esprit &amp; sans suite, ils
                        font beaucoup de pas sans génie, sans goût &amp; sans graces.</p>
                    <p>Ce mêlange innombrable de pas enchaînés plus ou moins mal, cette exécution
                        difficile, ces mouvements compliqués, <pb n="283"/>ôtent, pour ainsi dire,
                        la parole à la Danse. Plus de simplicité, plus de douceur &amp; de moëlleux
                        dans les mouvements procureroit au Danseur la facilité de peindre &amp;
                        d’exprimer. Il pourroit se partager entre le méchanisme des pas &amp; les
                        mouvements qui sont propres à rendre les passions ; la Danse alors délivrée
                        des petites choses, pourroit se livrer aux plus grandes. Il est constant que
                        l’essouflement qui résulte d’un travail si pénible étouffe le langage du
                        sentiment ; que les entrechats &amp; les cabrioles altérent le caractere de
                        la belle Danse, &amp; qu’il est moralement impossible de mettre de l’ame, de
                        la vérité &amp; de l’expression dans les mouvements, lorsque le corps est
                        sans cesse ébranlé par des secousses violentes &amp; réitérées, &amp; que
                        l’esprit n’est exactement <pb n="284"/>occupé qu’à le préserver des
                        accidents &amp; des chûtes qui le menacent à chaque instant.</p>
                    <p>On ne doit pas s’étonner de trouver plus d’intelligence &amp; de facilité à
                        rendre le sentiment parmi les Comédiens que parmi les Danseurs. La plupart
                        des premiers reçoivent communément plus d’éducation que les derniers. Leur
                        état d’ailleurs les porte à un genre d’étude propre à leur donner avec
                        l’usage du monde &amp; le ton de la bonne compagnie, l’envie de s’instruire
                        &amp; d’étendre leurs connoissances au-delà des bornes du Théatre ; ils
                        s’attachent à la Littérature ; ils connoissent les Poëtes, les Historiens
                        &amp; plusieurs d’entr’eux ont prouvé par leurs ouvrages qu’ils joignoient
                        au talent de bien dire, celui de composer agréablement. Si <pb n="285"
                        />toutes ces connoissances ne sont pas exactement analogues à leur
                        profession, elles ne laissent pas de contribuer à la perfection à laquelle
                        ils parviennent. De deux Acteurs également servis par la nature, celui qui
                        sera le plus éclairé sera sans contredit celui qui mettra le plus d’esprit
                        &amp; de légéreté dans son jeu.</p>
                    <p>Les Danseurs devroient s’attacher ainsi que les Comédiens à peindre &amp; à
                        sentir, puisqu’ils ont le même objet à remplir. S’ils ne sont vivement
                        affectés de leurs rôles ; s’ils n’en saisissent le caractere avec vérité,
                        ils ne peuvent se flatter de réussir &amp; de plaire ; ils doivent également
                        enchaîner le Public par la force de l’illusion, &amp; lui faire éprouver
                        tous les mouvements dont ils sont animés. Cette vérité, cet enthousiasme qui
                        caractérisent le grand Acteur <pb n="286"/>&amp; qui est l’ame des beaux
                        Arts, est, si j’ose m’exprimer ainsi, l’image du coup électrique ; c’est un
                        feu qui se communique avec rapidité, qui embrase dans un instant
                        l’imagination des Spectateurs, qui ébranle leur ame, &amp; qui force leur
                        cœur à la sensibilité.</p>
                    <p>Le cri de la nature, ou les mouvements vrais de l’action <hi rend="i"
                            >Pantomime</hi> doivent également toucher ; le premier attaque le cœur
                        par l’ouie, les derniers par la vue : ils feront l’un &amp; l’autre une
                        impression aussi forte, si cependant les images de la <hi rend="i"
                            >Pantomime</hi> sont aussi vives, aussi frappantes &amp; aussi animées
                        que celles du discours.</p>
                    <p>Il n’est pas possible d’imprimer cet intérêt en récitant machinalement de
                        beaux vers, &amp; en faisant tout simplement <pb n="287"/>de beaux pas ; il
                        faut que l’ame, la physionomie, le geste &amp; les attitudes parlent toutes
                        à la fois, &amp; qu’elles parlent avec autant d’énergie que de vérité. Le
                        Spectateur se mettra-t-il à la place de l’Acteur, si celui-ci ne se met à
                        celle du Héros qu’il représente ? Peut-il espérer d’attendrir &amp; de faire
                        verser des larmes, s’il n’en répand lui-même ? Sa situation touchera-t-elle,
                        s’il ne la rend touchante, &amp; s’il n’en paroît vivement affecté ?</p>
                    <p>Vous me direz peut-être que les Comédiens ont sur les Danseurs l’avantage de
                        la parole, la force &amp; l’énergie du discours. Mais ces derniers n’ont-ils
                        pas les gestes, les attitudes, les pas &amp; la musique que l’on doit
                        regarder comme l’organe &amp; l’interprete des mouvements successifs du
                        Danseur ?</p>
                    <p><pb n="288"/>Pour que notre Art parvienne à ce degré de sublimité que je
                        demande &amp; que je lui souhaite, il est indispensablement nécessaire que
                        les Danseurs partagent leur temps &amp; leurs études entre l’esprit &amp; le
                        corps, &amp; que tous les deux soient ensemble l’objet de leurs réflexions ;
                        mais on donne malheureusement tout au dernier, &amp; l’on refuse tout à
                        l’autre. La tête conduit rarement les jambes, &amp; comme l’esprit &amp; le
                        génie ne résident pas dans les pieds, on s’égare souvent, l’homme s’éclipse,
                        il n’en reste qu’une machine mal combinée, livrée à la stérile admiration
                        des sots &amp; au juste mépris des connoisseurs.</p>
                    <p>Etudions donc, Monsieur ; cessons de ressembler à ces marionnettes, dont les
                        mouvements dirigés par des fils grossiers n’amusent &amp; ne font illusion
                        qu’au <pb n="289"/>Peuple. Si notre ame détermine le jeu &amp; l’action de
                        nos ressorts, dès-lors les pieds, les jambes, le corps, la physionomie &amp;
                        les yeux seront mus dans des sens justes, &amp; les effets résultants de
                        cette harmonie &amp; de cette intelligence intéresseront également le cœur
                        &amp; l’esprit.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-11">
                    <head><hi rend="i">LETTRE XI.</hi></head>
                    <p>Il est rare, Monsieur, pour ne pas dire impossible de trouver des hommes
                        exactement bien faits ; &amp; par cette raison, il est très-commun de
                        rencontrer une foule de Danseurs construits <pb n="290"/>désagréablement,
                        &amp; dans lesquels on n’apperçoit que trop souvent des défauts de
                        conformation que toutes les ressources de l’Art ont peine à réparer.
                        Seroit-ce par une fatalité attachée à la nature humaine que nous nous
                        éloignons toujours de ce qui nous convient, &amp; que nous nous proposons si
                        communément de courir une carriere dans laquelle nous ne pouvons ni marcher
                        ni nous soutenir ? C’est cet aveuglement, c’est cette ignorance dans
                        laquelle nous sommes de nous-mêmes, qui produisent la foule immense de
                        mauvais Poëtes, de Peintres médiocres, de plats Comédiens, de Musiciens
                        bruyants, de Danseurs ou de Baladins détestables ; que sai-je, Monsieur,
                        d’hommes insupportables dans tous les genres. Ces mêmes hommes placés où ils
                            <pb n="291"/>devoient être auroient été utiles à l’humanité, ils
                        auroient bien mérité de leur Patrie ; mais hors du lieu &amp; du rang qui
                        leur étoient assignés, leur véritable talent est enfoui, &amp; celui d’être
                        à l’envi plus ridicules les uns que les autres lui est substitué.</p>
                    <p>La premiere considération à faire lorsqu’on se destine à la Danse, dans un
                        âge du moins où l’on est capable de réfléchir, est celle de sa construction.
                        Ou les vices naturels qu’on observe en soi sont tels que rien ne peut y
                        remédier ; en ce cas, il faut perdre sur le champ &amp; totalement de vue
                        l’idée que l’on s’étoit formée de l’avantage de concourir aux plaisirs des
                        autres ; ou ces vices peuvent être réformés par une application, par une
                        étude constante &amp; par les conseils &amp; les avis d’un <pb n="292"
                        />Maître savant &amp; éclairé ; &amp; dès-lors il importe essentiellement de
                        ne négliger aucun des efforts qui peuvent remédier à des imperfections dont
                        on triomphera, si l’on prévient le temps où les parties ont acquis leur
                        dernier degré de force &amp; de consistance, où la nature a pris son pli,
                        &amp; où le défaut à vaincre s’est fortifié par une habitude trop longue
                        &amp; trop invétérée pour pouvoir être détruit.</p>
                    <p>Malheureusement il est peu de Danseurs capables de ce retour sur eux-mêmes.
                        Les uns aveuglés par l’amour propre imaginent être sans défauts ; les autres
                        ferment, pour ainsi dire, les yeux sur ceux que l’examen le plus léger leur
                        feroit découvrir ; or dès qu’ils ignorent ce que tout homme qui a quelques
                        lumieres est en droit de leur <pb n="293"/>reprocher, leurs travaux ne sont
                        étayés sur aucuns principes raisonnés &amp; suivis ; ils dansent moins en
                        hommes qu’en machines ; l’arrangement disproportionné des parties s’oppose
                        sans cesse en eux au jeu des ressorts &amp; à l’harmonie qui devroit former
                        un <hi rend="i">Ensemble</hi> ; plus de liaison dans les pas ; plus de
                        moëlleux dans les mouvements ; plus d’élégance dans les attitudes &amp; dans
                        les oppositions ; plus de proportions dans les <hi rend="i"
                            >déployements</hi>, &amp; par conséquent plus de fermeté ni d’<hi
                            rend="i">à-plomb</hi>. Voilà, Monsieur, où se réduit l’exécution des
                        Danseurs qui croient que la Danse ne consiste que dans une action quelconque
                        des bras &amp; des jambes, &amp; qui dédaignent de s’envisager eux-mêmes
                        dans le moment de leur étude &amp; de leurs exercices. Nous pouvons <pb
                            n="294"/>sans les offenser &amp; en leur rendant la justice qui leur est
                        due, les nommer les automates de la Danse.</p>
                    <p>Vraisemblablement si les bons Maîtres étoient plus communs, les bons éleves
                        ne seroient pas si rares ; mais les Maîtres qui sont en état d’enseigner ne
                        donnent point de leçons, &amp; ceux qui en devroient prendre ont toujours la
                        fureur d’en donner aux autres. Que dirons-nous de leur négligence &amp; de
                        l’uniformité avec laquelle ils enseignent ? la vérité, n’est qu’une,
                        s’écriera-t-on ; j’en conviens, mais n’est-il qu’une maniere de la démontrer
                        &amp; de la faire passer aux écoliers que l’on entreprend, &amp; ne doit-on
                        pas nécessairement les conduire au même but par des chemins différents ?
                        J’avoue que pour y parvenir il faut une sagacité réelle, car sans <pb
                            n="295"/>réflexion &amp; sans étude, il n’est pas possible d’appliquer
                        les principes selon les genres divers de conformation, &amp; les degrés
                        différents d’aptitude ; on ne peut saisir d’un coup d’œil ce qui convient à
                        l’un, ce qui ne sauroit convenir à l’autre, &amp; l’on ne varie point enfin
                        ses leçons à proportion des diversités que la nature ou que l’habitude
                        souvent plus rebelle que la nature même, nous offre &amp; nous présente.</p>
                    <p>C’est donc essentiellement au Maître que le soin de placer chaque éleve dans
                        le genre qui lui est propre est réservé. Il ne s’agit pas à cet effet de
                        posséder seulement les connoissances les plus exactes de l’Art ; il faut
                        encore se défendre soigneusement de ce vain orgueil, qui persuade à chacun
                        que sa maniere d’exécuter est l’unique &amp; <pb n="296"/>la seule qui
                        puisse plaire ; car un Maître qui se propose toujours comme un modele de
                        perfection, &amp; qui ne s’attache à faire de ses Ecoliers qu’une copie dont
                        il est le bon ou le mauvais original, ne réussira à en former de passables
                        que lorsqu’il en rencontrera qui seront doués des mêmes dispositions que lui
                        &amp; qui auront la même taille, la même conformation &amp; la même
                        intelligence.</p>
                    <p>Parmi les défauts de construction, j’en remarque communément deux
                        principaux ; l’un est d’être <hi rend="i">jarreté</hi>, &amp; l’autre d’être
                            <hi rend="i">arqué</hi>. Ces deux vices de conformation sont presque
                        généraux, &amp; ne différent que du plus au moins ; aussi voyons-nous
                        très-peu de Danseurs qui en soient exempts.</p>
                    <p>Nous disons qu’un homme est <hi rend="i">jarreté</hi>, <pb n="297"/>lorsque
                        ses hanches sont étroites &amp; en dedans, ses cuisses rapprochées l’une de
                        l’autre, ses genoux gros &amp; si serrés qu’ils se touchent &amp; se collent
                        étroitement quand même ses pieds sont distants l’un de l’autre ; ce qui
                        forme à peu près la figure d’un triangle depuis les genoux jusqu’aux pieds ;
                        j’observe encore un volume énorme dans la partie intérieure de ses
                        chevilles, une forte élévation dans le coudepied, &amp; le <hi rend="i"
                            >tendon d’Achille</hi> est non seulement en lui grêle &amp; mince, mais
                        il est fort éloigné de l’articulation.</p>
                    <p>Le Danseur <hi rend="i">arqué</hi> est celui en qui on remarque le défaut
                        contraire. Ce défaut regne également depuis la hanche jusqu’aux pieds ; car
                        ces parties décrivent une ligne qui donne en quelque sorte la figure d’un
                        arc ; en <pb n="298"/>effet les hanches sont évasées, &amp; les cuisses
                        &amp; les genoux sont ouverts, de maniere que le jour qui doit se rencontrer
                        naturellement entre quelques-unes de ces portions des extrémités inférieures
                        lorsqu’elles sont jointes, perce dans la totalité &amp; paroît beaucoup plus
                        considérable qu’il ne devroit l’être. Les personnes ainsi construites ont
                        d’ailleurs le pied long &amp; plat, la cheville extérieure saillante, &amp;
                        le <hi rend="i">tendon d’achille</hi> gros &amp; rapproché de
                        l’articulation. Ces deux défauts diamétralement opposés l’un à l’autre,
                        prouvent avec plus de force que tous les discours, que les leçons qui
                        conviennent au premier seroient nuisibles au second, &amp; que l’étude de
                        deux Danseurs aussi différents par la taille &amp; par la forme ne peut être
                        la même. Celui qui est <hi rend="i">jarreté</hi>
                        <pb n="299"/>doit s’appliquer continuellement à éloigner les parties trop
                        resserrées ; le premier moyen pour y réussir est de tourner les cuisses en
                        dehors &amp; de les mouvoir dans ce sens, en profitant de la liberté du
                        mouvement de rotation du <hi rend="i">fémur</hi> dans la <hi rend="i">cavité
                            cotiloïde</hi> des os des hanches. Aidés par cet exercice, les genoux
                        suivront la même direction &amp; rentreront, pour ainsi dire, dans leur
                        place. La <hi rend="i">rotule</hi> qui semble destinée à limiter le <hi
                            rend="i">rejet</hi> du genou trop en arriere de l’articulation tombera
                        perpendiculairement sur la pointe du pied, &amp; la cuisse &amp; la jambe ne
                        sortant plus de la ligne, en décriront alors une droite qui assurera la
                        fermeté &amp; la stabilité du tronc.</p>
                    <p>Le second remede à employer, est de conserver une fléxion continuelle <pb
                            n="300"/>dans l’articulation des genoux, &amp; de paroître extrêmement
                        tendu sans l’être en effet ; c’est là, Monsieur, l’ouvrage du temps &amp; de
                        l’habitude ; lorsqu’elle est fortement contractée, il est comme impossible
                        de reprendre sa position naturelle &amp; vicieuse sans des efforts qui
                        causent dans ces parties un engourdissement &amp; une douleur insupportable.
                        J’ai connu des Danseurs qui ont trouvé l’Art de dérober ce défaut à tel
                        point qu’on ne s’en seroit jamais apperçu, si l’entrechat droit &amp; les
                        temps trop forts ne les avoient décelés. En voici la raison ; la contraction
                        des muscles dans les efforts du saut roidit les articulations, &amp; force
                        chaque partie à rentrer dans sa place &amp; à revenir à sa forme naturelle ;
                        les genoux ainsi forcés se portent donc en <pb n="301"/>dedans, ils
                        reprennent leur volume ; ce volume met un obstacle aux battemens de
                        l’entrechat ; plus ces parties se joignent, plus celles qui leur sont
                        inférieures s’éloignent ; les jambes ne pouvant ni <hi rend="i">battre</hi>
                        ni <hi rend="i">croiser</hi>, restent comme immobiles au moment de l’action
                        des genoux qui roulent désagréablement l’un sur l’autre, &amp; l’entrechat
                        n’étant ni <hi rend="i">coupé</hi>, ni <hi rend="i">battu</hi>, ni <hi
                            rend="i">croisé</hi> par le bas, ne sauroit avoir la vîtesse &amp; le
                        brillant qui en font le mérite. Rien n’est si difficile à mon sens que de
                        masquer nos défauts, sur-tout dans les instants d’une exécution forte où
                        toute la machine est ébranlée, où elle reçoit des secousses violentes &amp;
                        réitérées, &amp; où elle se livre à des mouvements contraires &amp; à des
                        efforts continuels &amp; multipliés. Si l’Art peut alors <pb n="302"
                        />l’emporter sur la nature, de quels éloges le Danseur ne se rend-il pas
                        digne ?</p>
                    <p>Celui qui sera ainsi construit renoncera aux entrechats, aux cabrioles, &amp;
                        à tous temps durs &amp; compliqués, avec d’autant plus de raison qu’il sera
                        infailliblement foible, car ses hanches étant étroites, ou pour parler le
                        langage des anatomistes, les <hi rend="i">os du Bassin</hi> étant en lui
                        moins évasés, ils fournissent moins de jeu aux muscles qui s’y attachent
                        &amp; dont dépendent en partie les mouvements du tronc, mouvements &amp;
                        inflexions beaucoup plus aisés, lorsque ces mêmes os ont beaucoup plus de
                        largeur, parce qu’alors les muscles aboutissent ou partent d’un point plus
                        éloigné du centre de gravité. Quoi qu’il en soir, la Danse noble &amp; <hi
                            rend="i">terre-à-terre</hi> est la seule qui convienne à de pareils <pb
                            n="303"/>Danseurs. Au reste, Monsieur, ce que les Danseurs <hi rend="i"
                            >jarretés</hi> perdent du côté de la force, ils semblent le regagner du
                        côté de l’adresse. J’ai remarqué qu’ils étoient moëlleux, brillants dans les
                        choses les plus simples, aisés dans les difficultés qui ne demandent point
                        d’efforts, propres dans leur exécution, élégants dans leurs tableaux, &amp;
                        que leur <hi rend="i">percussion</hi> est toujours opérée avec des graces
                        infinies, parce qu’ils se servent &amp; qu’ils profitent &amp; des pointes
                        &amp; des ressorts qui font mouvoir le coudepied : voilà des qualités qui
                        les dédommagent de la force qu’ils n’ont pas, &amp; en matiere de Danse je
                        préférerai toujours l’adresse à la force.</p>
                    <p>Ceux qui sont <hi rend="i">arqués</hi> ne doivent s’attacher qu’à rapprocher
                        les parties trop distantes pour diminuer le vuide qui se rencontre
                        principalement entre <pb n="304"/>les genoux ; ils n’ont pas moins besoin
                        que les autres de l’exercice qui meut les cuisses en dehors, &amp; il leur
                        est même moins facile de déguiser leurs défauts. Communément ils sont forts
                        &amp; vigoureux ; ils ont par conséquent moins de souplesse dans les muscles
                        &amp; leurs articulations jouent avec moins d’aisance. On comprend au
                        surplus que si ce vice de conformation provenoit de la difformité des os,
                        tout travail seroit inutile &amp; les efforts de l’Art impuissants. J’ai dit
                        que les Danseurs <hi rend="i">jarretés</hi> doivent conserver une petite
                        flexion dans l’exécution ; ceux-ci par la raison contraire doivent être
                        exactement tendus, &amp; croiser leurs temps bien plus étroitement, afin que
                        la réunion des parties puisse diminuer le jour ou l’intervalle qui les
                        sépare naturellement. Ils sont <pb n="305"/>nerveux, vifs &amp; brillants
                        dans les choses qui tiennent plus de la force que de l’adresse ; nerveux
                        &amp; légers, attendu la direction de leurs <hi rend="i">faisceaux
                            musculeux</hi>, &amp; vu la consistance &amp; la résistance de leurs <hi
                            rend="i">ligaments articulaires</hi> ; vifs, parce qu’ils <hi rend="i"
                            >croisent</hi> plus du bas que du haut, &amp; qu’ayant par cette raison
                        peu de chemin à faire pour <hi rend="i">battre</hi> les temps, ils les <hi
                            rend="i">passent</hi> avec plus de vîtesse ; brillants, parce que le
                        jour perce entre les parties qui se <hi rend="i">croisent</hi> &amp; se <hi
                            rend="i">décroisent</hi> ; ce jour est exactement, Monsieur, le <hi
                            rend="i">clair-obscur</hi> de la Danse, car si les temps de l’entrechat
                        ne sont ni <hi rend="i">coupés</hi> ni <hi rend="i">battus</hi>, &amp;
                        qu’ils soient au contraire <hi rend="i">frottés</hi> &amp; <hi rend="i"
                            >roulés</hi> l’un sur l’autre, il n’y aura point de clair qui fasse
                        valoir les ombres, &amp; les jambes trop réunies n’offriront qu’une <hi
                            rend="i">masse</hi> indistincte <pb n="306"/>&amp; sans effet ; ils ont
                        peu d’adresse, parce qu’ils comptent trop sur leurs forces, &amp; que cette
                        même force s’oppose en eux à la souplesse &amp; à l’aisance : leur vigueur
                        les abandonne-t-elle un instant ? Ils sont gauches, ils ignorent l’Art de
                        dérober leurs situations par des temps simples qui n’exigeant aucune force,
                        donnent toujours le temps d’en reprendre de nouvelles ; ils ont de plus
                        très-peu d’élasticité &amp; <hi rend="i">percutent</hi> rarement de la
                        pointe.</p>
                    <p>Je crois en découvrir la véritable raison lorsque je considere la forme
                        longue &amp; plate de leurs pieds. Je compare cette partie à un <hi rend="i"
                            >levier</hi> de la seconde espece, c’est-à-dire à un <hi rend="i"
                            >levier</hi> dans lequel le poids est entre l’<hi rend="i">appui</hi>
                        &amp; la <hi rend="i">puissance</hi>, tandis que l’<hi rend="i">appui</hi>
                        &amp; la <hi rend="i">puissance</hi> sont à ses extrêmités. Ici le <pb
                            n="307"/>point fixe ou l’<hi rend="i">appui</hi> se trouve à l’extrêmité
                        du pied, la résistance ou le poids du corps porte sur le coudepied, &amp; la
                        puissance qui éleve &amp; soutient ce poids est appliquée au talon par le
                        moyen du <hi rend="i">tendon d’Achille</hi> ; or comme le <hi rend="i"
                            >levier</hi> est plus grand dans un pied long &amp; plat, le poids du
                        corps est plus éloigné du <hi rend="i">point d’appui</hi> &amp; plus près de
                        la puissance, donc la pesanteur du corps doit augmenter &amp; la force du
                            <hi rend="i">tendon</hi> d’<hi rend="i">Achille</hi> diminuer en
                        proportion égale. Je dis donc que cette pesanteur n’étant pas dans une
                        proportion aussi exacte dans les Danseurs <hi rend="i">arqués</hi> qu’elle
                        l’est dans les Danseurs <hi rend="i">jarretés</hi> qui ont ordinairement le
                        coudepied élevé &amp; fort, ces premiers ont nécessairement moins de
                        facilité à se hausser sur l’extrêmité des pointes.</p>
                    <p><pb n="308"/>J’ai observé encore, Monsieur, que les défauts qui se
                        rencontrent depuis les hanches jusqu’aux pieds, se font sentir depuis
                        l’épaule jusqu’à la main ; le plus souvent l’épaule suit la conformation des
                        hanches, le coude celle du genou, le poignet celle du pied ; la plus légere
                        recherche vous convaincra de cette vérité, &amp; vous verrez qu’en général
                        les défauts de conformation provenant de l’arrangement vicieux de quelques
                        articulations, s’étendent à toutes. Ce principe posé, l’Artiste doit
                        suggérer relativement aux bras des mouvements différents à ses éleves. Cette
                        attention est très-importante à faire ; les bras courts n’exigent que des
                        mouvements proportionnés à leur longueur ; les bras longs ne peuvent perdre
                        de leur étendue, que par les <hi rend="i">rondeurs</hi>
                        <pb n="309"/> qu’on leur donne ; l’Art consiste à tirer parti de ces
                        imperfections, &amp; je connois des Danseurs qui par le moyen des <hi
                            rend="i">effacements</hi> du corps dérobent habilement la longueur de
                        leurs bras ; ils en font <hi rend="i">fuir</hi> une partie dans l’ombre.</p>
                    <p>J’ai dit que les Danseurs <hi rend="i">jarretés</hi> étoient foibles, ils
                        sont minces &amp; déliés ; les Danseurs <hi rend="i">arqués</hi> forts &amp;
                        vigoureux sont gros &amp; nerveux. On pense assez communément qu’un homme
                        gros &amp; trapu doit être lourd ; ce principe est vrai quant au poids réel
                        du corps, mais il est faux en ce qui concerne la Danse, car la légéreté ne
                        naît que de la force des muscles. Tout homme qui n’en sera aidé que
                        foiblement, <hi rend="i">tombera</hi> toujours avec pesanteur. La raison en
                        est simple ; les parties foibles ne pouvant résister dans l’instant de la
                        chûte aux <pb n="310"/>plus fortes, c’est-à-dire au poids du corps qui
                        acquiert à proportion de la hauteur dont il tombe un nouveau degré de
                        pesanteur, cédent &amp; fléchissent, &amp; c’est dans ce moment de
                        relâchement &amp; de flexion que le bruit de la chûte se fait entendre,
                        bruit qui diminue considérablement &amp; qui peut même n’avoir pas lieu
                        quand le corps peut se maintenir dans une ligne exactement perpendiculaire,
                        &amp; lorsque les muscles &amp; les ressorts ont la force de s’opposer à la
                        force même, &amp; de résister avec vigueur au choc qui pourroit les faire
                        succomber. Avant de terminer cette Lettre, revenons un moment aux Danseurs
                            <hi rend="i">jarretés</hi> &amp; <hi rend="i">arqués</hi>, &amp;
                        souffrez que je vous mette sous les yeux deux exemples vivants : c’est
                        Monsieur <hi rend="i">Lany</hi> &amp; Monsieur <hi rend="i">Vestris</hi> ;
                            <pb n="311"/>tous deux célebres, tous deux inimitables, ils vous
                        convaincront qu’il est un Art qui en corrigeant la nature, sait l’embellir.
                        Le premier est <hi rend="i">arqué</hi> ; il a tiré de ce défaut un avantage
                        qui annonce l’homme habile ; il est <hi rend="i">tendu</hi>, il est en
                        dehors, il est vigoureux, mais il est adroit, la précision est l’ame de son
                        exécution, la formation de ses pas est unique tant par la netteté que par la
                        variété &amp; le brillant ; c’est le Danseur le plus savant que je
                        connoisse, Monsieur, &amp; il est glorieux pour lui d’être le modele de son
                        genre en dépit de la nature. Monsieur <hi rend="i">Vestris</hi> est <hi
                            rend="i">jarreté</hi>, &amp; les gens de l’Art ne s’en appercevroient
                        point sans l’entrechat droit qui le trahit quelquefois ; c’est le meilleur
                        ou le seul Danseur sérieux qui soit au Théatre ; il est élégant, il joint à
                        l’exécution la <pb n="312"/>plus noble &amp; la plus aisée le rare mérite de
                        toucher, d’intéresser &amp; de parler aux passions.</p>
                    <p>Le célebre <hi rend="i">Dupré</hi> a été son modele, &amp; Monsieur <hi
                            rend="i">Vestris</hi> l’est aujourd’hui de tous les Danseurs de son
                        genre. Le parti avantageux que ces deux Danseurs ont tiré de leur
                        conformation fait leur éloge ; leur genre semble être fait pour leur taille,
                        &amp; leur taille pour leur genre ; &amp; si je les ai cités pour exemple,
                        c’est moins pour dévoiler leur conformation que pour exalter leurs talents.
                        Dire qu’ils ont corrigé leurs défauts, c’est avouer qu’ils n’en ont
                        plus.</p>
                    <p>La nature n’a pas exempté le beau sexe des imperfections dont je vous ai
                        parlé, mais l’artifice &amp; la mode des jupes sont heureusement venus au
                        secours de nos Danseuses. Le panier <pb n="313"/>cache une multitude de
                        défauts, mais l’œil curieux des critiques ne monte pas assez haut pour
                        décider. La plupart d’entr’elles dansent les genoux ouverts comme si elles
                        étoient naturellement <hi rend="i">arquées</hi> ; grace à cette mauvaise
                        habitude &amp; aux jupes, elles paroissent plus brillantes que les hommes,
                        parce que, comme je l’ai dit, ne <hi rend="i">battant</hi> que du bas de la
                        jambe, elles <hi rend="i">passent</hi> leurs temps avec plus de vîtesse que
                        nous, qui ne dérobant rien au Spectateur sommes obligés de les <hi rend="i"
                            >battre</hi> tendus, &amp; de les faire partir primordialement de la
                        hanche, &amp; vous comprenez qu’il faut plus de temps pour remuer un tout
                        qu’une partie. Quant au brillant qu’elles ont, la vivacité y contribue, mais
                        cependant bien moins que les jupes qui en dérobant la longueur des parties
                            <pb n="314"/>fixent plus attentivement les regards &amp; les frappent
                        davantage ; tout le feu des <hi rend="i">battements</hi> étant, pour ainsi
                        dire, réuni dans un point, paroît plus vif &amp; plus brillant ; l’œil
                        l’embrasse tout entier, il est moins partagé &amp; moins distrait à
                        proportion du peu d’espace qu’il a à parcourir.</p>
                    <p>D’ailleurs, Monsieur, une jolie physionomie, de beaux yeux, une taille
                        élégante &amp; des bras voluptueux, sont des écueils inévitables contre
                        lesquels la critique va se briser, &amp; où le cœur &amp; la raison font
                        souvent naufrage. Les jolies femmes sont comme des bijoux artistement
                        montés, on ne peut les voir sans souhaiter de les posséder ; &amp; le desir
                        d’en jouir ne permet pas de s’arrêter à une infinité de défauts qui ne
                        s’opposent jamais à des applaudissements &amp; à des louanges
                        intéressées.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-12">
                    <pb n="315"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE XII.</hi></head>
                    <p>Rien n’est si nécessaire, Monsieur, que le tour de la cuisse en dehors pour
                        bien danser, &amp; rien n’est si naturel aux hommes que la position
                        contraire. Nous naissons avec elle ; il est inutile pour vous convaincre de
                        cette vérité, de vous citer pour exemple les Levantins, les Afriquains &amp;
                        tous les Peuples qui dansent, ou plutôt qui sautent &amp; qui se meuvent
                        sans principes. Sans aller si loin, considérez les enfants ; jettez les yeux
                        sur les habitants de la campagne, &amp; vous verrez que tous ont les pieds
                        en dedans ; la situation contraire est donc de pure convention, &amp; une
                        preuve non équivoque que ce défaut n’est qu’imaginaire, c’est qu’un Peintre
                        pécheroit <pb n="316"/>autant contre la nature que contre les regles de son
                        Art, s’il plaçoit son modele les pieds tournés comme ceux d’un Danseur. Vous
                        voyez donc, Monsieur, que pour danser avec élégance, marcher avec grace
                        &amp; se présenter avec noblesse, il faut absolument renverser l’ordre des
                        choses &amp; contraindre les parties par une application aussi longue que
                        pénible à prendre une toute autre situation que celle qu’elles ont
                        primordialement reçue.</p>
                    <p>On ne peut parvenir à opérer ce changement d’une nécessité absolue dans notre
                        Art qu’en entreprenant de le produire dès le temps de l’enfance ; c’est le
                        seul moment de réussir, parce qu’alors toutes les parties sont souples &amp;
                        qu’elles se prêtent facilement à la direction qu’on veut leur donner.</p>
                    <p><pb n="317"/>Un Jardinier habile ne s’aviseroit sûrement pas de mettre un
                        vieux arbre de <hi rend="i">plein-vent</hi> en espalier ; ses branches trop
                        dures n’obéiroient pas &amp; se briseroient plutôt que de céder à la
                        contrainte qu’on voudroit leur imposer. Qu’il prenne un jeune arbrisseau, il
                        parviendra facilement à lui donner telle forme qu’il voudra ; ses branches
                        tendres se plieront &amp; se placeront à son gré ; le temps en fortifiant
                        ses rameaux fortifiera la pente que la main du Maître aura dirigé, &amp;
                        chacun d’eux s’assujettira pour toujours à l’impression &amp; à la direction
                        que l’Art lui aura prescrit.</p>
                    <p>Vous voyez, Monsieur, que voilà la nature changée ; mais cette opération une
                        fois faite, il n’est plus permis à l’Art de faire un second miracle, en
                        rendant à l’arbre sa premiere forme. La nature <pb n="318"/>dans certaines
                        parties, ne se prête à des changements qu’autant qu’elle est foible encore.
                        Le temps lui-a-t-il donné des forces ? Elle résiste, elle est
                        indomptable.</p>
                    <p>Concluons de là que les parents sont ou du moins devroient être les premiers
                        Maîtres de leurs enfants. Combien de défectuosités ne rencontrons-nous point
                        chez eux, lorsqu’on nous les confie ? C’est, dira-t-on, la faute des
                        nourrices. Raisons foibles, excuse frivole, qui loin de justifier la
                        négligence des peres &amp; des meres ne servent qu’à les condamner. En
                        supposant que les enfants aient été mal emmaillottés, c’est un motif de plus
                        pour exciter leur attention, puisqu’il est certain que deux ou trois ans de
                        négligence de la part des nourrices, ne peuvent prévaloir sur <pb n="319"
                        />huit ou neuf années de soin de la leur.</p>
                    <p>Mais revenons à la position en dedans. Un Danseur <hi rend="i">en dedans</hi>
                        est un Danseur &amp; mal-adroit &amp; désagréable. L’attitude contraire
                        donne de l’aisance &amp; du brillant, elle répand des graces dans les pas,
                        dans les développements, dans les positions &amp; dans les attitudes.</p>
                    <p>On réussit difficilement à se mettre <hi rend="i">en dehors</hi>, parce qu’on
                        ignore souvent les vrais moyens qu’il faut employer pour y parvenir. La
                        plupart des jeunes gens qui se livrent à la Danse se persuadent qu’ils
                        parviendront à se tourner, en forçant uniquement leurs pieds à se placer <hi
                            rend="i">en dehors</hi>. Je sais que cette partie peut se prêter à cette
                        direction par sa souplesse &amp; la mobilité de son articulation avec la
                        jambe ; mais cette <pb n="320"/>méthode est d’autant plus fausse qu’elle
                        déplace les chevilles &amp; qu’elle n’opere rien sur les genoux ni sur les
                        cuisses.</p>
                    <p>Il est encore impossible de jeter les premieres de ces parties <hi rend="i"
                            >en dehors</hi> sans le secours des secondes. Les genoux en effet n’ont
                        que deux mouvements, celui de flexion &amp; celui d’extension ; l’un
                        détermine la jambe en arriere, &amp; l’autre la détermine en avant ; or ils
                        ne pourroient se porter <hi rend="i">en dehors</hi> d’eux-mêmes ; &amp; tout
                        dépend essentiellement de la cuisse, puisque c’est elle qui commande
                        souverainement aux parties qu’elle domine &amp; qui lui sont inférieures.
                        Elle les tourne conséquemment au mouvement de rotation dont elle est douée,
                        &amp; dans quelque sens qu’elle se meuve, le genou, la jambe &amp; le pied
                        sont forcés à la suivre.</p>
                    <p><pb n="321"/>Je ne vous parlerai point d’une machine que l’on nomme <hi
                            rend="i">tourne-hanche</hi>, machine mal imaginée &amp; mal combinée,
                        qui loin d’opérer efficacement estropie ceux qui s’en servent, en imprimant
                        dans la ceinture un défaut beaucoup plus désagréable que celui qu’on veut
                        détruire.</p>
                    <p>Les moyens les plus simples &amp; les plus naturels sont toujours ceux que la
                        raison &amp; le bon sens doivent adopter lorsqu’ils sont suffisants. Il ne
                        faut donc pour se mettre <hi rend="i">en dehors</hi> qu’un exercice modéré
                        mais continuel. Celui des ronds ou tours de jambes en dedans ou en dehors,
                        &amp; des grands <hi rend="i">battements tendus</hi> partants de la hanche,
                        est l’unique &amp; le seul à préférer. Insensiblement il donne du jeu, du
                        ressort &amp; de la souplesse, au lieu que la boîte ne sollicite <pb n="322"
                        />qu’à des mouvements qui se ressentent plutôt de la contrainte que de la
                        liberté qui doit les faire naître.</p>
                    <p>En gênant les doigts de quiconque joue d’un instrument, parviendra-t-on à lui
                        donner un jeu vif &amp; une cadence brillante ? Non, sans doute ; ce n’est
                        que l’usage libre de la main &amp; des jointures qui peut lui procurer cette
                        vîtesse, ce brillant &amp; cette précision qui sont l’ame de l’exécution.
                        Comment donc un Danseur réussira-t-il à avoir toutes ces perfections, s’il
                        passe la moitié de sa vie dans des entraves ? Oui, Monsieur, l’usage de
                        cette machine est pernicieux. Ce n’est point par la violence que l’on
                        corrige un défaut inné ; c’est l’ouvrage du temps, de l’étude &amp; de
                        l’application.</p>
                    <p>Il est encore des personnes qui commencent <pb n="323"/>trop tard, &amp; qui
                        prennent la Danse dans l’âge où l’on doit songer à la quitter. Vous
                        comprenez que dans cette circonstance les machines n’opérent pas plus
                        efficacement que le travail ; j’ai connu des hommes qui se donnoient une
                        question d’autant plus douloureuse que tout en eux étant formé, ils étoient
                        privés de cette souplesse qui se perd avec la jeunesse. Un défaut de
                        trente-cinq ans est un vieux défaut ; il n’est plus temps de le détruire ni
                        de le pallier.</p>
                    <p>Ceux qui naissent de l’habitude sont en grand nombre. Je vois tous les
                        enfants occupés en quelque sorte à déranger &amp; à défigurer leur
                        construction. Les uns se déplacent les chevilles par l’habitude qu’ils
                        contractent de n’être que sur une jambe, &amp; <pb n="324"/>de jouer, pour
                        ainsi dire, avec l’autre, en portant continuellement le pied sur lequel le
                        corps n’est point appuyé dans une position désagréable &amp; forcée, mais
                        qui ne les fatigue point, parce que la foiblesse de leurs ligaments &amp; de
                        leurs muscles se prête à toutes sortes de mouvements ; d’autres faussent
                        leurs genoux par les attitudes qu’ils adoptent de préférence à celles qui
                        leur sont naturelles. Celui-ci par une suite de l’habitude qu’il prend de se
                        tenir de travers &amp; d’avancer une épaule, se déplace une <hi rend="i"
                            >omoplate</hi>. Celui-là enfin répétant à chaque instant un mouvement
                        &amp; une situation contrainte jette son corps tout d’un côté, &amp;
                        parvient à avoir une hanche plus grosse que l’autre.</p>
                    <p>Je ne finirois point si je vous parlois de tous les inconvénients qui
                        prennent <pb n="325"/>leur source d’un mauvais maintien. Tous ces défauts
                        mortifiants pour ceux qui les ont contractés ne peuvent s’effacer que dans
                        leur naissance. L’habitude qui naît de l’enfance se fortifie dans la
                        jeunesse, s’enracine dans l’âge viril ; elle est indestructible dans la
                        vieillesse.</p>
                    <p>Les Danseurs devroient, Monsieur, suivre le même régime que les Athletes,
                        &amp; user des mêmes précautions dont ils se servoient lorsqu’ils alloient
                        lutter &amp; combattre ; cette attention les préserveroit des accidents qui
                        leur arrivent journellement ; accidents aussi nouveaux sur le Théatre que
                        les cabrioles, &amp; qui se sont multipliés à mesure que l’on a voulu outrer
                        la nature &amp; la contraindre à des actions le plus souvent au-dessus de
                        ses forces. Si notre Art <pb n="326"/>exige avec les qualités de l’esprit la
                        force &amp; l’agilité du corps, quels soins ne devrions-nous pas apporter
                        pour nous former un tempérament vigoureux ! Pour être bon Danseur, il faut
                        être sobre ; les chevaux anglois destinés aux courses rapides auroient-ils
                        cette vîtesse &amp; cette agilité qui les distingue &amp; qui leur fait
                        donner la préférence sur les autres chevaux, s’ils étoient moins bien
                        soignés. Tout ce qu’ils mangent est pesé avec la plus grande exactitude ;
                        tout ce qu’ils boivent est scrupuleusement mesuré ; le temps de leur
                        exercice est fixé, ainsi que celui de leur repos. Si ces précautions opérent
                        efficacement sur des animaux robustes, combien une vie sage &amp; réglée
                        n’influeroit-elle pas sur des êtres naturellement foibles, mais appellés <pb
                            n="327"/>par leur fortune &amp; par leur état à un exercice violent
                        &amp; pénible qui exige la complexion la plus forte &amp; la plus
                        robuste.</p>
                    <p>La rupture du <hi rend="i">tendon d’Achille</hi> &amp; de la jambe, le
                        déboîtement du pied, en un mot, la luxation des parties quelconques sont
                        communément occasionnés dans un Danseur par trois choses ; 1°. par les
                        inégalités du Théatre ; par une trappe mal assurée, ou par du suif ou
                        quelque autre chose semblable qui se trouvant sous son pied occasionnent
                        souvent sa chûte ; 2°. Par un exercice trop violent &amp; trop immodéré qui
                        joint à des excès d’un autre genre affoiblissent &amp; relâchent les
                        Parties ; dès-lors il y a peu de souplesse ; les ressorts n’ont qu’un jeu
                        forcé ; tout est dans une sorte de desséchement. Cette rigidité <pb n="328"
                        />dans les muscles, cette privation des sucs &amp; cet épuisement conduisent
                        insensiblement aux accidents les plus funestes. 3°. Par la mal-adresse &amp;
                        par les mauvaises habitudes que l’on contracte dans l’exercice ; par les
                        positions défectueuses des pieds qui ne se présentant point directement vers
                        la terre lorsque le corps retombe, tournent, plient &amp; succombent sous le
                        poids qu’ils reçoivent.</p>
                    <p>La plante du pied est la vraie base sur laquelle porte toute notre machine.
                        Un Sculpteur courroit risque de perdre son ouvrage s’il ne l’étayoit que sur
                        un corps rond &amp; mouvant ; la chûte de sa statue seroit inévitable, elle
                        se romproit &amp; se briseroit infailliblement. Le Danseur par la même
                        raison doit se servir de tous les doigts de ses pieds, comme <pb n="329"
                        />d’autant de branches dont l’<hi rend="i">écartement</hi> sur le sol
                        augmentant l’espace de son appui affermit &amp; maintient son corps dans
                        l’équilibre juste &amp; convenable ; s’il néglige de les étendre, s’il ne
                            <hi rend="i">mord</hi> en quelque façon la planche pour se cramponner
                        &amp; se tenir ferme, il s’ensuivra une foule d’accidents. Le pied perdra sa
                        forme naturelle, il s’arrondira &amp; vacillera sans cesse &amp; de côté, du
                        petit doigt au pouce, &amp; du pouce au petit doigt : cette espece de <hi
                            rend="i">roulis</hi> occasionné par la forme convexe que l’extrêmité du
                        pied prend dans cette position, s’oppose à toute stabilité ; les chevilles
                        chancellent &amp; se déplacent ; &amp; vous sentez, Monsieur, que dans le
                        temps où la masse tombera d’une certaine hauteur, &amp; ne trouvera pas dans
                        sa base un point fixe capable de la <pb n="330"/>recevoir &amp; de terminer
                        sa chûte, toutes les articulations seront blessées de ce choc &amp; de cet
                        ébranlement ; &amp; l’instant où le Danseur tentera de chercher une position
                        ferme, &amp; où il fera les plus violents efforts pour se dérober au danger,
                        sera toujours celui où il succombera, soit ensuite d’une entorse, soit
                        ensuite de la rupture de la jambe ou du tendon. Le passage subit du
                        relâchement à une forte tension &amp; de la flexion à une extension violente
                        est donc l’occasion d’une foule d’accidents qui seroient sans doute moins
                        fréquents, si l’on se prêtoit, pour ainsi dire, à la chûte, &amp; si les
                        parties foibles ne tentoient pas de résister contre un poids qu’elles ne
                        peuvent ni soutenir ni vaincre ; &amp; l’on ne sauroit trop se précautionner
                        contre les <pb n="331"/>fausses positions, puisque les suites en sont si
                        funestes.</p>
                    <p>Les chûtes occasionnées par les inégalités du Théatre &amp; autres choses
                        semblables ne sauroient être attribuées à notre mal-adresse ; quant à celles
                        qui proviennent de notre foiblesse &amp; de notre abattement après un excès
                        de travail, &amp; ensuite d’un genre de vie qui nous conduit à l’épuisement,
                        ne peuvent être prévenues que par un changement de conduite &amp; par une
                        exécution proportionnée aux forces qui nous restent. L’ambition de cabrioler
                        est une ambition folle qui ne mene à rien. Un bouffon arrive d’Italie : sur
                        le champ le Peuple dansant veut imiter ce Sauteur en liberté ; les plus
                        foibles sont toujours ceux qui font les plus grands efforts pour l’égaler
                        &amp; même pour le surpasser ; on <pb n="332"/>diroit à voir <hi rend="i"
                            >gigotter</hi> nos Danseurs, qu’ils sont atteints d’une maladie qui
                        demande pour être guérie de grands sauts, d’énormes gambades. Je crois voir,
                        Monsieur, la grenouille de la Fable : elle creve en faisant des efforts pour
                        s’enfler, &amp; les Danseurs se rompent &amp; s’estropient en voulant imiter
                        l’Italien fort &amp; nerveux.</p>
                    <p>Il est un Auteur dont j’ignore le nom &amp; qui s’est trompé grossiérement,
                        en faisant insérer dans un Livre qui fera toujours autant d’honneur à notre
                        nation qu’à notre siecle, que la flexion des genoux &amp; leur extension
                        étoient ce qui élevoit le corps. Ce principe est totalement faux, &amp; vous
                        serez convaincu de l’impossibilité physique de l’effet annoncé par ce
                        systême anti-naturel, si vous pliez les genoux, &amp; si vous les <pb
                            n="333"/>étendez ensuite. Que l’on fasse ces divers mouvements soit avec
                        célérité, soit avec lenteur, soit avec douceur, soit avec force ; les pieds
                        ne quitteront point terre, cette flexion &amp; cette extension ne peuvent
                        élever le corps, si les parties essentielles à la <hi rend="i">réaction</hi>
                        ne jouent pas de concert. Il auroit été plus sage de dire que l’action de
                        sauter dépend des ressorts du coudepied, des muscles de cette partie &amp;
                        du jeu du <hi rend="i">tendon d’Achille</hi> s’ils opérent une <hi rend="i"
                            >percussion</hi> ; car on parviendroit en <hi rend="i">percutant</hi> à
                        une légere élévation sans le secours de la flexion &amp; par conséquent de
                        la <hi rend="i">détente</hi> des genoux.</p>
                    <p>Ce seroit encore une autre erreur que de se persuader qu’un homme fort &amp;
                        vigoureux doit s’élever davantage qu’un homme foible &amp; délié.
                        L’expérience <pb n="334"/>nous prouve tous les jours le contraire. Nous
                        voyons d’une part des Danseurs qui <hi rend="i">coupent</hi> leurs temps
                        avec force, qui les <hi rend="i">battent</hi> avec autant de vigueur que de
                        fermeté, &amp; qui ne parviennent cependant qu’à une élévation
                        perpendiculaire fort médiocre ; car l’élévation oblique ou de côté doit être
                        distinguée. Elle est, si j’ose le dire, feinte &amp; ne dépend entiérement
                        que de l’adresse ; d’un autre côté, nous avons des hommes foibles dont
                        l’exécution est moins nerveuse, plus propre que forte, plus adroite que
                        vigoureuse, &amp; qui s’élevent prodigieusement. C’est donc, Monsieur, à la
                        forme du pied, à sa conformation, à la longueur du tendon, à son élasticité
                        que l’on doit primitivement l’élévation du corps ; les genoux, les reins
                        &amp; les bras coopérent unanimement <pb n="335"/>&amp; de concert à cette
                        action : plus la <hi rend="i">pression</hi> est forte, plus la <hi rend="i"
                            >réaction</hi> est grande, &amp; par conséquent plus le saut a
                        d’élévation. La flexion des genoux &amp; leur extension participent aux
                        mouvements du coudepied &amp; du <hi rend="i">tendon d’Achille</hi> que l’on
                        doit regarder comme les ressorts les plus essentiels. Les muscles du tronc
                        se prêtent à cette opération &amp; maintiennent le corps dans une ligne
                        perpendiculaire, tandis que les bras qui ont concouru imperceptiblement à
                        l’effort mutuel de toutes les parties servent, pour ainsi dire, d’ailes
                        &amp; de contrepoids à la machine. Considérez, Monsieur, tous les animaux
                        qui ont le tendon mince &amp; allongé, les cerfs, les chevreuils, les
                        moutons, les chats, les singes, &amp;c. &amp; vous verrez que ces animaux
                        ont une vîtesse &amp; une facilité <pb n="336"/>à s’élever que les animaux
                        différemment construits ne peuvent avoir.</p>
                    <p>On peut assez communément croire que les jambes <hi rend="i">battent</hi> les
                        temps de l’entrechat lorsque le corps retombe. Je conviens que l’œil qui n’a
                        pas le temps d’examiner nous trompe souvent ; mais la raison &amp; la
                        réflexion nous dévoilent ensuite ce que la vîtesse ne lui permet point
                        d’anatomiser. Cette erreur naît de la précipitation avec laquelle le corps
                        descend ; quoi qu’il en soit l’entrechat est fait lorsque le corps est
                        parvenu à son degré d’élévation ; les jambes, dans l’instant imperceptible
                        qu’il emploie à retomber, ne sont attentives qu’à recevoir le choc &amp;
                        l’ébranlement que la pesanteur de la masse leur prépare ; leur immobilité
                        est absolument nécessaire ; s’il n’y <pb n="337"/>avoit pas un intervalle
                        entre les <hi rend="i">battements</hi> &amp; la chûte, comment le Danseur
                        retomberoit-il, &amp; dans quelle position ses pieds se trouveroient-ils ?
                        En admettant la possibilité de <hi rend="i">battre</hi> en descendant, on
                        retranche l’intervalle nécessaire à la préparation de la <hi rend="i"
                            >retombée</hi>, or il est certain que les pieds rencontrant la terre
                        dans le moment que les jambes battroient encore ne seroient pas dans une
                        direction propre à recevoir le corps, ils succomberoient sous le poids qui
                        les écraseroit, &amp; ne pourroient se soustraire à l’entorse ou au
                        déboîtement.</p>
                    <p>Il est néanmoins beaucoup de Danseurs qui s’imaginent faire l’entrechat en
                        descendant, &amp; conséquemment bien des Danseurs errent &amp; se trompent.
                        Je ne dis pas qu’il soit moralement impossible <pb n="338"/>de faire faire
                        un mouvement aux jambes par un effort violent de la hanche ; mais un
                        mouvement de cette espece ne peut être regardé comme un temps de l’entrechat
                        ou de la Danse. Je m’en suis convaincu par moi-même, &amp; ce n’est que
                        d’après des expériences réitérées que je hazarde de combattre une idée à
                        laquelle on ne seroit point attaché, si la plus grande partie des Danseurs
                        ne s’appliquoit uniquement qu’à étudier des yeux.</p>
                    <p>Je suis monté en effet &amp; plusieurs fois sur une planche dont les
                        extrêmités portoient sur deux tonneaux ; lorsque je m’appercevois du coup
                        que l’on alloit donner à la planche pour la dérober de dessous mes pieds, la
                        crainte alors m’engageoit à faire un mouvement qui en esquivant la chûte
                        m’élevoit <pb n="339"/>un peu au-dessus de la planche &amp; me faisoit
                        parcourir une ligne oblique au lieu d’une ligne droite. Cette action en
                        rompant la chûte donnoit à mes jambes la facilité de se mouvoir, parce que
                        je m’étois élevé au-dessus de la planche, &amp; qu’un demi-pouce d’élévation
                        lorsque l’on a de la vîtesse, suffit pour <hi rend="i">battre</hi>
                        l’entrechat.</p>
                    <p>Mais si sans être prévenu on cassoit ou on déroboit la planche, alors je
                        tombois perpendiculairement ; mon corps s’affaissoit sur les parties
                        inférieures ; mes jambes étoient immobiles, &amp; mes pieds tendant
                        directement vers la terre étoient sans mouvement, mais dans une position
                        propre à recevoir &amp; à soutenir la masse.</p>
                    <p>Si l’on admet de la force dans l’instant que le corps tombe &amp; que l’on
                        croie <pb n="340"/>qu’il lui soit possible d’opérer une seconde fois sans un
                        nouvel effort &amp; un nouveau point d’appui contre lequel les pieds
                        puissent lutter par une <hi rend="i">pression</hi> plus ou moins forte, je
                        demanderai pourquoi le même pouvoir n’existe pas dans un homme qui s’élance
                        pour sauter un fossé ? D’où vient ne peut-il passer le but qu’il a fixé ?
                        D’où vient dis-je, ne peut-il changer en l’air la combinaison qu’il a faite
                        de la distance &amp; de la force qu’il lui falloit pour le franchir ?
                        Pourquoi enfin celui qui a combiné mal-adroitement &amp; qui se voit prêt à
                        tomber dans l’eau pour n’avoir pas sauté deux pouces plus loin, ne peut-il
                        réitérer l’effort &amp; porter son corps par une seconde secousse au-delà du
                        fossé ?</p>
                    <p>S’il y a de l’impossibilité à faire ce <pb n="341"/>mouvement, combien plus y
                        en aura-t-il à en faire un autre qui exige de la grace, de l’aisance &amp;
                        de la tranquillité.</p>
                    <p>Tout Danseur qui fait l’entrechat sait à combien de temps il le <hi rend="i"
                            >passera</hi> ; l’imagination devance toujours les jambes ; on ne peut
                        le <hi rend="i">battre à huit</hi>, si l’intention n’étoit que de le <hi
                            rend="i">passer à six</hi> ; sans cette précaution il y auroit autant de
                        chûtes que de pas.</p>
                    <p>Je soutiens donc que le corps ne peut opérer deux fois en l’air lorsque les
                        ressorts de la machine ont joué &amp; que leur effet est déterminé.</p>
                    <p>Deux défauts s’opposent encore aux progrès de notre Art ; premiérement, les
                        disproportions qui régnent communément dans les pas ; secondement, le peu de
                        fermeté des reins.</p>
                    <p>Les disproportions dans les temps <pb n="342"/>prennent leur source de
                        l’imitation &amp; du peu de raisonnement des Danseurs. Les <hi rend="i"
                            >déployements</hi> de la jambe &amp; les <hi rend="i">temps ouverts</hi>
                        convenoient sans doute à M. <hi rend="i">Dupré</hi> ; l’élégance de sa
                        taille &amp; la longueur de ses membres s’associoient à merveille aux <hi
                            rend="i">temps développés</hi> &amp; aux pas hardis de sa Danse ; mais
                        ce qui lui alloit ne peut être propre aux Danseurs d’une taille médiocre,
                        cependant tous vouloient l’imiter ; les jambes les plus courtes
                        s’efforçoient de parcourir les mêmes espaces &amp; de décrire les mêmes
                        cercles que celles de ce célebre Danseur ; dès-lors plus de fermeté, les
                        hanches n’étoient jamais à leur place, le corps vacilloit sans cesse,
                        l’exécution étoit ridicule, j’imaginois de voir <hi rend="i">Thersite</hi>
                        imiter <hi rend="i">Achille</hi>.</p>
                    <p>L’étendue &amp; la longueur des parties <pb n="343"/>doivent déterminer les
                        contours &amp; les <hi rend="i">déployements</hi>. Sans cette précaution,
                        plus d’<hi rend="i">ensemble</hi>, plus d’harmonie, plus de tranquillité
                        &amp; plus de graces ; les parties sans cesse désunies &amp; toujours
                        distantes jetteront le corps dans des positions fausses &amp; désagréables,
                        &amp; la Danse dénuée de ses justes proportions ressemblera à l’action de
                        ces <hi rend="i">Pantins</hi> dont les mouvements ouverts &amp; disloqués
                        n’offrent que la <hi rend="i">charge</hi> grossiere des mouvements
                        harmonieux que les bons Danseurs doivent avoir.</p>
                    <p>Ce défaut est, Monsieur, fort à la mode parmi ceux qui dansent le sérieux,
                        &amp; comme ce genre regne à Paris plus que par-tout ailleurs, il est
                        très-commun d’y voir danser le Nain dans des proportions gigantesques &amp;
                        ridicules ; j’ose même avancer que ceux qui sont <pb n="344"/>doués d’une
                        taille majestueuse abusent quelquefois de l’étendue de leurs membres &amp;
                        de la facilité qu’ils ont d’arpenter le Théatre &amp; de détacher leurs
                        temps ; ces <hi rend="i">déployements</hi> outrés altérent le caractere
                        noble &amp; tranquille que la belle Danse doit avoir, &amp; privent
                        l’exécution de son <hi rend="i">moëlleux</hi> &amp; de sa douceur.</p>
                    <p>Le contraire de ce que je viens de vous dire est un défaut qui n’est pas
                        moins désagréable ; des pas serrés, des temps <hi rend="i">maigres</hi>
                        &amp; rétrecis, une exécution enfin trop petite choquent également le bon
                        goût. C’est donc, je le répete, la taille &amp; la conformation du Danseur
                        qui doivent fixer &amp; déterminer l’étendue de ses mouvements &amp; les
                        proportions que ses pas &amp; ses attitudes doivent avoir, pour être
                        dessinés correctement &amp; d’une maniere brillante.</p>
                    <p><pb n="345"/>On ne peut être excellent Danseur sans être ferme sur ses reins,
                        eût-on même toutes les qualités essentielles à la perfection de cet Art.
                        Cette force est sans contredit un don de la nature ; n’est-elle pas cultivée
                        par les soins du Maître habile ? elle cesse dès-lors d’être utile. Nous
                        voyons journellement des Danseurs forts &amp; vigoureux qui n’ont ni <hi
                            rend="i">à-plomb</hi> ni fermeté, &amp; dont l’exécution est <hi
                            rend="i">déhanchée</hi>. Nous en rencontrons d’autres au contraire qui
                        n’étant point nés avec cette force, sont pour ainsi dire, assis solidement
                        sur leurs hanches, qui ont la ceinture assurée &amp; les reins fermes ;
                        l’Art chez eux a suppléé à la nature, parce qu’ils ont eu le bonheur de
                        rencontrer d’excellents Maîtres qui leur ont démontré que lorsqu’on <hi
                            rend="i">abandonne les reins</hi>, <pb n="346"/>il est impossible de se
                        soutenir dans une ligne droite &amp; perpendiculaire ; que l’on se dessine
                        de mauvais goût ; que la vacillation &amp; l’instabilité de cette partie
                        s’opposent à l’<hi rend="i">à-plomb</hi> &amp; à la fermeté ; qu’ils
                        impriment un défaut désagréable dans la ceinture ; que l’affaissement du
                        corps ôte aux parties inférieures la liberté dont elles ont besoin pour se
                        mouvoir avec aisance ; que le corps dans cette situation est comme
                        indéterminé dans ses positions ; qu’il entraîne souvent les jambes ; qu’il
                        perd à chaque instant le centre de gravité, &amp; qu’il ne retrouve enfin
                        son équilibre qu’après des efforts &amp; des contorsions qui ne peuvent
                        s’associer aux mouvements gracieux &amp; harmonieux de la Danse.</p>
                    <p><pb n="347"/>Voilà, Monsieur, le tableau fidelle de l’exécution des Danseurs
                        qui n’ont point de reins, ou qui ne s’appliquent point à faire un bon usage
                        de ceux qu’ils ont. Il faut pour bien danser que le corps soit ferme &amp;
                        tranquille, qu’il soit immobile &amp; inébranlable dans le temps des
                        mouvements des jambes. Se prête-t-il au contraire à l’action des pieds ? il
                        fait autant de grimaces &amp; de contorsions qu’ils exécutent de pas
                        différents : l’exécution dès-lors est dénuée de repos, d’<hi rend="i"
                            >ensemble</hi>, d’harmonie, de précision, de fermeté, d’<hi rend="i"
                            >à-plomb</hi> &amp; d’équilibre, enfin elle est privée des graces &amp;
                        de la noblesse qui sont les qualités sans lesquelles la Danse ne peut
                        plaire.</p>
                    <p>Quantité de Danseurs s’imaginent, Monsieur, qu’il n’est question que de <pb
                            n="348"/>plier les genoux très-bas pour être <hi rend="i">liant</hi>
                        &amp; <hi rend="i">moëlleux</hi> ; mais ils se trompent à coup sûr, car la
                        flexion trop outrée donne de la sécheresse à la Danse ; on peut être
                        très-dur &amp; <hi rend="i">sacader</hi> tous les mouvements en pliant bas
                        comme en ne pliant pas. La raison en est simple, naturelle &amp; évidente
                        lorsque l’on considere que les temps &amp; les mouvements du Danseur sont
                        exactement subordonnés aux temps &amp; aux mouvements de la Musique. En
                        partant de ce principe, il n’est pas douteux que fléchissant les genoux plus
                        bas qu’il ne le faut relativement à l’air sur lequel on danse, la mesure
                        alors traîne, languit &amp; se perd. Pour regagner le temps que la flexion
                        lente &amp; outrée a fait perdre, &amp; pour le rattraper, il faut que
                        l’extension soit prompte, &amp; c’est ce passage subit <pb n="349"/>&amp;
                        soudain de la flexion à l’extension qui donne à l’exécution une sécheresse
                        &amp; une dureté tout aussi choquante &amp; aussi désagréable que celle qui
                        résulte de la roideur.</p>
                    <p>Le <hi rend="i">moëlleux</hi> dépend en partie de la flexion proportionnée
                        des genoux, mais ce mouvement n’est pas suffisant ; il faut encore que les
                        coudepieds fassent ressort, &amp; que les reins servent, pour ainsi dire, de
                        contrepoids à la machine, pour que ces ressorts baissent &amp; haussent avec
                        douceur. C’est cette harmonie rare dans tous les mouvements qui a décoré le
                        Célebre <hi rend="i">Dupré</hi> du titre glorieux de Dieu de la Danse : en
                        effet, cet excellent Danseur avoit moins l’air d’un homme que d’une
                        Divinité ; le <hi rend="i">liant</hi>, le <hi rend="i">moëlleux</hi> &amp;
                        la douceur qui régnoient dans tous ses mouvements, <pb n="350"/>la
                        correspondance intime qui se rencontroit dans le jeu de ses articulations,
                        offroient un <hi rend="i">ensemble</hi> admirable, <hi rend="i"
                            >ensemble</hi> qui résulte de la belle conformation, de l’arrangement
                        juste, de la proportion bien combinée des parties, &amp; qui dépendant bien
                        moins de l’étude &amp; du raisonnement que de la nature, ne peut s’acquérir
                        que lorsque l’on est servi par elle.</p>
                    <p>Si les Danseurs même les plus médiocres sont en possession d’une grande
                        quantité de pas (mal cousus, à la vérité &amp; liés la plupart à contresens
                        &amp; de mauvais goût ;) il est moins commun de rencontrer chez eux cette
                        précision d’oreille, talent rare mais inné qui caractérise la Danse, qui
                        donne de l’esprit &amp; de la valeur aux pas, &amp; qui répand sur tous les
                        mouvements <pb n="351"/>un sel qui les anime &amp; qui les vivifie.</p>
                    <p>Il y a des oreilles fausses &amp; insensibles aux mouvements les plus simples
                        &amp; les plus saillants ; il y en a de moins dures qui sentent la mesure
                        mais qui ne peuvent en saisir les finesses ; il y en a d’autres enfin qui se
                        prêtent naturellement &amp; avec facilité aux mouvements des airs les moins
                        sensibles. Mlle. <hi rend="i">Camargo</hi> &amp; Mr. <hi rend="i">Lany</hi>
                        jouissent de ce tact précieux &amp; de cette précision exacte qui prêtent à
                        la Danse un esprit, une vivacité &amp; une gaieté que l’on ne rencontre
                        point chez les Danseurs qui ont moins de sensibilité &amp; de finesse dans
                        cet organe ; il est cependant constant que la maniere de prendre les temps,
                        en contribuant à la vîtesse ajoute en quelque sorte à la délicatesse <pb
                            n="352"/>de l’oreille, je veux dire que tel Danseur peut avoir un
                        très-beau tact &amp; ne le pas rendre sensible aux Spectateurs, s’il ne
                        possede l’art de se servir avec aisance des ressorts qui font mouvoir le
                        coudepied ; la mal-adresse s’oppose donc à la justesse, &amp; tel pas qui
                        auroit été saillant &amp; qui auroit produit l’effet le plus séducteur, s’il
                        eût été pris avec promptitude &amp; à l’extrêmité de la mesure, paroît froid
                        &amp; inanimé, si toutes les parties opérent à la fois. Il faut plus de
                        temps pour mouvoir toute la machine qu’il n’en faut pour en mouvoir une
                        partie ; la flexion &amp; l’extension du coudepied est bien plus prompte
                        &amp; bien plus subite que la flexion &amp; l’extension générale de toutes
                        les articulations. Ce principe posé, la précision manque à celui qui <pb
                            n="353"/>ayant de l’oreille, ne sait pas prendre ses temps avec
                        vîtesse ; l’élasticité du coudepied &amp; le jeu plus ou moins actif des
                        ressorts ajoutent à la sensibilité naturelle de l’organe &amp; prêtent à la
                        Danse de la valeur &amp; du brillant. Ce charme qui naît de l’harmonie des
                        mouvements de la Musique &amp; des mouvements du Danseur enchaîne ceux mêmes
                        qui ont l’oreille la plus ingrate &amp; la moins susceptible des impressions
                        de la Musique.</p>
                    <p>Il est des Pays où les Habitants jouissent généralement de ce tact inné qui
                        seroit rare en France, si nous ne comptions au nombre de nos Provinces la
                        Provence, le Languedoc &amp; l’Alsace.</p>
                    <p>Le Palatinat, le Wirtemberg, la Saxe, le Brandebourg, l’Autriche &amp; la
                        Boheme fournissent aux Orchestres des <pb n="354"/>Princes Allemands une
                        quantité d’excellents Musiciens &amp; de grands Compositeurs. Les Peuples de
                        la Germanie naissent avec un goût vif &amp; déterminé pour la Musique ; ils
                        portent en eux le germe de l’harmonie, &amp; il est, on ne peut pas plus
                        commun, d’entendre dans les rues &amp; dans les boutiques des Artisans, des
                        Concerts pleins de justesse &amp; de précision. Chacun chante sa partie
                        &amp; compte ses temps avec exactitude ; ces Concerts dictés par la simple
                        nature &amp; exécutés par les gens les plus vils ont un <hi rend="i"
                            >ensemble</hi> que nous avons de la peine à faire saisir à nos Musiciens
                        François, malgré le bâton de mesure &amp; les contorsions de celui qui en
                        est muni. Cet instrument, ou pour mieux dire cette espece de férule décele
                        l’école &amp; retrace la foiblesse &amp; <pb n="355"/>&amp; l’enfance dans
                        laquelle notre Musique étoit plongée, il y a soixante ans. Les Etrangers
                        accoutumés à entendre des Orchestres bien plus nombreuses que les nôtres,
                        bien plus variées en instruments &amp; infiniment plus riches en Musique
                        savante &amp; difficultueuse, ne peuvent s’accoutumer à ce bâton, sceptre de
                        l’ignorance qui fut inventé pour conduire des talents naissants ; ce hochet
                        de la Musique au berceau, paroît inutile dans l’adolescence de cet Art.
                        L’Orchestre de l’Opéra, est sans contredit le centre &amp; la réunion des
                        Musiciens habiles ; il n’est plus nécessaire de les avertir comme autrefois
                        qu’il y a deux dieses à la Clef. Je crois donc, Monsieur, que cet instrument
                        sans doute utile dans les temps d’ignorance, ne l’est plus dans un siecle
                            <pb n="356"/>où les beaux arts tendent à la perfection. Le bruit
                        désagréable &amp; dissonant qu’il produit, lorsque le Préfet de la Musique
                        entre dans l’enthousiasme, &amp; qu’il brise le pupitre, distrait l’oreille
                        du Spectateur, coupe l’harmonie, altere le chant des Airs, &amp; s’oppose à
                        toute impression.</p>
                    <p>Ce goût naturel &amp; inné pour la Musique entraîne après lui celui de la
                        Danse. Ces deux Arts sont freres ; les accents tendres &amp; harmonieux de
                        l’un excite les mouvements agréables &amp; expressifs de l’autre ; leurs
                        talents réunis offrent aux yeux &amp; aux oreilles les tableaux animés du
                        sentiment ; ces sens portent au cœur les images intéressantes qui les ont
                        affectés ; le cœur les communique à l’ame &amp; le plaisir qui résulte de
                        l’harmonie &amp; de l’intelligence <pb n="357"/>de ces deux Arts enchaîne le
                        Spectateur, &amp; lui fait éprouver ce que la volupté a de plus
                        séduisant.</p>
                    <p>La Danse est variée à l’infini dans toutes les Provinces de la Germanie. La
                        maniere de danser qui regne dans un Village est presque étrangere dans le
                        Hameau voisin. Les airs mêmes destinés à leurs réjouissances ont un
                        caractere &amp; un mouvement différents, quoiqu’ils portent tous celui de la
                        gaieté. Leur Danse est séduisante, parcequ’elle tient tout de la nature :
                        leurs mouvements ne respirent que la joie &amp; le plaisir, &amp; la
                        précision avec laquelle ils exécutent, donne un agrément particulier à leurs
                        attitudes, à leurs pas &amp; à leurs gestes. Est-il question de sauter ?
                        cent personnes autour d’un chêne ou d’un pilier prennent leurs temps dans
                            <pb n="358"/>le même instant, s’élévent avec la même justesse &amp;
                        retombent avec la même exactitude. Faut-il marquer la mesure par un coup de
                        pied ? tous sont d’accord pour le frapper ensemble. Enlevent-ils leurs
                        femmes ? on les voit toutes en l’air à des hauteurs égales, &amp; ils ne les
                        laissent tomber que sur la note sensible de la mesure.</p>
                    <p>Le <hi rend="i">contrepoint</hi> qui sans contredit est la pierre de touche
                        de l’oreille la plus délicate est pour eux ce qu’il y a de moins difficile ;
                        aussi leur Danse est-elle animée, &amp; la finesse de leur organe
                        jette-t-elle dans leur maniere de se mouvoir une gaieté &amp; une variété
                        que l’on ne trouve point dans nos Contredanses françoises.</p>
                    <p>Un Danseur sans oreille est l’image d’un fou qui parle sans cesse, qui <pb
                            n="359"/>dit tout au hazard, qui n’observe point de suite dans la
                        conversation, &amp; qui n’articule que des mots mal cousus &amp; dénués de
                        sens commun. La parole ne lui sert qu’à indiquer aux gens sensés sa folie
                        &amp; son extravagance. Le Danseur sans oreille ainsi que le fou fait des
                        pas mal combinés, s’égare à chaque instant dans son exécution, court sans
                        cesse après la mesure &amp; ne l’attrape jamais. Il ne sent rien, tout est
                        faux chez lui, sa Danse n’a ni raisonnement ni expression, &amp; la Musique
                        qui devroit diriger ses mouvements, fixer ses pas &amp; déterminer ses
                        temps, ne sert qu’à décéler son insuffisance &amp; ses imperfections.</p>
                    <p>L’étude de la Musique peut, comme je vous l’ai déjà dit, remédier à ce
                        défaut, &amp; donner à l’organe <pb n="360"/>moins d’insensibilité &amp;
                        plus de justesse.</p>
                    <p>Je ne vous ferai pas, Monsieur, une longue description de tous les
                        enchaînements de pas dont la Danse est en possession ; ce détail seroit
                        immense ; il est inutile d’ailleurs de m’étendre sur le méchanisme de mon
                        Art ; cette partie est portée à un si haut degré de perfection, qu’il seroit
                        ridicule de vouloir donner de nouveaux préceptes aux Artistes. Une pareille
                        dissertation ne pourroit manquer d’être froide &amp; de vous déplaire ;
                        c’est aux yeux &amp; non aux oreilles que les pieds &amp; les jambes doivent
                        parler.</p>
                    <p>Je me contenterai donc de dire que ces enchaînements sont innombrables, que
                        chaque Danseur a sa maniere particuliere d’allier &amp; de varier ses temps.
                        Il en est de la Danse, comme de la Musique, &amp; des Danseurs <pb n="361"
                        />comme des Musiciens ; notre Art n’est pas plus riche en pas fondamentaux
                        que la Musique l’est en notes ; mais nous avons des Octaves, des Rondes, des
                        Blanches, des Noires, des Croches, des doubles Croches &amp; des triples
                        Croches ; des temps à compter &amp; une mesure à suivre ; ce mêlange d’un
                        petit nombre de pas &amp; d’une petite quantité de notes offre une multitude
                        d’enchaînements &amp; de traits variés ; le goût &amp; le génie trouvent
                        toujours une source de nouveautés, en arrangeant &amp; en retournant cette
                        petite portion de notes &amp; de pas de mille sens &amp; de mille manieres
                        différentes ; ce sont donc ces pas lents &amp; soutenus, ces pas vifs &amp;
                        précipités, &amp; ces temps plus ou moins ouverts qui forment cette
                        diversité continuelle.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-13">
                    <pb n="362"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE XIII.</hi></head>
                    <p>La <hi rend="i">Chorégraphie</hi><note place="bottom"><p><hi rend="i">Thoinet
                                    Arbeau</hi>, Chanoine de Langres s’est distingué le premier par
                                un Traité qu’il donna en 1588, &amp; qu’il a intitulé <hi rend="i"
                                    >Orchesographie</hi>. Il écrivoit au-dessous de chaque note de
                                l’air les mouvements &amp; les pas de Danses qui lui paroissoient
                                convenables. <hi rend="i">Beauchamps</hi> donna ensuite une forme
                                nouvelle à la Chorégraphie &amp; perfectionna l’ébauche ingénieuse
                                de <hi rend="i">Thoinet Arbeau</hi> ; il trouva le moyen d’écrire
                                les pas par des signes ausquels il attacha une signification &amp;
                                une valeur différentes, &amp; il fut déclaré l’inventeur de cet Art
                                par un Arrêt du Parlement. <hi rend="i">Feuillet</hi> s’y attacha
                                fortement, &amp; nous a laissé quelques Ouvrages sur cette
                                matiere.</p></note> dont vous voulez que je vous entretienne,
                        Monsieur, est l’Art d’écrire la Danse à l’aide de différents signes, comme
                        on écrit la Musique à l’aide de figures ou de caracteres <pb n="363"
                        />désignes par la dénomination de Notes, avec cette différence qu’un bon
                        Musicien lira deux cents mesures dans un instant, &amp; qu’un excellent <hi
                            rend="i">Chorégraphe</hi> ne déchiffrera pas deux cents mesures de Danse
                        en deux heures. Ces signes représentatifs se conçoivent aisément ; on les
                        apprend vîte, on les oublie de même. Ce genre d’écriture particulier à notre
                        Art, &amp; que les anciens ont peut-être ignoré pouvoit être nécessaire dans
                        les premiers moments où la Danse a été asservie à des principes. Les Maîtres
                        s’envoyoient réciproquement de petites contre-danses &amp; des morceaux
                        brillants &amp; difficiles, tels que le <hi rend="i">Menuet d’Anjou</hi>, la
                            <hi rend="i">Bretagne</hi>, la <hi rend="i">Mariée</hi>, le <hi rend="i"
                            >Passepied</hi>, sans compter encore les <hi rend="i">Folies
                            d’Espagne</hi>, la <hi rend="i">Pavanne</hi>, la <hi rend="i"
                            >Courante</hi>, la <hi rend="i">Bourrée <pb n="364"/>d’Achille</hi>
                        &amp; l’<hi rend="i">Allemande</hi>. Les chemins ou la figure de ces Danses
                        étoient tracés ; les pas étoient ensuite indiqués sur ces chemins par des
                        traits &amp; des signes démonstratifs &amp; de convention ; la cadence ou la
                        mesure étoient marquées par de petites barres posées transversalement qui
                        divisoient les pas &amp; fixoient les temps ; l’air sur lequel ces pas
                        étoient composés, se notoit au-dessus de la page, de sorte que huit mesures
                        de <hi rend="i">Chorégraphie</hi> équivaloient à huit mesures de Musique ;
                        moyennant cet arrangement on parvenoit à épeller la Danse, pourvu que l’on
                        eût la précaution de ne jamais changer la position du Livre, &amp; de le
                        tenir toujours dans le même sens. Voilà, Monsieur, ce qu’étoit jadis la <hi
                            rend="i">Chorégraphie</hi>. La Danse étoit simple &amp; peu <pb n="365"
                        />composée ; la maniere de l’écrire étoit par conséquent facile, &amp; on
                        apprenoit à la lire fort aisément ; mais aujourd’hui les pas sont
                        compliqués ; ils sont doublés &amp; triplés ; leur mêlange est immense ; il
                        est donc très-difficile de les mettre par écrit &amp; encore plus difficile
                        de les déchiffrer. Cet Art au reste est très-imparfait ; il n’indique
                        exactement que l’action des pieds, &amp; s’il nous désigne les mouvements
                        des bras, il n’ordonne ni les positions ni les contours qu’ils doivent
                        avoir : il ne nous montre encore ni les attitudes du corps, ni ses <hi
                            rend="i">effacements</hi>, ni les <hi rend="i">oppositions</hi> de la
                        tête, ni les situations différentes, nobles &amp; aisées, nécessaires dans
                        cette partie, &amp; je le regarde comme un Art inutile puisqu’il ne peut
                        rien pour la perfection du nôtre.</p>
                    <p><pb n="366"/>Je demanderois à ceux qui se font gloire d’être inviolablement
                        attachés à la <hi rend="i">Chorégraphie</hi> &amp; que peut-être je
                        scandalise, à quoi cette science leur a servi ? Quel lustre a-t-elle donné à
                        leurs talents ? Quel vernis a-t-elle répandu sur leur réputation ? Ils me
                        répondront, s’ils sont sinceres, que cet Art n’a pu les élever au-dessus de
                        ce qu’ils étoient, mais qu’ils ont en revanche tout ce qui a été fait de
                        beau en matiere de Danse depuis cinquante ans. <quote>« Conservez, leur
                            dirai-je, ce recueil précieux ; votre cabinet renferme tout ce que les
                                <hi rend="i">Dupré</hi>, les <hi rend="i">Camargo</hi>, les <hi
                                rend="i">Lany</hi>, les <hi rend="i">Vestris</hi> &amp; peut-être
                            même les <hi rend="i">Blondi</hi> ont imaginé d’enchaînements &amp; de
                            temps subtils, hardis &amp; savants, &amp; cette collection est sans
                            doute très-belle ; mais je vois avec <pb n="367"/>regret que toutes ces
                            richesses réunies n’ont pu vous sauver de l’indigence dans laquelle vous
                            êtes des biens qui vous auroient tiré de la médiocrité. Entassez, tant
                            qu’il vous plaira, ces foibles monuments de la gloire de nos Danseurs
                            célebres ; je n’y vois &amp; l’on n’y verra que le premier crayon, ou la
                            premiere pensée de leurs talents ; je n’y distinguerai que des beautés
                            éparses, sans <hi rend="i">ensemble</hi>, sans <hi rend="i"
                            >coloris</hi> ; les grands traits en seront effacés ; les proportions,
                            les contours agréables ne frapperont point mes yeux ; j’appercevrai
                            seulement des vestiges &amp; des traces d’une action dans les pieds que
                            n’accompagneront ni les attitudes du corps, ni les positions des bras,
                            ni l’expression des têtes ; en un mot, vous ne m’offrirez que l’ombre
                            imparfaite <pb n="368"/>du mérite supérieur, &amp; qu’une copie froide
                            &amp; muette d’originaux inimitables. »</quote></p>
                    <p>J’ai appris, Monsieur, la <hi rend="i">Chorégraphie</hi> &amp; je l’ai
                        oubliée ; si je la croyois utile à mes progrès je l’apprendrois de nouveau.
                        Les meilleurs Danseurs &amp; les Maîtres de Ballets les plus célebres la
                        dédaignent parce qu’elle semble n’être pour eux d’aucun secours réel. Elle
                        pourroit cependant acquérir un degré d’utilité &amp; je me propose de vous
                        le prouver, après vous avoir fait part d’un projet né de quelques réflexions
                        sur l’Académie de Danse, dont l’établissement n’a eu vraisemblablement
                        d’autre objet que celui de parer à la décadence de notre Art &amp; d’en
                        hâter les progrès.</p>
                    <p>La Danse &amp; les Ballets prendroient sans doute une nouvelle vie, si des
                            <pb n="369"/>usages établis par un esprit de crainte &amp; de jalousie,
                        ne fermoient en quelque sorte le chemin de la gloire à tous ceux qui
                        pourroient se montrer avec quelque avantage sur le Théâtre de la Capitale,
                        &amp; convaincre par la nouveauté de leur genre que le génie est de tous les
                        pays, &amp; qu’il croît &amp; s’éleve en Province avec autant de facilité
                        que par-tout ailleurs.</p>
                    <p>Ne croyez pas, Monsieur, que je veuille déprimer les Danseurs que la faveur,
                        ou si vous le voulez, une étoile propice &amp; favorable a conduit à une
                        place à laquelle de vrais talents les appelloient ; l’amour demon Art, &amp;
                        non l’amour de moi-même est le seul qui m’anime, &amp; je me persuade que
                        sans blesser quelqu’un, il m’est permis de souhaiter à la Danse <pb n="370"
                        />les prérogatives dont jouit la Comédie. Or les Comédiens de Province
                        n’ont-ils pas la liberté de débuter à Paris &amp; d’y jouer trois Rôles
                        différents &amp; à leur choix ? Oui sans doute, me dira-t-on ; mais ils ne
                        sont pas toujours reçus ; eh ! qu’importe à celui qui réussit &amp; qui
                        plaît généralement d’être reçu, ou de ne le pas être ? Tout Acteur qui
                        triomphe par ses talents de la Cabale comique, &amp; qui s’attire sans
                        bassesse les suffrages unanimes d’un Public éclairé, doit être plus que
                        dédommagé de la privation d’une place qu’il ne doit plus regretter lorsqu’il
                        sait qu’il la mérite légitimement.</p>
                    <p>La Peinture n’auroit certainement pas produit tant d’hommes illustres dans
                        tous les genres qu’elle embrasse, <pb n="371"/>sans cette émulation qui
                        regne dans son Académie. C’est-là, Monsieur, que le vrai mérite peut se
                        montrer sans crainte ; il place chacun dans le rang qui lui convient, &amp;
                        la faveur fut toujours plus foible à la Galerie du Louvre qu’un beau pinceau
                        qui la force au silence.</p>
                    <p>Si les Ballets sont des tableaux vivants ; s’ils doivent réunir tous les
                        charmes de la Peinture, pourquoi n’est-il pas permis à nos Maîtres d’exposer
                        sur le Théatre de l’Opéra trois morceaux de ce genre, l’un tiré de
                        l’Histoire, l’autre de la Fable, &amp; le dernier de leur propre
                        imagination ? Si ces Maîtres réussissoient, on les recevroit Membres de
                        l’Académie, ou on les aggrégeroit à cette Société. De cette marque de
                        distinction &amp; de cet <pb n="372"/>arrangement naîtroit à coup sûr
                        l’émulation (aliment précieux des Arts) &amp; la Danse encouragée par cette
                        récompense quelque chimérique qu’elle puisse être, se placeroit d’un vol
                        rapide à côté des autres. Cette Académie devenant d’ailleurs plus nombreuse
                        se distingueroit peut-être d’avantage ; les efforts des Provinciaux
                        exciteroient les siens ; les Danseurs qui y seroient agrégés, serviroient
                        d’aiguillon à ses principaux Membres ; la vie tranquille de la Province,
                        faciliteroit à ceux qui y sont répandus les moyens de penser, de réfléchir
                        &amp; d’écrire sur leur Art ; ils adresseroient à la Société des Mémoires
                        souvent instructifs ; l’Académie à son tour seroit forcée d’y répondre,
                        &amp; ce commerce littéraire en répandant sur nous un jour lumineux <pb
                            n="373"/>nous tireroit peu à peu de notre langueur &amp; de notre
                        obscurité. Les jeunes gens qui se livrent à la Danse machinalement &amp;
                        sans principes s’instruiroient encore infailliblement ; ils apprendroient à
                        connoître les difficultés ; ils s’efforceroient de les combattre ; &amp; la
                        vue des routes sûres les empêcheroit de se perdre &amp; de s’égarer.</p>
                    <p>On a prétendu, Monsieur, que notre Académie est le séjour du silence &amp; le
                        tombeau des talents de ceux qui la composent. On s’est plaint de n’en voir
                        sortir aucun Ecrit ni bon, ni mauvais, ni médiocre, ni satisfaisant, ni
                        ennuyeux ; on lui reproche de s’être entiérement écartée de sa premiere
                        institution ; de ne s’assembler que rarement ou par hazard, de ne s’occuper
                        en aucune maniere des progrès de l’Art qui <pb n="374"/>en est l’objet, ni
                        du soin d’instruire les Danseurs &amp; de former des Eleves. Le moyen que je
                        propose, feroit inévitablement taire ou la calomnie ou la médisance, &amp;
                        rendroit à cette Société la considération &amp; le nom que plusieurs
                        personnes lui refusent peut-être injustement. J’ajouterai que ses succès, si
                        elle se déterminoit à commencer les Disciples, seroient infiniment plus
                        assurés, elle ôteroit du moins à une multitude de Maîtres avides d’une
                        réputation qu’ils n’ont pas méritée, la ressource de s’attribuer les progrès
                        des Eleves &amp; la liberté d’en rejetter les défauts sur ceux dont ils ont
                        reçu les premieres leçons. <hi rend="i">Ce Danseur</hi>, disent-ils, <hi
                            rend="i">a reçu primitivement de mauvais principes ; s’il a des défauts,
                            ce n’est pas ma faute, j’ai tenté l’impossible ; toutes les perfections
                                <pb n="375"/>que vous lui connoissez m’appartiennent, elles sont mon
                            ouvrage</hi>. C’est ainsi, Monsieur, qu’on se ménage adroitement, en se
                        refusant aux peines de l’Etat, une réponse courte en cas de critique, &amp;
                        une sorte de crédit &amp; de confiance en cas d’applaudissement. Vous
                        conviendrez cependant que la perfection de l’ouvrage dépend en partie de la
                        beauté de l’<hi rend="i">ébauche</hi> ; mais un Ecolier que l’on présente au
                        Public est comme un tableau qu’un Peintre expose au <hi rend="i"
                        >Sallon</hi> ; tout le monde le voit, tout le monde l’admire &amp;
                        l’applaudit, ou tout le monde le blâme &amp; le censure ; figurez-vous donc
                        l’avantage que l’on a d’être constamment à l’affût des Sujets agréables
                        formés dans la Province, dès qu’on peut se faire honneur des talents qu’on
                        ne leur a pas donnés. <pb n="376"/>Il ne s’agit que de débiter d’abord que
                        l’Eleve a été indignement enseigné ; que le Maître l’a totalement perdu ;
                        que l’on a une peine inconcevable à détruire cette mauvaise <hi rend="i"
                            >Danse de Campagne</hi> &amp; à remédier à des défauts étonnants : il
                        faut ensuite ajouter que l’Eleve a du zele ; qu’il répond aux soins qu’on se
                        donne ; qu’il travaille nuit &amp; jour ; &amp; le faire débuter un mois
                        après. <hi rend="i">Allons voir</hi>, (dit-on,) <hi rend="i">danser le jeune
                            homme ; c’est l’Ecolier d’un tel ; il étoit détestable il y a un mois.
                            Oui</hi>, répond celui-ci, <hi rend="i">il étoit insoutenable, &amp; du
                            dernier mauvais</hi>. L’Eleve se présente ; on l’applaudit avant qu’il
                        danse ; cependant il se déploye avec grace, il se dessine avec élégance, ses
                        attitudes sont belles, ses pas bien <hi rend="i">écrits</hi>, il est
                        brillant <hi rend="i">en l’air</hi>, il est vif &amp; précis <pb n="377"
                            /><hi rend="i">terre-à-terre</hi>, quelle surprise ! On crie miracle !
                            <hi rend="i">Le Maître est étonnant ! Avoir formé un Danseur en vingt
                            leçons ! cela ne s’est jamais fait. En honneur les talents de notre
                            siecle sont surprenants.</hi></p>
                    <p>Le Maître reçoit ces louanges avec une modestie qui séduit, tandis que
                        l’Ecolier ébloui du succès &amp; étourdi des applaudissements, se voue à
                        l’ingratitude la plus noire ; il oublie jusqu’au nom de celui à qui il doit
                        tout ; tout sentiment de reconnoissance est pour jamais effacé de son ame ;
                        il avoue, il proteste effrontément qu’il ne savoit rien, comme s’il étoit en
                        état de se juger lui-même, &amp; il encense le Charlatanisme par lequel il
                        imagine que les éloges lui ont été prodigués.</p>
                    <p>Ce n’est pas tout ; ce même Eleve <pb n="378"/>fait un nouveau plaisir toutes
                        les fois qu’il paroît ; bientôt il donne de la jalousie &amp; de l’ombrage à
                        son Maître ; celui-ci lui refuse alors des leçons parce que son genre est le
                        même &amp; qu’il craint que son Ecolier ne le surpasse &amp; ne le fasse
                        oublier. Quelle petitesse ! Peut-on se persuader qu’il n’y ait point de
                        gloire à un habile homme d’en faire un plus habile que lui ? Est-ce avilir
                        son mérite &amp; flétrir sa réputation que de faire revivre ses talents dans
                        ceux d’un Ecolier ? Eh ! Monsieur, le Public pourroit-il savoir mauvais gré
                        à Mr. <hi rend="i">Jeliote</hi>,<note place="bottom">L’Orphée de notre
                            siecle, l’ornement de la Scene lyrique &amp; le plus célebre Chanteur
                            que l’Opéra ait jamais eu. Il réunit aux charmes de la voix un goût
                            &amp; une expression admirable ; il est aussi habile Musicien qu’il
                            étoit excellent Acteur, talent rare chez nos Chanteurs François.</note>
                        s’il eût <pb n="379"/>formé un homme qui l’égalât ? En seroit-il moins <hi
                            rend="i">Jeliote</hi> ? non, sans doute, de pareilles craintes ne
                        troublent point le vrai mérite, &amp; n’alarment que les demi-talents.</p>
                    <p>Mais revenons à l’Académie de Danse. Elle est, du moins je le crois, composée
                        de treize Académiciens qui tous en particulier ont des talents d’une
                        supériorité reconnue. Ils sont, ou ils ont été d’excellents Danseurs. Je me
                        fais un honneur &amp; un devoir de leur donner ici le tribut d’éloges que je
                        leur dois ; quiconque a contribué long-temps aux plaisirs d’un Public aussi
                        éclairé que celui de Paris, est &amp; sera toujours cher à celui qui aime
                        &amp; qui chérit les Arts ; or quelle source inépuisable de principes ? Que
                        de préceptes pleins de justesse &amp; de solidité ! <pb n="380"/>Que de
                        Mémoires excellents ! Que d’observations instructives, &amp; combien de
                        traités admirables émaneroient &amp; sortiroient de la Société qu’ils
                        forment, si leur émulation étoit aiguillonnée &amp; réveillée par les
                        travaux qui leur seroient offerts !</p>
                    <p>On écrit tous les jours sur des matieres bien plus futiles &amp; bien moins
                        intéressantes que la Danse ; le génie est rare, mais il est de tous les
                        états ; pourquoi nous auroit-il été refusé plutôt qu’aux autres hommes,
                        &amp; ne s’aviliroient-ils pas eux-mêmes, s’ils pensoient qu’il est inutile
                        à ceux qui ne travaillent que pour parvenir au bonheur de leur plaire ?</p>
                    <p>Il eût été à souhaiter, Monsieur, que les Académiciens &amp; le Corps même de
                        l’Académie eussent fourni à <pb n="381"/>l’Encyclopédie tous les articles
                        qui concernent l’Art. Cet objet eût été mieux rempli par des Artistes
                        éclairés que par Monsieur <hi rend="i">de Cahusac</hi> ; la partie
                        historique appartenoit à ce dernier, mais la partie méchanique devoit, ce me
                        semble, appartenir de droit aux Danseurs ; ils auroient éclairé le Peuple
                        dansant ; ils lui auroient montré le flambeau de la vérité, &amp; en
                        illustrant l’Art ils se seroient illustrés eux-mêmes. Les productions
                        ingénieuses que la Danse enfante si souvent à Paris &amp; dont ils auroient
                        pu donner au moins quelques exemples, auroient été consacrées dans des
                        planches différentes de ces tables chorégraphiques qui, comme je l’ai dit,
                        n’apprennent rien, ou n’apprennent que très-peu de chose. Je suppose en
                        effet que l’Académie <pb n="382"/>eût associé à ses travaux deux grands
                        hommes, Mr. <hi rend="i">Boucher</hi> &amp; Mr. <hi rend="i">Cochin</hi> ;
                        qu’un Académicien <hi rend="i">Chorégraphe</hi> eût été chargé du soin de
                        tracer les chemins &amp; de dessiner les pas ; que celui qui étoit en état
                        d’écrire avec le plus de netteté eût expliqué tout ce que le plan géométral
                        n’auroit pu présenter distinctement ; qu’il eût rendu compte des effets que
                        chaque tableau mouvant auroit produit, &amp; de celui qui résultoit de telle
                        ou telle situation ; qu’enfin il eût analysé les pas, leurs enchaînements
                        successifs ; qu’il eût parlé des positions du corps, des attitudes, &amp;
                        qu’il n’eût rien omis de ce qui peut expliquer &amp; faire entendre le jeu
                        muet, l’expression pantomime &amp; les sentiments variés de l’ame par les
                        caracteres variés <pb n="383"/>de la physionomie ; alors Mr. <hi rend="i"
                            >Boucher</hi> d’une main habile eût dessiné tous les <hi rend="i"
                            >grouppes</hi> &amp; toutes les situations vraiment intéressantes, &amp;
                            Mr. <hi rend="i">Cochin</hi> d’un burin hardi auroit multiplié les
                        esquisses de Mr. <hi rend="i">Boucher</hi>. Avouez, Monsieur, qu’avec le
                        secours de ces deux hommes célebres, nos Académiciens feroient aisément
                        passer à la postérité le mérite des Maîtres de Ballets &amp; des Danseurs
                        habiles dont le nom est à peine conservé parmi nous quelques lustres après
                        eux, &amp; qui ne nous laissent après qu’ils ont abandonné le Théatre qu’un
                        souvenir confus des talents qui nous forçoient à les admirer. La <hi
                            rend="i">Chorégraphie</hi> deviendroit alors intéressante. Plan
                        géométral, plan d’élévation, description fidelle de ces plans, tout se
                        présenteroit à l’œil avec les traits du <pb n="384"/>goût &amp; du génie ;
                        tout instruiroit, les attitudes du corps, l’expression des têtes, les
                        contours des bras, la position des jambes, l’élégance du vêtement, la vérité
                        du <hi rend="i">costume</hi> ; en un mot, un tel ouvrage soutenu du crayon
                        &amp; du burin de ces deux illustres Artistes seroit une source où l’on
                        pourroit puiser, &amp; je le regarderois comme les archives de tout ce que
                        notre Art peut offrir de lumineux, d’intéressant &amp; de beau.</p>
                    <p>Quel projet, me direz-vous ! Quelle dépense immense ! Quel livre volumineux !
                        Il me sera facile de vous répondre. Je ne propose pas en premier lieu deux
                        Mercenaires, mais deux Artistes qui traiteront l’Académie avec ce
                        désintéressement qui est la marque &amp; la preuve des vrais talents. 2°. Je
                        ne <pb n="385"/>leur destine que des choses absolument dignes d’eux &amp; de
                        leurs soins, c’est-à-dire, des choses excellentes, pleines de feu &amp; de
                        génie, de ces morceaux rares, exactement neufs &amp; qui inspirent par
                        eux-mêmes. Ainsi voilà des dépenses épargnées &amp; sûrement des planches en
                        très-petit nombre. Plus sensible que qui que ce soit à la gloire d’une
                        Académie alors véritablement utile, que ne puis-je, Monsieur, voir déjà ce
                        projet mis à exécution ! &amp; quel moyen plus sûr pour elle &amp; pour les
                        Danseurs qu’elle croiroit devoir célébrer, de voler à l’immortalité que
                        celui d’emprunter les ailes de deux grands hommes faits pour graver à jamais
                        au temple de Mémoire &amp; leurs noms &amp; celui des personnages qu’ils
                        voudront illustrer ? Une telle entreprise <pb n="386"/>sembloit leur être
                        réservée ; &amp; j’ose croire que nos Académiciens trouveront en eux toutes
                        les ressources qu’ils pourront desirer, lorsqu’ils leur présenteront des
                        modeles dont la Capitale qui est le centre &amp; le point de réunion de tous
                        les talents fourmille sans doute, &amp; que je n’ai ni la hardiesse ni la
                        témérité de leur indiquer.</p>
                    <p>Voilà, Monsieur, ce qui me paroîtroit devoir être substitué à la <hi rend="i"
                            >chorégraphie</hi> de nos jours, à cet Art aujourd’hui si compliqué que
                        les yeux &amp; l’esprit s’y perdent ; car ce qui n’étoit que le rudiment de
                        la Danse, en est devenu insensiblement le grimoire. La perfection même que
                        l’on a voulu donner aux signes qui désignent les pas &amp; les mouvements
                        n’a servi qu’à <pb n="387"/>les embrouiller &amp; à les rendre
                        indéchiffrable. Plus la Danse s’embellira, plus les caracteres se
                        multiplieront, &amp; plus cette science sera inintelligible. Jugez-en, je
                        vous prie, par l’article <hi rend="i">chorégraphie</hi> inséré dans
                        l’Encyclopédie ; vous regarderez sûrement cet Art comme l’algebre des
                        Danseurs, &amp; je crains fort que les planches ne répandent pas un jour
                        plus clair sur les endroits obscurs de cette dissertation dansante.</p>
                    <p>Je conviens, me repliquerez-vous peut-être, que le fameux <hi rend="i"
                            >Blondy</hi> lui-même interdisoit cette étude à ses Eleves ; mais avouez
                        du moins que la <hi rend="i">chorégraphie</hi> est nécessaire aux Maîtres de
                        Ballets : non, Monsieur, c’est une erreur que de penser qu’un bon Maître de
                        Ballets puisse tracer &amp; composer <pb n="388"/>son ouvrage au coin de son
                        feu. Ceux qui travaillent ainsi, ne parviendront jamais qu’à des
                        combinaisons misérables. Ce n’est pas la plume à la main que l’on fait
                        marcher les Figurants. Le Théatre est le Parnasse des Compositeurs
                        ingénieux ; c’est là que sans chercher, ils rencontrent une multitude de
                        choses neuves ; tout s’y lie, tout y est plein d’ame, tout y est dessiné
                        avec des traits de feu. Un tableau ou une situation le conduisent
                        naturellement à une autre ; les figures s’enchaînent avec autant d’aisance
                        que de grace ; l’effet général se fait sentir sur le champ ; car telle
                        figure élégante sur le papier, cesse de l’être à l’exécution ; telle autre
                        qui le sera pour le Spectateur qui la verra en <hi rend="i">vue
                            d’oiseau</hi>, ne le sera point pour les premieres Loges &amp; le
                        Parterre ; c’est <pb n="389"/>donc pour les places les moins élevées que
                        l’on doit principalement travailler, puisque telle forme, tel <hi rend="i"
                            >grouppe</hi> &amp; tel tableau dont l’effet est sensible pour le
                        Parterre, ne peut manquer de l’être dans quelque endroit de la Salle que
                        l’on se place. Vous observez dans les Ballets des <hi rend="i">marches</hi>,
                        des <hi rend="i">contre-marches</hi>, des <hi rend="i">repos</hi>, des <hi
                            rend="i">retraites</hi>, des <hi rend="i">évolutions</hi>, des <hi
                            rend="i">grouppes</hi> ou des <hi rend="i">pelotons</hi>. Or si le
                        Maître n’a pas le génie de faire mouvoir la grande machine dans des sens
                        justes ; s’il ne demêle au premier coup d’œil les inconvénients qui peuvent
                        résulter de telle opération ; s’il n’a l’Art de profiter du terrein ; s’il
                        ne proportionne pas les manœuvres à l’étendue plus ou moins vaste &amp; plus
                        ou moins limitée du Théatre ; si ses dispositions sont mal conçues ; si les
                        mouvements <pb n="390"/>qu’il veut imprimer sont faux ou impossibles ; si
                        les marches sont ou trop vîtes, ou trop lentes, ou mal dirigées ; si la
                        mesure &amp; l’<hi rend="i">ensemble</hi> ne régnent pas ; que sais-je, si
                        l’instant est mal choisi, on n’apperçoit que confusion, qu’embarras, que
                        tumulte ; tout se choque, tout se heurte ; il n’y a &amp; il ne peut y avoir
                        ni netteté, ni accord, ni exactitude, ni précision, &amp; les huées &amp;
                        les sifflets sont la juste récompense d’un travail aussi monstrueux &amp;
                        aussi mal entendu. La conduite &amp; la marche d’un grand Ballet bien
                        dessiné exige, Monsieur, des connoissances, de l’esprit, du génie, de la
                        finesse, un tact sûr, une prévoyance sage &amp; un coup d’œil infaillible,
                        &amp; toutes ces qualités ne s’acquiérent pas en déchiffrant &amp; en
                        écrivant la Danse <hi rend="i">chorégraphiquement</hi> ; <pb n="391"/>le
                        moment seul détermine la composition ; l’habileté consiste à le saisir &amp;
                        à en profiter heureusement.</p>
                    <p>Il est cependant de prétendus Maîtres qui composent leurs Ballets, après
                        avoir mutilé ceux des autres, à l’aide du cahier &amp; de certains signes
                        qu’ils adoptent &amp; qui forment pour eux une <hi rend="i"
                            >chorégraphie</hi> particuliere ; car la façon de dessiner les chemins
                        est toujours la même &amp; ne varie que par les couleurs ; mais rien de plus
                        insipide &amp; de plus languissant qu’un ouvrage médité sur le papier, il se
                        ressent toujours de la contention &amp; de la peine. Il seroit beau de voir
                        un Maître de Ballets de l’Opéra un <hi rend="i">in-folio</hi> à la main, se
                        casser la tête pour remettre les Ballets des <hi rend="i">Indes
                            galantes</hi> ou de quelque autre Opéra chargé de Danses ; que de
                        chemins <pb n="392"/>différents ne faudroit-il pas écrire pour un Ballet
                        nombreux ! ajoutez ensuite sur vingt-quatre chemins, tantôt réguliers &amp;
                        tantôt irréguliers tous les pas compliqués à faire, &amp; vous aurez,
                        Monsieur, si vous le voulez, un écrit très-savant, mais chargé d’une si
                        grande abondance &amp; d’un mêlange si informe de lignes, de traits, de
                        signes &amp; de caracteres que vos yeux en seront offusqués, &amp; que
                        toutes les lumieres que vous espériez d’en tirer seront, pour ainsi dire,
                        absorbées par le noir dont sera tissu ce répertoire. Ne croyez pas au
                        surplus que M. <hi rend="i">Lany</hi>, après avoir composé les Ballets d’un
                        Opéra à la satisfaction du Public, soit obligé nécessairement d’en conserver
                        ainsi l’idée pour les remettre cinq ou six ans aprés avec la même
                        supériorité ; s’il dédaigne un <pb n="393"/>pareil secours, il ne les
                        composera de nouveau qu’avec plus de goût ; il réparera même les fautes
                        imperceptibles qui pouvoient y régner ; car le souvenir de nos fautes est
                        celui qui s’efface le moins, &amp; s’il prend le crayon, ce ne sera que pour
                        jetter sur le papier le dessein géométral des formes principales &amp; des
                        figures les plus saillantes ; il négligera sûrement de tracer toutes les
                        routes diverses qui conduisoient à ces formes, &amp; qui enchaînoient ces
                        figures ; &amp; il ne perdra pas son temps à écrire les pas, ni les
                        attitudes diverses qui embellissoient ces Tableaux. Oui, Monsieur, la <hi
                            rend="i">Chorégraphie</hi> amortit le génie ; elle éteint, elle
                        affoiblit le goût du Compositeur qui en fait usage ; Il est lourd &amp;
                        pesant ; il est incapable d’invention ; de créateur qu’il étoit ou qu’il <pb
                            n="394"/>auroit été, il devient ou il n’est plus qu’un plagiaire ; son
                        imagination se tait ; il ne produit rien de neuf, &amp; tout son mérite se
                        borne à défigurer les productions des autres. Tel est l’effet de
                        l’engourdissement &amp; de l’espece de léthargie dans lesquels elle jette
                        l’esprit, que j’ai vu plusieurs Maîtres de Ballets obligés de quitter la
                        répétition, parce qu’ils avoient égaré leur cahier &amp; qu’ils ne pouvoient
                        faire mouvoir leurs figurants sans avoir sous les yeux le mémorial de ce que
                        les autres avoient composé. Je le répete, Monsieur, &amp; je le soutiens :
                        rien de plus pernicieux qu’une méthode qui rétrecit nos idées, ou qui ne
                        nous en permet aucunes, à moins qu’on ne sache se garantir du danger que
                        l’on court en s’y livrant. Du feu, du goût, du génie, des connoissances, <pb
                            n="395"/>voilà ce qui est préférable à la <hi rend="i"
                        >chorégraphie</hi> ; voilà, Monsieur, ce qui suggere une multitude de pas,
                        de figures, de tableaux &amp; d’attitudes nouvelles ; voilà les sources
                        inépuisables de cette variété immense qui distingue le véritable Artiste du
                            <hi rend="i">Chorégraphe</hi> inepte &amp; matériel.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-14">
                    <pb n="396"/>
                    <head><hi rend="i">LETTRE XIV.</hi></head>
                    <p>Vous exigez de moi, Monsieur, que je vous entretienne de mes Ballets ; c’est
                        avec peine que je cede à vos instances. Toutes les descriptions qu’on peut
                        faire de ces sortes d’ouvrages ont ordinairement deux défauts ; elles sont
                        au-dessous de l’original lorsqu’il est passable, ou au-dessus lorsqu’il est
                        médiocre.</p>
                    <p>On ne peut ni juger d’un Cabinet de peinture par le Catalogue des Tableaux
                        qu’il renferme, ni décider du prix d’un ouvrage de littérature, par la
                        préface ou par le <hi rend="i">Prospectus</hi>. Il en est de même des
                        Ballets ; il faut nécessairement les voir, &amp; les voir <pb n="397"
                        />plusieurs fois. Un homme d’esprit fera d’excellents Programmes &amp;
                        fournira à un Peintre les plus grandes idées ; mais le mérite consiste dans
                        la distribution &amp; dans l’exécution. Qu’on ouvre le <hi rend="i"
                            >Tasse</hi>, l’<hi rend="i">Arioste</hi> &amp; quantité d’Auteurs du
                        même genre, on y puisera des Sujets admirables à la lecture ; rien ne
                        coûtera sur le papier ; les idées se multiplieront ; tout sera facile &amp;
                        quelques mots arrangés avec Art présenteront à l’imagination une foule de
                        choses agréables ; mais qui ne seront plus telles, dès que l’on essaiera de
                        leur donner une forme réelle ; &amp; c’est alors que l’Artiste connoîtra
                        l’immensité de la distance du projet à l’exécution.</p>
                    <p>Je vais satisfaire néanmoins, Monsieur, votre curiosité, dans la persuasion
                            <pb n="398"/>où je suis que vous ne me jugerez pas sur l’esquisse mal
                        crayonnée de quelques Ballets reçus par le Public avec des applaudissements
                        qui ne m’ont point fait oublier que son indulgence fut toujours fort au
                        dessus de mes talents.</p>
                    <p>Je suis très-éloigné de prétendre que mes productions soient des
                        chefs-d’œuvres ; des suffrages flatteurs pourroient me persuader qu’elles
                        ont quelque mérite, mais je suis encore plus convaincu qu’elles ne sont pas
                        sans défaut. Quoi qu’il en soit, &amp; ce peu de mérite &amp; ces défauts
                        m’appartiennent entiérement. Jamais je n’ai eu sous les yeux ces modeles
                        excellents qui ravissent &amp; qui inspirent. Si j’eusse été à portée de
                        voir, peut-être aurois-je pu saisir. J’aurois <pb n="399"/>du moins étudié
                        l’art d’ajuster &amp; d’accomoder à mes traits les agréments des autres,
                        &amp; je me serois efforcé de me les rendre propres, où du moins de m’en
                        parer sans en devenir ridicule. Cette privation d’objets instructifs a
                        cependant excité en moi une émulation vive dont je n’aurois pas été
                        peut-être animé, si j’avois eu la facilité de n’être qu’un imitateur froid
                        &amp; servile. La nature est le seul modele que j’ai envisagé &amp; que je
                        me suis proposé de suivre. Si mon imagination m’égare quelquefois, le goût
                        ou si l’on veut, une sorte d’instinct m’éclairent sur mes écarts &amp; me
                        rappellent au vrai. Je proscris tout ce qui ne me séduit pas au premier coup
                        d’œil ; je détruis sans regret ce que j’ai créé avec le plus de peine, &amp;
                        mes ouvrages ne <pb n="400"/>m’attachent que lorsqu’ils m’affectent
                        véritablement. Il n’en est point, Monsieur, qui me fatiguent autant que la
                        composition des Ballets de certains Opéra. Les <hi rend="i">Passepieds</hi>
                        &amp; les <hi rend="i">Menuets</hi> me tuent ; la monotonie de la Musique
                        m’engourdit &amp; je deviens aussi pauvre qu’elle, car elle substitue, pour
                        ainsi dire, en moi la stérilité à l’abondance. Une Musique au contraire
                        expressive, harmonieuse &amp; variée, telle que celle sur laquelle j’ai
                            travaillé<note place="bottom">Cette Musique est de M. <hi rend="i"
                                >Granier</hi>, accompagnateur du Concert de Lyon, &amp; je dois ici
                            lui rendre la justice qui lui est due, en assurant qu’il est peu de
                            Musiciens aussi capables d’approprier sa composition à tous les genres
                            de Ballets, &amp; de mouvoir le génie des hommes faits pour sentir &amp;
                            pour connoître.</note> depuis quelque temps me suggere mille idées &amp;
                        mille traits ; elle me transporte, elle m’éleve, elle m’enflamme, &amp; je
                        dois aux <pb n="401"/>différentes impressions qu’elle m’a fait éprouver
                        &amp; qui ont passé jusques dans mon ame ; l’accord, l’<hi rend="i"
                            >ensemble</hi>, le <hi rend="i">saillant</hi>, le <hi rend="i"
                        >neuf</hi>, le feu &amp; cette multitude de caracteres frappants &amp;
                        singuliers que des Juges impartiaux ont cru pouvoir remarquer dans mes
                        Ballets ; effets naturels de la Musique sur la Danse, &amp; de la Danse sur
                        la Musique, lorsque les deux Artistes se concilient, &amp; lorsque leurs
                        Arts se marient, se réunissent &amp; se prêtent mutuellement des charmes
                        pour séduire &amp; pour plaire.</p>
                    <p>Il seroit inutile sans doute de vous entretenir des <hi rend="i"
                            >Métamorphoses Chinoises</hi>, des <hi rend="i">Réjouissances
                            Flamandes</hi>, de la <hi rend="i">Mariée de Village</hi>, des <hi
                            rend="i">Fêtes de Vauxhall</hi>, des <hi rend="i">Recrues
                            Prussiennes</hi>, du <hi rend="i">Bal paré</hi> &amp; d’un nombre infini
                        &amp; <pb n="402"/>&amp; peut-être trop grand de Ballets comiques presque
                        dénués d’intrigue, destinés uniquement à l’amusement des yeux, &amp; dont
                        tout le mérite consiste dans la nouveauté des formes, dans la variété &amp;
                        dans le brillant des figures. Je ne me propose point aussi de vous parler de
                        ceux que j’ai cru devoir traiter dans le grand, tels que les Ballets que
                        j’ai intitulé, la <hi rend="i">Mort d’Ajax</hi>, le <hi rend="i">Jugement de
                            Pâris</hi>, la Descente <hi rend="i">d’Orphée aux Enfers, Renaud, &amp;
                            Armide</hi>, &amp;c. Et je me tairai même encore sur ceux de la <hi
                            rend="i">Fontaine de Jouvence</hi>, &amp; des <hi rend="i">Caprices de
                            Galathée</hi>.<note place="bottom"><p>Cette Galathée est la même que
                                celle dont <hi rend="i">Horace</hi> parle dans le portrait qu’il
                                fait d’une jeune beauté, à laquelle un amant tente de dérober un
                                baiser.</p>
                            <p><hi rend="i">Boileau</hi> a traduit ainsi dans notre Langue les Vers
                                de ce Poëte.</p>
                            <quote><lg>
                                    <l><hi rend="i">Qui mollement résiste &amp; par un doux
                                            caprice,</hi></l>
                                    <l><hi rend="i">Quelquefois le refuse afin qu’on le
                                            ravisse.</hi></l>
                                </lg></quote>
                            <p>Ce Ballet a eu d’autant plus de succès, que l’on ne s’étoit pas
                                imaginé que la Pantomime gaie pût être associée au genre sérieux.
                                    <hi rend="i">Galathée</hi> désespere continuellement deux
                                Bergers par ses caprices ; elle accepte leurs dons avec transport,
                                elle les rejette bientôt avec mépris. Ces mêmes caprices ont
                                toujours diverses nuances &amp; diverses gradations : les Bergers
                                feignent d’adresser leurs vœux à une autre Bergere &amp; de lui
                                offrir les présens destinés à celle qu’ils aiment. <hi rend="i"
                                    >Galathée</hi> par un sentiment de jalousie arrache des mains de
                                sa rivale les dons qu’elle vient de recevoir ; elle s’en pare un
                                instant, elle les jette de nouveau. Sa rivale veut les reprendre ;
                                la jalousie renaît ; <hi rend="i">Galathée</hi> la devance &amp;
                                s’en saisit encore pour les jeter de même. Alors les Bergers
                                abandonnent <hi rend="i">Galathée</hi> pour la rappeller à eux ; ils
                                affectent dans un pas de quatre de la dédaigner &amp; de paroître
                                fortement épris de l’autre Bergere. La capricieuse humiliée se livre
                                au chagrin &amp; à la douleur, mais par une suite naturelle de sa
                                légéreté &amp; de son humeur, elle passe subitement de cet excès de
                                tristesse à la joie la plus vive &amp; la plus immodérée. Ces
                                transitions soudaines, ces mouvements divers, cette alternative
                                continuelle de tendresse &amp; d’indifférence, de douleur &amp; de
                                plaisir, de sensibilité &amp; de froideur, ont été le sujet d’une
                                foule de Tableaux, qui tous ont paru également intéressants &amp;
                                d’un goût véritablement neuf.</p></note> Persuadé des bontés dont
                        vous m’honorez &amp; <pb n="403"/>de l’intérêt que vous daignez prendre à
                        tout ce qui me touche, je pense, Monsieur, que la description des ouvrages
                        qui me doivent entiérement le <pb n="404"/>jour &amp; que vous pouvez
                        regarder comme le fruit unique de mon imagination, vous plaira d’avantage ;
                        &amp; je commence par celui de la <hi rend="i">Toilette de Vénus</hi>, ou
                        des <hi rend="i">Ruses de l’Amour</hi>, Ballet héroï-pantomime.</p>
                    <p>Le Théatre représente un <hi rend="i">Sallon</hi> voluptueux ; Vénus est à sa
                        toilette &amp; dans le déshabillé le plus galant ; les <pb n="405"/>Jeux
                        &amp; les Plaisirs lui présentent à l’envi tout ce qui peut servir à sa
                        parure ; les Graces arrangent ses cheveux ; l’Amour lace un de ses
                        brodequins ; de jeunes Nymphes sont occupées, les unes à composer des
                        guirlandes, les autres à arranger un casque pour l’Amour ; celles-ci à
                        placer des fleurs sur l’habit &amp; sur la <hi rend="i">mante</hi> qui doit
                        servir d’ornement à sa mere. La toilette finie, Vénus se retourne du côté de
                        son fils, elle semble le consulter ; le petit Dieu applaudit à sa beauté, il
                        se jette avec transport dans ses bras, &amp; cette premiere Scene offre ce
                        que la volupté, la coquetterie &amp; les graces ont de plus séduisant.</p>
                    <p>La seconde est uniquement employée à l’habillement de Vénus. Les Graces se
                        chargent de son ajustement ; une <pb n="406"/>partie des Nymphes s’occupe à
                        ranger la toilette, pendant que les autres apportent aux Graces les
                        ajustements nécessaires ; les Jeux &amp; les Plaisirs non moins empressés à
                        servir la Déesse tiennent, ceux-ci la boîte à rouge, ceux-là la boîte à
                        mouches, le bouquet, le collier, les brasselets, &amp;c. L’Amour dans une
                        attitude élégante se saisit du miroir &amp; voltige ainsi continuellement
                        autour des Nymphes, qui pour se venger de sa légéreté lui arrachent son
                        carquois &amp; son bandeau ; il les poursuit, mais il est arrêté dans sa
                        course par trois de ces mêmes Nymphes qui lui présentent son casque &amp; un
                        miroir ; il se couvre, il se mire, il vole dans les bras de sa mere &amp; il
                        médite en soupirant le dessein de se venger de l’espece d’offense qui lui
                            <pb n="407"/>a été faite : il supplie, il presse Vénus de l’aider dans
                        son entreprise, en disposant leur ame à la tendresse par la peinture de tout
                        ce que la volupté offre de plus touchant. Vénus alors déploie toutes ses
                        graces ; ses mouvements, ses attitudes, ses regards sont l’image des
                        plaisirs de l’Amour même. Les Nymphes vivement émues s’efforcent de l’imiter
                        &amp; de saisir toutes les nuances qu’elle emploie pour les séduire. L’amour
                        témoin de l’impression profite de l’instant ; il leur porte le dernier coup
                        &amp; dans une entrée générale, il leur fait peindre toutes les passions
                        qu’il inspire. Leur trouble accroit &amp; augmente sans cesse ; de la
                        tendresse elles passent à la jalousie, de la jalousie à la fureur, de la
                        fureur à l’abattement, de l’abattement à l’inconstance, <pb n="408"/>elles
                        éprouvent en un mot, successivement tous les sentiments divers dont l’ame
                        peut être agitée &amp; il les rappelle toujours à celui du bonheur. Ce Dieu
                        satisfait &amp; content de sa Victoire cherche à se séparer d’elles ; il les
                        fuit, elles le suivent avec ardeur ; mais il s’échappe &amp; disparoît ainsi
                        que sa mere &amp; les graces ; &amp; les Nymphes courent &amp; volent après
                        le plaisir qui les fuit.</p>
                    <p>Cette Scene, Monsieur, perd tout à la lecture ; vous ne voyez ni la Déesse,
                        ni le Dieu, ni leur suite. Vous ne distinguez rien, &amp; dans
                        l’impossibilité où je suis de rendre ce que les traits, la physionomie, les
                        regards &amp; les mouvements des Nymphes exprimoient si bien, vous n’avez
                        &amp; je ne vous donne ici que l’idée la plus imparfaite &amp; la <pb
                            n="409"/>plus foible de l’action la plus vive &amp; la plus variée.</p>
                    <p>Celle qui la suit, lie l’intrigue. L’Amour paroît seul ; d’un geste &amp;
                        d’un regard il anime la nature. Les lieux changent ; ils représentent une
                        forêt vaste &amp; sombre ; les Nymphes qui n’ont point perdu le Dieu de vue
                        entrent précipitamment sur la Scene ; mais quelle est leur crainte ! Elles
                        ne voient ni Vénus, ni les Graces ; l’obscurité de la forêt, le silence qui
                        y regne les glacent d’effroi. Elles reculent en tremblant, l’Amour aussitôt
                        les rassure, il les invite à le suivre ; les Nymphes s’abandonnent à lui ;
                        il semble les défier par une course légere. Elles courent après lui ; mais à
                        la faveur de plusieurs feintes il leur échappe toujours, &amp; dans
                        l’instant où il paroît être dans l’embarras <pb n="410"/>le plus grand &amp;
                        où les Nymphes croient de l’arrêter, il fuit comme un trait &amp; il est
                        remplacé avec promptitude par douze Faunes. Ce changement subit &amp;
                        imprévu fait un effet d’autant plus grand que rien n’est aussi frappant que
                        le contraste qui résulte de la situation des Nymphes &amp; des Faunes. Les
                        Nymphes offrent l’image de la crainte &amp; de l’innocence ; les Faunes
                        celle de la force &amp; de la férocité. Les attitudes de ceux-ci sont
                        pleines de fierté &amp; de vigueur ; les positions de celles-la n’expriment
                        que la frayeur qu’inspire le danger. Les Faunes poursuivent les Nymphes qui
                        fuyent devant eux, mais ils s’en saisissent bientôt ; quelques-unes
                        d’entr’elles profitant cependant d’un instant de mésintelligence que
                        l’ardeur de vaincre a jetté parmi <pb n="411"/>eux, prennent la fuite &amp;
                        leur échappent ; il n’en reste que six aux douze Faunes ; alors ils s’en
                        disputent la conquête ; nul d’entr’eux ne veut consentir au partage, &amp;
                        la fureur succédant bientôt à la jalousie, ils luttent &amp; combattent.
                        Celles-ci tremblantes &amp; effrayées passent à chaque instant des mains des
                        uns dans les mains des autres, car ils sont tour-à-tour vainqueurs &amp;
                        vaincus. Cependant au moment où les combattants paroissent n’être occupés
                        que de la défaite de leurs rivaux, elles tentent de s’échapper. Six Faunes
                        s’élancent après elles &amp; ne peuvent les arrêter, parce qu’ils sont
                        eux-mêmes retenus par leurs adversaires qui les poursuivent. Leur colere
                        s’irrite alors de plus en plus. Chacun court aux arbres de la forêt ; ils en
                        arrachent des branches avec fureur <pb n="412"/>&amp; ils se portent de part
                        &amp; d’autre des coups terribles. Leur adresse à les parer étant égale, ils
                        jettent loin d’eux ces inutiles instruments de leur vengeance &amp; de leur
                        rage, &amp; s’élançant avec impétuosité les uns sur les autres, ils luttent
                        avec un acharnement qui tient du délire &amp; du désespoir ; ils se
                        saisissent, se terrassent, s’enlevent de terre, se serrent, s’étouffent, se
                        pressent &amp; se frappent, &amp; ce combat n’offre pas un seul instant qui
                        ne soit un tableau. Six de ces Faunes sont enfin victorieux ; ils foulent
                        d’un pied leurs ennemis terrassés &amp; levent le bras pour leur porter le
                        dernier coup, lorsque six Nymphes conduites par l’Amour les arrêtent &amp;
                        leur présentent une couronne de fleurs. Leurs compagnes sensibles à la honte
                        &amp; à l’abattement des vaincus <pb n="413"/>laissent tomber à leurs pieds
                        celles qu’elles leur destinoient ; ceux-ci dans une attitude qui peint ce
                        que la douleur &amp; l’accablement ont de plus affreux sont immobiles ; leur
                        tête est abattue, leurs yeux sont fixés sur la terre. Vénus &amp; les Graces
                        touchées de leurs peines engagent l’Amour à leur être propice ; ce Dieu
                        voltige autour d’eux &amp; d’un souffle léger, il les ranime &amp; les
                        rappelle à la vie ; on les voit lever insensiblement des bras mourants,
                        &amp; invoquer le fils de Vénus qui par ses attitudes &amp; ses regards,
                        leur donne, pour ainsi-dire, une nouvelle existence. A peine en
                        jouissent-ils qu’ils apperçoivent leurs ennemis occupés de leur bonheur
                        &amp; folâtrant avec les Nymphes ; un nouveau dépit s’empare d’eux ; leurs
                        yeux étincellent de feu ; <pb n="414"/>ils les attaquent, les combattent
                        &amp; en triomphent à leur tour ; peu contents de cette victoire s’ils n’en
                        emportent des trophées, il leur enlevent &amp; leur arrachent les couronnes
                        de fleurs dont ils se glorifioient ; mais par un charme de l’Amour ces
                        couronnes se partagent en deux : cet événement rétablit parmi eux la paix
                        &amp; la tranquillité ; les nouveaux vainqueurs &amp; les nouveaux vaincus
                        reçoivent également le prix de la victoire ; les Nymphes présentent la main
                        à ceux qui viennent de succomber, &amp; l’Amour unit enfin les Nymphes aux
                        Faunes. Là le Ballet Symmétrique commence ; les beautés méchaniques de l’Art
                        se déploient sur une grande <hi rend="i">Chaconne</hi>, dans laquelle
                        l’Amour, Vénus, les Graces, les jeux, &amp; les plaisirs dansent les
                        principaux <pb n="415"/>morceaux. Ici je pouvois craindre le ralentissement
                        de l’action, mais j’ai saisi l’instant où Vénus ayant enchaîné l’Amour avec
                        des fleurs, le mene en laisse pour l’empêcher de suivre une des Graces à
                        laquelle il s’attache, &amp; pendant ce pas plein d’expression, les plaisirs
                        &amp; les jeux entraînent les Nymphes dans la forêt. Les Faunes les suivent
                        avec empressement, &amp; pour sauver les bienséances, &amp; ne pas rendre
                        trop sensibles les remarques que l’Amour fait faire à sa mere sur cette
                        disparition, je fais rentrer un instant après ces mêmes Nymphes &amp; ces
                        mêmes Faunes. L’expression de celle-ci, l’air satisfait de ceux-là peignent
                        avec des couleurs ménagées dans un passage bien exprimé de la <hi rend="i"
                            >Chaconne</hi>, les tableaux de la volupté <hi rend="i">coloriés</hi>
                        par le sentiment &amp; la décence.</p>
                    <p><pb n="416"/>Ce Ballet, Monsieur, est d’une action chaude &amp; toujours
                        générale. Il a fait, &amp; je puis m’en glorifier, une sensation que la
                        Danse n’avoit pas produite jusqu’alors. Ce succès m’a engagé à abandonner le
                        genre auquel je m’étois attaché, moins, je l’avoue, par goût &amp; par
                        connoissance que par habitude. Je me suis livré dès cet instant à la Danse
                        expressive &amp; en action ; je me suis attaché à peindre dans une maniere
                        plus grande &amp; moins <hi rend="i">léchée</hi>, &amp; j’ai senti que je
                        m’étois trompé grossiérement en imaginant que la Danse n’étoit faite que
                        pour les yeux, &amp; que cet organe étoit la barriere où se bornoit sa
                        puissance &amp; son étendue. Persuadé qu’elle peut aller plus loin, &amp;
                        qu’elle a des droits incontestables sur le cœur &amp; sur l’ame, je
                        m’efforcerai désormais <pb n="417"/>de la faire jouir de tous ses
                        avantages.</p>
                    <p>Les Faunes étoient sans <hi rend="i">tonnelets</hi>, &amp; les Nymphes, Vénus
                        &amp; les Graces sans paniers. J’avois proscrit les masques qui se seroient
                        opposés à toute expression ; la méthode de M. <hi rend="i">Garrick</hi> m’a
                        été d’un grand secours : on lisoit dans les yeux &amp; sur la physionomie de
                        mes Faunes tous les mouvements des passions qui les agitoient. Une lassure
                        &amp; une espece de chaussure imitant de l’écorce d’arbre m’avoient semblé
                        préférables à des escarpins ; point de bas ni de gands blancs, j’en avois
                        assorti la couleur à la teinte de la carnation de ces habitants des forêts ;
                        une simple draperie de peau de tigre couvroit une partie de leur corps, tout
                        le reste paroissoit nu ; &amp; pour que le <hi rend="i">costume</hi> n’eût
                        pas un air trop dur &amp; ne contrastât <pb n="418"/>pas trop avec
                        l’habillement élégant des Nymphes, j’avois fait jetter sur les bords des
                        draperies une guirlande de feuillage mêlée de fleurs.</p>
                    <p>J’avois encore imaginé des silences dans la Musique, &amp; ces silences
                        produisoient l’effet le plus flatteur ; l’oreille du Spectateur cessant tout
                        d’un coup d’être frappée par l’harmonie, son œil embrassoit avec plus
                        d’attention tous les détails des tableaux, la position &amp; le dessein des
                            <hi rend="i">grouppes</hi>, l’expression des têtes &amp; les différentes
                        parties de l’<hi rend="i">ensemble</hi> ; rien n’échappoit à ses regards ;
                        cette suspension dans la Musique &amp; dans les mouvements du corps répand
                        un calme &amp; un beau jour ; elle fait sortir avec plus de feu les morceaux
                        qui la suivent ; ce sont des ombres qui ménagées avec Art &amp; distribuées
                            <pb n="419"/>avec goût, donnent un nouveau prix &amp; une valeur réelle
                        à toutes les parties de la composition ; mais le talent consiste à les
                        employer avec économie. Elles deviendroient aussi funestes à la Danse
                        qu’elles le sont quelquefois à la Peinture, lorsqu’on en abuse.</p>
                    <p>Passons aux <hi rend="i">Fêtes</hi> ou aux <hi rend="i">Jalousies du
                            Serrail</hi> ; ce Ballet &amp; celui dont je viens de vous parler ont
                        partagé le goût du Public ; ils sont néanmoins dans un genre absolument
                        opposé, &amp; ne peuvent être mis en comparaison l’un &amp; l’autre.</p>
                    <p>Le Théatre représente une des parties du Serrail ; un Péristile orné de
                        cascades &amp; de jets d’eau forme l’<hi rend="i">avant-Scene</hi>. Le fond
                        du Théatre offre une colonnade circulaire en charmille ; les intervalles de
                        cette colonnade sont couronnés <pb n="420"/>de guirlandes de fleurs, &amp;
                        enrichis de <hi rend="i">grouppes</hi> &amp; de jets d’eau. Le morceau le
                        plus éloigné &amp; qui termine la décoration, présente une cascade de
                        plusieurs nappes qui se perd dans un bassin, &amp; qui laisse découvrir
                        derriere elle un paysage &amp; un lointain. Les femmes du Serrail sont
                        placées sur de riches sofas &amp; sur des carreaux ; elles s’occupent à
                        différents ouvrages en usage chez les Turcs.</p>
                    <p>Des Eunuques blancs &amp; des Eunuques noirs superbement habillés, paroissent
                        &amp; présentent aux Sultanes le sorbet, le café ; d’autres s’empressent de
                        leur offrir des fleurs, des fruits &amp; des parfums. Une d’entr’elles plus
                        occupée d’elle-même que ses compagnes, refuse tout pour avoir un miroir ; un
                        esclave lui en présente un. Elle se mire, <pb n="421"/>elle s’examine avec
                        complaisance, elle arrange ses gestes, ses attitudes &amp; sa démarche. Ses
                        compagnes jalouses de ses graces cherchent à imiter tous ses mouvements,
                        &amp; de là naissent plusieurs <hi rend="i">entrées</hi> tant générales que
                        particulieres, qui ne peignent que la volupté &amp; le desir ardent que
                        toutes ont également de plaire à leur maître.</p>
                    <p>Aux charmes d’une Musique tendre &amp; du murmure des eaux, succede un air
                        fier &amp; marqué dansé par des Muets, par des Eunuques noirs &amp; des
                        Eunuques blancs qui annoncent l’arrivée du <hi rend="i">Grand
                        Seigneur</hi>.</p>
                    <p>Il entre avec précipitation suivi de l’Aga, d’une foule de Janissaires, de
                        plusieurs Bostangis &amp; de quatre Nains. Dans cet instant les Eunuques
                        &amp; les Muets tombent à genoux ; toutes les <pb n="422"/>femmes
                        s’inclinent, &amp; les Nains lui offrent dans des corbeilles des fleurs
                        &amp; des fruits. Il choisit un bouquet, &amp; il ordonne par un seul geste
                        à tous les esclaves de disparoître.</p>
                    <p>Le <hi rend="i">Grand Seigneur</hi> seul au milieu de ses femmes semble
                        indéterminé sur le choix qu’il doit faire ; il se promene autour d’elles
                        avec cet air indécis que donne la multiplicité des objets aimables. Toutes
                        ces femmes s’efforcent de captiver son cœur, mais <hi rend="i">Zaïre</hi>
                        &amp; <hi rend="i">Zaïde</hi> semblent devoir obtenir la préférence. Il
                        présente le bouquet à <hi rend="i">Zaïde</hi>, &amp; dans l’instant qu’elle
                        l’accepte un regard de <hi rend="i">Zaïre</hi> suspend son choix : il
                        l’examine ; il promene de nouveau ses regards ; il revient ensuite à <hi
                            rend="i">Zaïde</hi>, mais un sourire enchanteur de <hi rend="i"
                            >Zaïre</hi> le décide entiérement. Il lui donne le bouquet, <pb n="423"
                        />elle l’accepte avec transport. Les autres Sultanes peignent par leurs
                        attitudes le dépit &amp; la jalousie ; <hi rend="i">Zaïre</hi> jouit
                        malignement de la confusion de ses compagnes &amp; de l’abattement de sa
                        rivale. Le Sultan s’appercevant de l’impression que son choix vient de faire
                        sur l’esprit des femmes du Serrail, &amp; voulant ajouter au triomphe de <hi
                            rend="i">Zaïre</hi>, ordonne à <hi rend="i">Fatime</hi>, à <hi rend="i"
                            >Zima</hi> &amp; à <hi rend="i">Zaïde</hi> d’attacher à la Sultane
                        favorite le bouquet dont il l’a décorée. Elles obéissent à regret, &amp;
                        malgré l’empressement avec lequel elles semblent se rendre aux ordres du
                        Sultan, elles laissent échapper des mouvements de dépit &amp; de désespoir
                        qu’elles étouffent en apparence, lorsqu’elles rencontrent les yeux de leur
                        Maître.</p>
                    <p>Le Sultan danse un <hi rend="i">pas de deux</hi> voluptueux <pb n="424"/>avec
                            <hi rend="i">Zaïre</hi> &amp; se retire avec elle.</p>
                    <p><hi rend="i">Zaïde</hi> à qui le <hi rend="i">Grand Seigneur</hi> avoit feint
                        de présenter le bouquet, confuse &amp; désespérée, se livre dans une <hi
                            rend="i">entrée-seul</hi> à la rage &amp; au dépit le plus affreux. Elle
                        tire son poignard, elle veut s’arracher la vie, mais ses compagnes arrêtent
                        son bras &amp; se hâtent de la détourner de ce dessein barbare.</p>
                    <p><hi rend="i">Zaïde</hi> est prête à se rendre lorsque <hi rend="i">Zaïre</hi>
                        reparoît avec fierté ; sa présence rappelle sa rivale à toute sa fureur ;
                        celle-ci s’élance avec précipitation sur elle pour lui porter le coup
                        qu’elle se destinoit ; <hi rend="i">Zaïre</hi> l’esquive adroitement, elle
                        se saisit de ce même poignard, &amp; leve le bras pour en frapper <hi
                            rend="i">Zaïde</hi>. Les femmes du Serrail se partagent alors, elles
                        accourent à l’une &amp; à l’autre. <hi rend="i">Zaïde</hi> désarmée profite
                        de l’instant où son <pb n="425"/>ennemie a le bras arrêté, elle se jette sur
                        le poignard que <hi rend="i">Zaïre</hi> porte à son côté pour s’en servir
                        contre elle ; mais les Sultanes attentives à leur conservation parent le
                        coup ; dans l’instant les Eunuques appellés par le bruit entrent dans le
                        Serrail ; ils voient le combat engagé de façon à leur faire craindre de ne
                        pouvoir rétablir la paix, &amp; ils sortent précipitamment pour avertir le
                        Sultan. Les Sultanes dans ce moment entraînent &amp; séparent les deux
                        rivales qui font des efforts incroyables pour se dégager ; elles y
                        réussissent ; à peine sont-elles libres qu’elles se reprennent avec fureur.
                        Toutes les femmes effrayées volent entr’elles pour arrêter leurs coups. Dans
                        le moment le Sultan effrayé se présente ; le changement que produit son
                        arrivée est un coup de Théatre <pb n="426"/>frappant. Le plaisir &amp; la
                        tendresse succédent sur le champ à la douleur &amp; à la rage. <hi rend="i"
                            >Zaïre</hi> loin de se plaindre montre par une générosité ordinaire aux
                        belles ames un air de sérénité qui rassure le Sultan, &amp; qui calme les
                        craintes qu’il avoit de perdre l’objet de sa tendresse. Ce calme fait
                        renaître la joie dans le Serrail, &amp; le <hi rend="i">Grand Seigneur</hi>
                        permet alors aux Eunuques de donner une Fête à <hi rend="i">Zaïre</hi> ; la
                        Danse devient générale.</p>
                    <p>Dans un <hi rend="i">pas de deux, Zaïre</hi> &amp; <hi rend="i">Zaïde</hi> se
                        réconcilient. Le <hi rend="i">Grand Seigneur</hi> danse avec elles un <hi
                            rend="i">pas de trois</hi> dans lequel il marque toujours une préférence
                        décidée pour <hi rend="i">Zaïre</hi>.</p>
                    <p>Cette Fête est terminée par une Contre-danse noble. La derniere figure offre
                        un <hi rend="i">grouppe</hi> posé sur un trône <pb n="427"/>élevé sur des
                        gradins ; il est composé des femmes du Serrail &amp; du <hi rend="i">Grand
                            Seigneur ; Zaïre</hi> &amp; <hi rend="i">Zaïde</hi> sont assises à ses
                        côtés. Ce <hi rend="i">grouppe</hi> est couronné par un grand Baldaquin dont
                        les rideaux sont supportés par des esclaves. Les deux côtés du Théatre
                        offrent un autre <hi rend="i">grouppe</hi> de Bostangis, d’Eunuques blancs,
                        d’Eunuques noirs, de Muets, de Janissaires &amp; de Nains prosternés aux
                        pieds du trône du <hi rend="i">Grand Seigneur</hi>.</p>
                    <p>Voilà, Monsieur, une description bien foible d’un enchaînement de Scenes qui
                        toutes intéressent réellement. L’instant où le <hi rend="i">Grand
                            Seigneur</hi> se décide, celui où il emmene la Sultane favorite, le
                        combat des femmes, le <hi rend="i">grouppe</hi> qu’elles forment à l’arrivée
                        du Sultan, ce changement subit, cette opposition de sentiments, cet amour
                        que toutes <pb n="428"/>les femmes témoignent pour elles-mêmes &amp;
                        qu’elles expriment toutes différemment, sont autant de contrastes que je ne
                        peux vous faire saisir. Je suis dans la même impuissance relativement aux
                        Scenes simultanées que j’avois placées dans ce Ballet. La <hi rend="i"
                            >Pantomime</hi> est un trait, les grandes passions le décochent ; c’est
                        une multitude d’éclairs qui se succédent avec rapidité ; les Tableaux qui en
                        résultent sont de feu, ils ne durent qu’un instant, &amp; font aussi-tôt
                        place à d’autres. Or, Monsieur, dans un Ballet bien conçu il faut peu de
                        dialogues &amp; peu de moments tranquilles ; le cœur doit y être toujours
                        agité ; ainsi comment décrire l’expression vive du sentiment &amp; l’action
                        animée de la <hi rend="i">Pantomime</hi> ? C’est à l’ame à peindre, c’est à
                        la Physionomie à <hi rend="i">colorier</hi>, ce sont les yeux enfin <pb
                            n="429"/>qui doivent donner les grands coups &amp; terminer tous les
                        Tableaux.</p>
                    <p>L’action des Ballets dont je viens de vous parler est bien moins longue à
                        l’exécution qu’à la lecture. Des signes extérieurs qui annoncent un
                        sentiment deviennent froids &amp; languissants, s’ils ne sont subitement
                        suivis d’autres signes indicatifs de quelques nouvelles passions qui lui
                        succédent ; encore est-il nécessaire de diviser l’action entre plusieurs
                        personnages ; une même altération, des mêmes efforts, des mêmes mouvements,
                        une agitation toujours continuelle fatigueroient &amp; ennuieroient enfin
                        &amp; l’acteur, &amp; le spectateur ; il importe donc d’éviter les
                        longueurs, si l’on veut laisser à l’expression la force qu’elle doit avoir,
                        aux gestes leur énergie, à la physionomie son ton, aux yeux <pb n="430"
                        />leur éloquence, aux attitudes &amp; aux positions leurs graces &amp; leur
                        vérité.</p>
                    <p>Le Ballet des <hi rend="i">Fêtes</hi> ou des <hi rend="i">Jalousies du
                            Serrail</hi>, diront peut-être les critiques versés dans la lecture des
                        Romans, péche contre le <hi rend="i">Costume</hi> &amp; les usages des
                        Levantins ; ils trouveront qu’il est ridicule d’introduire des Janissaires
                        &amp; des Bostangis dans la partie du Serrail destinée aux Femmes du <hi
                            rend="i">Grand Seigneur</hi>, &amp; ils objecteront encore qu’il n’y a
                        point de Nains à Constantinople &amp; que le <hi rend="i">Grand
                            Seigneur</hi> ne les aime pas.</p>
                    <p>Je conviendrai de la justesse de leurs observations &amp; de l’étendue de
                        leurs connoissances, mais je leur répondrai que si mes idées ont choqué la
                        vérité elles n’ont point blessé la vraisemblance, &amp; dès-lors j’aurai eu
                        raison de recourir <pb n="431"/>à des licences nécessaires que les Auteurs
                        les plus distingués se permettent dans des ouvrages bien plus intéressants
                        &amp; bien plus précieux que des Ballets.</p>
                    <p>En s’attachant exactement à peindre le caractere, les mœurs &amp; les usages
                        de certaines Nations, les tableaux seroient souvent d’une composition pauvre
                        &amp; monotone ; aussi y auroit-il de l’injustice à condamner un Peintre sur
                        les licences ingénieuses qu’il auroit prises, si ces mêmes licences
                        contribuoient à la perfection, à la variété &amp; à l’élégance de ses
                        tableaux.</p>
                    <p>Lorsque les caracteres sont soutenus ; que celui de la Nation qu’on
                        représente n’est point altéré, &amp; que la nature ne se perd pas sous des
                        embellissements qui lui sont étrangers &amp; qui la dégradent ; <pb n="432"
                        />lorsqu’enfin l’expression du sentiment est fidelle ; que le <hi rend="i"
                            >coloris</hi> est vrai ; que le <hi rend="i">clair-obscur</hi> est
                        ménagé avec art ; que les positions sont nobles ; que les <hi rend="i"
                            >grouppes</hi> sont ingénieux ; que les <hi rend="i">masses</hi> sont
                        belles &amp; que le dessein est correct, le tableau dès-lors est excellent
                        &amp; mérite les plus grands éloges.</p>
                    <p>Je crois, Monsieur, qu’une Fête Turque ou Chinoise ne plaîroit point à notre
                        Nation, si on n’avoit l’art de l’embellir, &amp; je suis persuadé que la
                        maniere de danser de ces Peuples ne seroit point en droit de séduire ; ce
                            <hi rend="i">costume</hi> exact &amp; cette imitation n’offriroient
                        qu’un spectacle très-plat &amp; peu digne d’un Public qui n’applaudit
                        qu’autant que les Artistes ont l’art d’associer la délicatesse &amp; le
                        génie aux <pb n="433"/>différentes productions qu’on lui présente.</p>
                    <p>Si ceux qui m’ont critiqué sur la prétendue licence que j’avois prise
                        d’introduire des Bostangis &amp; des Janissaires au Serrail, avoient été
                        témoins de l’exécution, de la distribution &amp; de la marche de mon Ballet,
                        ils auroient vu que ces personnages qui les ont blessé à cent lieues
                        d’éloignement, n’entroient point dans la partie du Serrail où se tiennent
                        les Femmes ; qu’ils ne paroissoient que dans le jardin, &amp; que je ne les
                        avois associés à cette Scene que pour faire cortege &amp; pour rendre
                        l’arrivée du <hi rend="i">Grand Seigneur</hi> plus imposante &amp; plus
                        majestueuse.</p>
                    <p>Au reste, Monsieur, une critique qui ne porte que sur un programme, tombe <pb
                            n="434"/>d’elle-même parce qu’elle n’est appuyée sur rien. On prononce
                        sur le mérite d’un Peintre d’après ses tableaux &amp; non d’après son <hi
                            rend="i">style</hi> ; on doit prononcer de même sur celui du Maître de
                        Ballets d’après les <hi rend="i">grouppes</hi>, les situations, les coups de
                        Théatre, les figures ingénieuses, les formes saillantes &amp; l’<hi rend="i"
                            >ensemble</hi> qui régnent dans son ouvrage. Juger de nos productions
                        sans les voir, c’est croire pouvoir décider d’un objet sans lumieres.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
                </div>
                <div type="chapter" xml:id="lettre-15">
                    <pb n="435"/>
                    <head><hi rend="i">DERNIERE LETTRE.</hi></head>
                    <p>Encore deux Ballets, Monsieur, &amp; mon objet sera rempli, car il est temps
                        que je finisse. J’en ai dit assez pour vous persuader de toutes les
                        difficultés d’un Art qui n’est aisé que pour ceux qui n’en saisissent que
                        les parties superficielles &amp; qui imaginent que l’action de s’élever de
                        terre d’un pouce plus haut que les autres, ou l’idée de quelques <hi
                            rend="i">moulinets</hi> ou de quelques <hi rend="i">ronds</hi> doivent
                        leur attirer tous les suffrages. Dans quelque genre que ce soit, plus on
                        approfondit, plus les obstacles se multiplient, &amp; plus le but auquel on
                        s’efforce d’atteindre paroît s’éloigner. Aussi Monsieur, le travail <pb
                            n="436"/>le plus opiniâtre n’offre-t-il aux plus grands Artistes qu’une
                        lumiere souvent importune qui les éclaire sur leur insuffisance, tandis que
                        l’Ignorant satisfait de lui-même au milieu des ténebres les plus épaisses,
                        croit qu’il n’est absolument rien au-delà de ce qu’il se flatte de
                        savoir.</p>
                    <p>Le Ballet dont je vais vous entretenir a pour titre l’<hi rend="i">Amour
                            Corsaire</hi>, ou l’<hi rend="i">Embarquement pour Cythere</hi>. La
                        Scene se passe sur le bord de la mer dans l’Isle de <hi rend="i"
                            >Misogyne</hi>. Quelques arbres inconnus dans nos Climats embellissent
                        cette Isle ; d’un côté du Théatre on apperçoit un Autel antique élevé à la
                        Divinité que les Habitants adorent ; une Statue représentant un homme qui
                        plonge un poignard dans le sein d’une femme, est élevée au-dessus <pb
                            n="437"/>de l’Autel. Les Habitants de cette Isle sont cruels &amp;
                        barbares ; leur coutume est d’immoler à leur Divinité toutes les femmes
                        jettées malheureusement pour elles sur ces côtes. Ils imposent la même loi à
                        tous les hommes qui échappent à la fureur des flots. Le sujet de la premiere
                        Scene, est l’admission d’un Etranger sauvé du naufrage. Cet Etranger est
                        conduit à l’Autel sur lequel sont appuyés deux Grands Prêtres. Une partie
                        des Habitants est rangée autour de ce même Autel, tenant dans leurs mains
                        des massues avec lesquelles ils s’exercent, tandis que les autres Insulaires
                        célébrent par une Danse mystérieuse l’arrivée de ce nouveau Prosélyte.
                        Celui-ci se voit forcé de promettre solemnellement d’immoler avec le fer
                        dont on <pb n="438"/>va l’armer la premiere femme qu’un destin trop cruel
                        portera dans cette Isle. A peine commence-t-il à proférer l’affreux serment
                        dont il frémit lui-même, quoiqu’il fasse le vœu dans le fond de son cœur de
                        désobéir au nouveau Dieu dont il embrasse le culte, que la cérémonie est
                        interrompue par des cris perçants poussés à l’aspect d’une chaloupe que bat
                        une horrible tempête, &amp; par une Danse vive qui annonce la joie barbare
                        que fait naître l’espoir de voir frapper quelques victimes. On apperçoit
                        dans cette chaloupe une femme &amp; un homme qui levent les mains vers le
                        Ciel, &amp; qui demandent du secours. <hi rend="i">Dorval</hi> (c’est le nom
                        de l’Etranger) croit reconnoître à l’approche de cette chaloupe sa sœur
                        &amp; son ami. Il regarde attentivement ; son <pb n="439"/>cœur est pénétré
                        de plaisir &amp; de crainte ; il les voit enfin hors de danger ; il se livre
                        à l’excès d’une satisfaction inexprimable, mais cette satisfaction &amp; la
                        joie qu’elle inspire sont bientôt balancées par le souvenir du lieu terrible
                        qu’il habite, &amp; ce retour funeste le précipite dans l’abattement &amp;
                        dans la douleur la plus profonde. L’empressement qu’il a d’abord témoigné a
                        fait prendre le change &amp; en a imposé aux <hi rend="i">Misogyniens</hi> ;
                        ils ont cru voir en lui du zele, &amp; un attachement inviolable à leur
                        Loi ; cependant <hi rend="i">Clairville</hi> &amp; <hi rend="i"
                            >Constance</hi> (c’est le nom des deux Amants) abordent à terre ; la
                        mort est peinte sur leur visage, leurs yeux s’ouvrent à peine, des cheveux
                        hérissés annoncent leur effroi. Un teint pâle &amp; mourant peint toute <pb
                            n="440"/>l’horreur du trépas qui s’est présenté mille fois à eux &amp;
                        qu’ils redoutent encore ; mais quelle est leur surprise, lorsqu’ils se
                        sentent étroitement embrassés ! ils reconnoissent <hi rend="i">Dorval</hi>,
                        ils se jettent dans ses bras, leurs yeux croient à peine ce qu’ils voient ;
                        tous trois ne peuvent se séparer, l’excès de leur bonheur est exprimé par
                        toutes les démonstrations de la joie la plus pure ; ils s’inondent de leurs
                        larmes, &amp; ces larmes sont des signes non équivoques des sentiments
                        divers qui les agitent. Ici leur situation change. Un Sauvage présente à <hi
                            rend="i">Dorval</hi> le poignard qui doit percer le cœur de <hi rend="i"
                            >Constance</hi> &amp; lui ordonne de le lui plonger dans le sein. <hi
                            rend="i">Dorval</hi> indigné d’un ordre aussi barbare saisit ce fer
                        &amp; veut en frapper le <hi rend="i">Misogynien</hi>, mais <hi rend="i"
                            >Constance</hi> s’échappant <pb n="441"/>des bras de son Amant suspend
                        le coup que son frere alloit porter : le Sauvage saisit cet instant, il
                        désarme <hi rend="i">Dorval</hi> &amp; veut percer le sein de celle qui
                        vient de lui sauver la vie. <hi rend="i">Clairville</hi> arrête le bras du
                        perfide, il lui arrache le poignard. <hi rend="i">Dorval</hi> &amp; <hi
                            rend="i">Clairville</hi> également révoltés de la férocité &amp; de
                        l’inhumanité des habitants de cette Isle se rangent du côté de <hi rend="i"
                            >Constance</hi> ; ils la tiennent étroitement serrée dans leurs bras ;
                        leurs corps est un rempart qu’ils opposent à la barbarie de leurs ennemis,
                        &amp; leurs yeux animés &amp; étincelants de colere semblent défier les <hi
                            rend="i">Misogyniens</hi>. Ceux-ci furieux de cette résistance ordonnent
                        aux Sauvages qui ont des massues, d’arracher la victime des bras de ces deux
                        étrangers &amp; de la traîner à l’Autel. <hi rend="i">Dorval</hi> &amp; <hi
                            rend="i">Clairville</hi>
                        <pb n="442"/>encouragés par le danger désarment deux de ces cruels ; ils se
                        livrent au combat avec fureur &amp; avec audace, &amp; viennent à chaque
                        instant se rallier auprès de <hi rend="i">Constance</hi> ; ils ne la perdent
                        pas un moment de vue. Celle-ci tremblante &amp; désolée, craignant de perdre
                        deux objets qui lui sont également chers s’abandonne au désespoir ; les
                        Sacrificateurs aidés de plusieurs Sauvages s’élancent sur elle &amp;
                        l’entraînent à l’Autel. Dans ce moment elle rappelle tout son courage, elle
                        lutte contre eux, elle se saisit du poignard d’un des Sacrificateurs, elle
                        l’en frappe. Délivrée pour un instant elle se jette dans les bras de son
                        amant &amp; de son frere ; mais elle en est arrachée cruellement. Elle
                        s’échappe de nouveau &amp; y revole encore ; cependant ne pouvant resister
                        au nombre, <pb n="443"/><hi rend="i">Dorval</hi> &amp; <hi rend="i"
                            >Clairville</hi> presque mourants &amp; accablés sont enchaînés ; <hi
                            rend="i">Constance</hi> est entraînée au pied de cet Autel trône de la
                        Barbarie. Le bras se leve, le coup est prêt à tomber, lorsqu’un Dieu
                        protecteur des amants arrête le bras du Sacrificateur, en répandant un
                        charme sur cette Isle qui en rend tous les habitants immobiles. Cette
                        transition des plus grands mouvements à l’immobilité produit un effet
                        étonnant ; <hi rend="i">Constance</hi> évanouie aux pieds du Sacrificateur,
                            <hi rend="i">Dorval</hi> &amp; <hi rend="i">Clairville</hi> voyant à
                        peine la lumiere, sont renversés dans les bras de quelques Sauvages.<note
                            place="bottom">Cette Scene en remontant à l’arrivée de <hi rend="i"
                                >Constance</hi> &amp; de <hi rend="i">Clairville</hi> offre une
                            reconnoissance touchante ; le coup de Théatre qui la suit est
                            intéressant, &amp; le combat qui termine cette action vive présente
                            trois Tableaux à la fois ; c’est l’amitié, la tendresse &amp; l’amour
                            que l’on veut désunir, ce sont des liens tissus par le sentiment que la
                            Barbarie cherche à rompre, mais que la nature &amp; <hi rend="i"
                                >Constance</hi> s’efforcent de serrer davantage. Ce n’est point un
                            intérêt particulier qui détermine les combattants. <hi rend="i"
                                >Constance</hi> craint moins pour ses jours que pour ceux de son
                            amant &amp; de son frere ; ceux-ci veillent moins à leur conservation
                            qu’à celle de <hi rend="i">Constance</hi>. S’ils reçoivent un coup,
                            c’est pour parer celui que l’on porte à l’objet de leur tendresse ;
                            cette Scene longue à la lecture est vive &amp; animée à l’exécution ;
                            car vous savez qu’il faut moins de temps pour exprimer un sentiment par
                            le geste, qu’il n’en faut pour le peindre par le discours ; ainsi
                            lorsque l’instant est bien choisi, l’action Pantomime est plus chaude,
                            plus animée &amp; plus intéressante que celle qui résulte d’une Scene
                            dialoguée. Je crois, Monsieur, que celle que je viens de vous montrer
                            dans une perspective éloignée, porte un caractere, auquel l’humanité ne
                            peut être insensible, &amp; qu’elle est en droit d’arracher des larmes
                            &amp; de remuer fortement tous ceux dont le cœur est susceptible de
                            sentiment &amp; de délicatesse.</note></p>
                    <p><pb n="444"/>Le jour devient plus beau, les flots irrités s’abaissent, le
                        calme succede à la tempête, plusieurs Tritons &amp; plusieurs <pb n="445"
                        />Naïades folâtrent dans les eaux ; un vaisseau richement orné paroît sur la
                            Mer.<note place="bottom">L’Amour sous la forme d’un Corsaire le
                            commande ; les Jeux &amp; les Plaisirs sont employés aux différentes
                            manœuvres ; une troupe de Nymphes vêtues en Amazones sont les soldats
                            qui servent sur ce bord : tout est élégant, tout annonce &amp;
                            caractérise enfin la présence de l’enfant de Cythere.</note></p>
                    <p>Il aborde ; l’Amour fait jetter l’ancre ; il descend de son bord ; les
                        Nymphes, les Jeux &amp; les Plaisirs le suivent, &amp; en attendant les
                        ordres de ce Dieu, cette troupe légere se range en bataille. Les <hi
                            rend="i">Misogyniens</hi> reviennent de l’extase &amp; de l’immobilité
                        dans laquelle l’Amour les avoit plongés. Un de ses regards rappelle à la vie
                            <hi rend="i">Constance ; Dorval</hi> &amp; <hi rend="i">Clairville</hi>
                        ne doutant point alors que leur libérateur ne soit un Dieu, se prosternent à
                        ses pieds. Les Sauvages <pb n="446"/>irrités de voir leur culte profané,
                        levent tous leurs massues pour massacrer &amp; les adorateurs &amp; la suite
                        de l’enfant de Cythere ; ils tournent même leur rage &amp; leur fureur
                        contre lui, mais que peuvent les mortels, lorsque l’Amour commande ? un seul
                        de ses regards suspend tous les bras armés des <hi rend="i"
                        >Misogyniens</hi>. Il ordonne que l’on renverse leur autel, que l’on brise
                        leur infame divinité ; les Jeux &amp; les Plaisirs obéissent à sa voix,
                        l’autel s’ébranle sous leurs coups, la statue s’écroule &amp; se rompt par
                        morceaux. Un nouvel autel paroît &amp; prend la place de celui qui vient
                        d’être détruit, il est de marbre blanc ; des guirlandes de roses, de jasmins
                        &amp; de myrtes ajoutent à son élégance ; des colonnes sortent de la terre
                        pour orner cet autel, &amp; un baldaquin artistement <pb n="447"/>enrichi
                        &amp; porté par un <hi rend="i">grouppe</hi> d’Amours descend des cieux ;
                        les extrêmités en sont soutenues par des Zéphyrs qui les appuient
                        directement sur les quatre colonnes qui entourent l’autel ; les arbres
                        antiques de cette Isle disparoissent pour faire place aux myrtes, aux
                        orangers &amp; aux bosquets de roses &amp; de jasmins.</p>
                    <p>Les <hi rend="i">Misogyniens</hi> à l’aspect de leur divinité renversée &amp;
                        de leur culte profané entrent en fureur ; mais l’Amour ne leur permet de
                        faire éclater leur colere que par intervalle ; il les arrête toujours
                        lorsqu’ils sont prêts à frapper &amp; à se venger. Les instants du charme
                        qui les rend immobiles, offrent une multitude de tableaux &amp; de <hi
                            rend="i">grouppes</hi> qui différent tous par les positions, par la
                        distribution, par la composition, mais qui expriment également ce que <pb
                            n="448"/>la fureur a de plus affreux. Les tableaux que présentent les
                        Nymphes, sont d’un goût &amp; d’un coloris tout opposé. Elles ne parent les
                        coups que les <hi rend="i">Misogyniens</hi> tentent de leur porter qu’avec
                        des graces &amp; des regards pleins de tendresse &amp; de volupté. Cependant
                        l’Amour ordonne à celles-ci de combattre &amp; de vaincre ces Sauvages ;
                        elles les attaquent avec les armes du sentiment ; ceux-ci ne font plus
                        qu’une foible résistance. S’ils ont la force de lever le bras pour porter un
                        coup, ils n’ont pas le courage de le laisser tomber ; enfin leurs massues
                        leur échappent, elles tombent de leurs mains. Vaincus &amp; sans défense,
                        ils se jettent aux genoux de leurs vainqueurs, qui naturellement tendres
                        leur accordent leur grace en les enchaînant avec des guirlandes de <pb
                            n="449"/>fleurs. L’Amour satisfait unit <hi rend="i">Clairville</hi> à
                            <hi rend="i">Constance</hi>, les <hi rend="i">Misogyniens</hi> aux
                        Nymphes, &amp; donne à <hi rend="i">Dorval Zenéide</hi>, jeune Nymphe que ce
                        Dieu a pris soin de former. Une marche de triomphe forme l’ouverture de ce
                        Ballet, les Nymphes menent en laisse les vaincus, l’Amour ordonne des fêtes
                        &amp; le divertissement général commence. Ce Dieu, <hi rend="i"
                            >Clairville</hi> &amp; <hi rend="i">Constance, Dorval</hi> &amp; <hi
                            rend="i">Zénéide</hi>, les Jeux &amp; les Plaisirs dansent les
                        principaux morceaux. La Contre-danse noble de ce Ballet se dégrade
                        insensiblement de deux en deux &amp; tout le monde se place successivement
                        sur le Vaisseau. De petits gradins posés dans des sens différents &amp; à
                        des hauteurs diverses servent, pour ainsi dire, de piedestal à cette troupe
                        amoureuse, &amp; offrent un grand <hi rend="i">grouppe</hi> distribué avec
                        élégance ; <pb n="450"/>on leve l’ancre, les Zéphyrs &amp; les soupirs des
                        amants enflent les voiles, le vaisseau prend le large, &amp; poussé par des
                        vents favorables il vogue vers Cythere.<note place="bottom"><p>Ce Ballet a
                                été mis avec soin &amp; rien n’a été épargné. Les Nymphes avoient
                                des habits galants dont les corsets différoient peu de ceux des
                                Amazones. Les vêtements des Sauvages étoient d’une forme singuliere
                                &amp; dans des couleurs entieres ; une partie de la poitrine, des
                                bras &amp; des jambes étoit couleur de chair. L’Amour n’étoit
                                reconnu que par ses ailes, &amp; étoit vêtu dans le goût des
                                Corsaires Brigantins. Les habits des Jeux &amp; des Plaisirs
                                empruntoient la forme de ceux des Matelots qui servent sur les
                                Bâtiments Corsaires, avec cette différence qu’ils étoient plus
                                galants. Cette troupe d’enfants ressembloit à ces jolies petites
                                figures de porcelaine de Saxe, dont on garnit les cheminées.</p>
                            <p><hi rend="i">Clairville, Dorval</hi> &amp; <hi rend="i"
                                    >Constance</hi> sans être mis richement, étoient vêtus de bon
                                goût &amp; convenablement. Un beau désordre composoit leur parure.
                                Le dessein des habits étoit de M. <hi rend="i">Boquet</hi>, &amp; la
                                Musique de M. <hi rend="i">Granier</hi>. Elle imitoit les accents de
                                la nature : sans être d’un chant uniforme elle étoit harmonieuse. Il
                                avoit mis enfin l’action en Musique ; chaque trait étoit une
                                expression qui prêtoit des forces &amp; de l’énergie aux mouvements
                                de la Danse &amp; qui en animoit tout les Tableaux.</p></note></p>
                    <p><pb n="451"/>Je vais passer actuellement au <hi rend="i">Jaloux sans
                            Rival</hi>, Ballet Espagnol, &amp; je vous préviens d’avance qu’il y a
                        encore des combats &amp; des poignards. On appelle le <hi rend="i"
                            >Misanthrope</hi> l’<hi rend="i">homme aux Rubans verds</hi>, on me
                        nommera peut-être l’<hi rend="i">homme aux Poignards</hi>. Lorsque l’on
                        réfléchira cependant sur l’Art <hi rend="i">Pantomime</hi> ; lorsque l’on
                        examinera les limites étroites qui lui sont prescrites ; lorsque l’on
                        considérera enfin son insuffisance dans tout ce qui s’appelle Dialogue
                        tranquille, &amp; que l’on se rappellera jusqu’à quel point il est
                        subordonné aux regles de la Peinture, qui <pb n="452"/>comme la <hi rend="i"
                            >Pantomime</hi> ne peut rendre que des instants, on ne pourra me blâmer
                        de choisir tous ceux qui peuvent par leurs liaisons &amp; par leurs
                        successions remuer le cœur &amp; affecter l’ame. Je ne sais si j’ai bien
                        fait de m’attacher à ce genre, mais les larmes que le Public a donné à
                        plusieurs Scenes de mes Ballets, l’émotion vive qu’ils ont causée, me
                        persuadent que si je n’ai point encore atteint le but, du moins ai-je trouvé
                        la route qui peut y conduire. Je ne me flatte point de pouvoir franchir la
                        distance immense qui m’en éloigne &amp; qui m’en sépare, ce succès n’est
                        réservé qu’à ceux à qui le génie prête des ailes ; mais j’aurai du moins la
                        satisfaction d’avoir ouvert la voie. Indiquer le chemin qui mene à la
                        perfection, est un avantage qui suffit à quiconque <pb n="453"/>n’a pas eu
                        la force d’y arriver.</p>
                    <p><hi rend="i">Fernand</hi> est amant d’<hi rend="i">Inès ; Clitandre</hi>,
                        petit Maître François, est amant de <hi rend="i">Béatrix</hi> amie d’<hi
                            rend="i">Inès</hi> ; voilà les Personnages sur lesquels roule toute
                        l’intrigue. <hi rend="i">Clitandre</hi> à propos d’un coup d’Echec<note
                            place="bottom">Quelques choses qu’aient pu dire les petits critiques au
                            sujet de la Scene simultanée de M. <hi rend="i">Diderot</hi> &amp; de la
                            partie de trictrac jouée dans la premiere Scene du <hi rend="i">Pere de
                                famille</hi>, ce qui la rend plus vraie &amp; plus naturelle, j’ai
                            mis un jeu d’Echec dans mon Ballet. Le Théatre est ou devroit être le
                            Tableau fidelle de la vie humaine ; or tout ce qui se fait de décent
                            &amp; de permis dans la Société, peut être jetté sur cette toile ; tant
                            pis pour les sots si le beau simple ne les séduit point ; si leur cœur
                            est glacé, &amp; s’il est insensible aux images intéressantes que
                            présentent des mœurs douces &amp; honnêtes. Faut-il qu’un Auteur
                            abandonne ses sentiments &amp; renonce sans cesse à la nature pour se
                            livrer à des <hi rend="i">féeries</hi> &amp; à des <hi rend="i"
                                >bambochades</hi>, ou ne peut-on être ému que par un Spectacle
                            continuel de Dieux &amp; de Héros introduits sur la Scene ?</note> se
                        brouille vivement avec <hi rend="i">Béatrix</hi>.</p>
                    <p><pb n="454"/><hi rend="i">Inès</hi> cherche à raccommoder <hi rend="i"
                            >Clitandre</hi> &amp; <hi rend="i">Béatrix</hi> ; celle-ci naturellement
                        fiere se retire ; <hi rend="i">Clitandre</hi> désespéré la suit ; ne pouvant
                        obtenir son pardon il revient un instant après &amp; conjure <hi rend="i"
                            >Inès</hi> de lui être favorable ; celle-ci lui promet de s’intéresser
                        en sa faveur, mais elle lui expose le danger qu’elle court d’être seule avec
                        lui ; elle craint la jalousie de <hi rend="i">Fernand</hi>. Le François
                        toujours pétulant &amp; plus occupé de son amour que des inquiétudes d’<hi
                            rend="i">Inès</hi>, se jette à ses genoux pour la presser de ne point
                        oublier de parler à <hi rend="i">Béatrix ; Fernand</hi> paroît, &amp; sans
                        rien examiner, il s’élance avec fureur sur <hi rend="i">Clitandre</hi> ; il
                        lui saisit la main dans l’instant qu’il baise celle d’<hi rend="i">Inès</hi>
                        &amp; qu’elle fait des efforts pour s’en défendre ; &amp; sur le champ il
                        tire un poignard pour le frapper ; mais <pb n="455"/><hi rend="i">Inès</hi>
                        pare le coup, &amp; <hi rend="i">Béatrix</hi> attirée par le bruit couvre de
                        son corps celui de son amant. L’Espagnol dès cet instant interprete les
                        sentiments d’<hi rend="i">Inès</hi> à son désavantage ; il prend sa
                        compassion pour de la tendresse, ses craintes pour de l’amour ; excité par
                        les images que la jalousie porte dans son cœur, il se dégage d’<hi rend="i"
                            >Inès</hi> &amp; court sur <hi rend="i">Clitandre</hi> ; la fuite
                        précipitée de celui-ci le sauve du danger ; mais l’Espagnol au désespoir de
                        n’avoir pu assouvir sa rage, se retourne avec promptitude vers <hi rend="i"
                            >Inès</hi> pour lui porter le coup qu’il destinoit à son prétendu rival.
                        Il veut la frapper, mais le mouvement qu’elle fait pour voler au devant du
                        bras qui la menace, arrête le transport du jaloux &amp; lui fait tomber le
                        fer de la main. Un geste d’<hi rend="i">Inès</hi> semble reprocher à son <pb
                            n="456"/>amant son injustice. Désespérée de survivre au soupçon qu’il a
                        conçu de son infidélité, elle tombe sur un fauteuil ; <hi rend="i"
                            >Fernand</hi> toujours jaloux, mais honteux de sa barbarie se jette sur
                        un autre siege. Les deux amants offrent l’image du désespoir &amp; de
                        l’amour en courroux. Leurs yeux se cherchent &amp; s’évitent, s’enflamment
                        &amp; s’attendrissent ; <hi rend="i">Inès</hi> tire une lettre de son sein ;
                            <hi rend="i">Fernand</hi> l’imite ; chacun y lit les sentiments de
                        l’amour le plus tendre, mais tous deux se croyant trompés, déchirent avec
                        dépit ces premiers gages de leur amour. Egalement piqués de ces marques de
                        mépris, ils regardent attentivement les portraits qu’ils ont l’un de
                        l’autre, &amp; n’y voyant plus que les traits de l’infidélité &amp; du
                        parjure ils les jettent à leurs pieds. <hi rend="i">Fernand</hi> exprime <pb
                            n="457"/>cependant par ses gestes &amp; ses regards combien ce sacrifice
                        lui déchire le cœur ; c’est par un effort violent qu’il se défait d’un
                        portrait qui lui est si cher, il le laisse tomber, ou pour mieux dire, il le
                        laisse échapper avec peine de ses mains. Dans cet instant il se jette sur
                        son siege &amp; se livre à la douleur &amp; au désespoir.</p>
                    <p><hi rend="i">Béatrix</hi> témoin de cette Scene fait alors des efforts pour
                        les raccommoder &amp; pour les engager l’un &amp; l’autre à s’approcher
                        réciproquement. <hi rend="i">Inès</hi> fait les premiers pas, mais
                        s’appercevant que <hi rend="i">Fernand</hi> ne répond point à son
                        empressement elle prend la fuite ; <hi rend="i">Béatrix</hi> l’arrête sur le
                        champ, &amp; l’Espagnol voyant que sa maîtresse veut l’éviter fuit à son
                        tour avec un air d’accablement &amp; de dépit.</p>
                    <p><pb n="458"/><hi rend="i">Béatrix</hi> persiste &amp; veut toujours les
                        contraindre à faire la paix. Pour cet effet elle les oblige de se donner la
                        main ; ils se font tirer l’un &amp; l’autre, mais elle parvient enfin a les
                        rapprocher &amp; à les réunir. Elle les considere ensuite avec un sourire
                        malin ; les deux amants n’osant encore se regarder, malgré l’envie qu’ils en
                        ont, se trouvent dos à dos ; insensiblement ils se retournent ; <hi rend="i"
                            >Inès</hi> par un regard assure le pardon de <hi rend="i">Fernand</hi>
                        qui lui baise la main avec transport ; &amp; ils se retirent tous trois
                        pénétrés de la joie la plus vive.</p>
                    <p><hi rend="i">Clitandre</hi> paroît sur la Scene ; son entrée est un
                        monologue, elle emprunte ses traits de la crainte &amp; de l’inquiétude ; il
                        cherche sa maîtresse, mais appercevant <hi rend="i">Fernand</hi>, il fuit
                        avec <pb n="459"/>célérité. Celui-ci témoigne à <hi rend="i">Béatrix</hi> sa
                        reconnoissance, mais comme rien ne ressemble plus à l’amour que l’amitié,
                            <hi rend="i">Inès</hi> qui le surprend tandis qu’il baise la main à <hi
                            rend="i">Béatrix</hi>, en prend occasion pour se venger de la Scene que
                        la jalousie de son amant lui a fait essuyer. Elle feint d’être jalouse à son
                        tour ; l’Espagnol la croyant réellement affectée de cette passion, cherche à
                        la détromper en lui donnant de nouvelles assurances de sa tendresse ; elle y
                        paroît insensible &amp; ne le regardant qu’avec des yeux troublés &amp;
                        menaçants, elle lui montre un poignard ; il frémit, il recule de frayeur, il
                        s’élance pour le lui arracher, mais elle feint de s’en frapper, elle
                        chancelle &amp; tombe dans les bras de ses Suivantes. A ce spectacle, <hi
                            rend="i">Fernand</hi> demeure <pb n="460"/>immobile &amp; sans
                        sentiment, &amp; n’écoutant soudain que son désespoir il s’y livre tout
                        entier &amp; tente de s’arracher la vie. Tous les Espagnols se jettent sur
                        lui &amp; le désarment. Furieux, il lutte contre eux &amp; cherche à
                        résister à leurs efforts ; il en terrasse plusieurs, mais accablé par le
                        nombre &amp; par sa douleur, ses forces diminuent insensiblement, ses jambes
                        se dérobent sous lui, ses yeux s’obscurcissent &amp; se ferment, ses traits
                        annoncent la mort, il tombe évanoui dans les bras des Espagnols.</p>
                    <p><hi rend="i">Inès</hi> qui dans les commencements de cette Scene jouissoit du
                        plaisir d’une vengeance qu’elle croyoit innocente &amp; dont elle ne
                        prévoyoit point les suites, s’appercevant de ses tristes effets donne les
                        marques les plus convaincantes <pb n="461"/>de la sincérité de son
                        repentir ; elle vole à son amant, le serre tendrement dans ses bras, le
                        prend par la main &amp; s’efforce de le rappeller à la vie. <hi rend="i"
                            >Fernand</hi> ouvre les yeux, sa vue paroît troublée, il tourne la tête
                        du côté d’<hi rend="i">Inès</hi>, mais quel est son étonnement ! il croit à
                        peine ce qu’il voit, il ne peut se persuader qu’<hi rend="i">Inès</hi> vive
                        encore, &amp; doutant de son bonheur il exprime tour-à-tour sa surprise, sa
                        crainte, sa joie, sa tendresse &amp; son ravissement ; il tombe aux genoux
                        de sa maîtresse qui le reçoit dans ses bras avec les transports de l’amante
                        la plus passionnée.</p>
                    <p>Les différents événements que cette Scene a produit rendent l’action
                        générale ; le plaisir s’empare de tous les cœurs ; il se manifeste par des
                        Danses <pb n="462"/>où <hi rend="i">Fernand, Inès, Béatrix</hi>, &amp; <hi
                            rend="i">Clitandre</hi> président. Après plusieurs pas particuliers qui
                        peignent l’enjouement &amp; la volupté, le Ballet est terminé par une
                        Contre-danse générale.</p>
                    <p>Il est aisé de s’appercevoir, Monsieur, que ce Ballet n’est qu’une
                        combinaison des Scenes les plus saillantes de plusieurs Drames de notre
                        Théatre. Ce sont des tableaux des meilleurs Maîtres que j’ai pris soin de
                        réunir.</p>
                    <p>Le premier est pris de Mr. <hi rend="i">Diderot</hi>, le second offre un coup
                        de Théatre de mon imagination, je veux parler de l’instant où <hi rend="i"
                            >Fernand</hi> leve le bras sur <hi rend="i">Clitandre</hi> ; celui qui
                        le suit est tiré de <hi rend="i">Mahomet</hi> lorsqu’il veut poignarder <hi
                            rend="i">Irene</hi> &amp; qu’elle lui dit en volant au devant du
                        coup,</p>
                    <quote>
                        <lg>
                            <l><pb n="463"/>Ton bras est suspendu ! Qui t’arrête ? Ose tout ;</l>
                            <l>Dans un cœur tout à toi laisse tomber le coup.</l>
                        </lg>
                    </quote>
                    <p>La Scene de dépit, les Lettres déchirées &amp; les portraits rendus avec
                        mépris présentent la Scene du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi> de <hi
                            rend="i">Moliere</hi> ; le raccommodement de <hi rend="i">Fernand</hi>
                        &amp; d’<hi rend="i">Inès</hi> n’est autre chose que celui de <hi rend="i"
                            >Mariane</hi> &amp; de <hi rend="i">Valere</hi> du <hi rend="i"
                            >Tartuffe</hi> ménagés adroitement par <hi rend="i">Dorine</hi>. La
                        feinte jalousie d’<hi rend="i">Inès</hi> est un Episode de pure invention ;
                        l’égarement de <hi rend="i">Fernand</hi>, sa rage, sa fureur, son désespoir
                        &amp; son accablement sont l’image des fureurs d’<hi rend="i">Oreste</hi> de
                            l’<hi rend="i">Andromaque de Racine</hi> ; la reconnoissance enfin est
                        celle de <hi rend="i">Rhadamiste</hi> &amp; de <hi rend="i">Zénobie</hi> de
                        Mr. de <hi rend="i">Crebillon</hi>. Tout ce qui lie ces tableaux, pour n’en
                        former qu’un seul est de moi.</p>
                    <p>Vous voyez, Monsieur, que ce <pb n="464"/>Ballet n’est exactement qu’un essai
                        que j’ai voulu faire pour tâter le goût du Public &amp; pour me convaincre
                        de la possibilité qu’il y a d’associer le genre tragique à la Danse. Tout
                        eut du succès dans ce Ballet, sans en excepter même la Scene du dépit, jouée
                        partie assis, &amp; partie debout ; elle parut aussi vive, aussi animée
                        &amp; aussi naturelle que toutes les autres. Il y a dix mois que l’on donne
                        ce Spectacle &amp; qu’on le voit avec plaisir ; effet certain de la Danse en
                        action ; elle paroît toujours nouvelle parce qu’elle parle à l’ame, &amp;
                        qu’elle intéresse également le cœur &amp; les yeux.</p>
                    <p>J’ai passé légérement sur les parties de détail pour vous épargner l’ennui
                        qu’elles auroient pu vous causer, &amp; je vais finir par quelques
                        réflexions sur <pb n="465"/>l’entêtement, la négligence &amp; la paresse des
                        Artistes, &amp; sur la facilité du Public à céder aux impressions de
                        l’habitude.</p>
                    <p>Que l’on consulte, Monsieur, tous ceux qui applaudissent indifféremment,
                        &amp; qui croiroient avoir perdu l’argent qu’ils ont donné à la porte s’ils
                        n’avoient frappé des pieds ou des mains ; qu’on leur demande, dis-je,
                        comment ils trouvent la Danse &amp; les Ballets ? <quote>« miraculeux,
                            répondront-ils ; ils sont du dernier bien ; &amp; les Arts agréables
                            sont étonnants. »</quote> Représentez leur qu’il y a des changements à
                        faire ; que la Danse est froide ; que les Ballets n’ont d’autre mérite que
                        celui du dessein ; que l’expression y est négligée ; que la <hi rend="i"
                            >Pantomime</hi> est inconnue ; que les plans sont vuides de sens ; que
                            <pb n="466"/>l’on s’attache à peindre des sujets trop minces ou trop
                        vastes, &amp; qu’il y auroit une réforme considérable à faire au Théatre ;
                        ils vous traiteront de stupide &amp; d’insensé, ils ne pourront s’imaginer
                        que la Danse &amp; les Ballets puissent leur procurer des plaisirs plus
                        vifs. <quote>« Que l’on continue, ajouteront-ils, à faire de belles
                            pirouettes, de beaux entrechats ; que l’on se tienne longtemps sur la
                            pointe du pied pour nous avertir des difficultés de l’Art ; qu’on remue
                            toujours les jambes avec la même vîtesse, &amp; nous serons contents.
                            Nous ne voulons point de changement, tout est bien &amp; l’on ne peut
                            rien faire de plus agréable. »</quote> Mais, la Danse, poursuivront les
                        Gens de goût, ne vous cause que des sensations médiocres, &amp; vous <pb
                            n="467"/>en éprouveriez de bien plus vives, si cet Art étoit porté au
                        degré de perfection où il peut atteindre. <quote>« Nous ne nous soucions
                            pas, répondront-ils, que la Danse &amp; les Ballets nous attendrissent,
                            qu’ils nous fassent verser des larmes ; nous ne voulons pas que cet Art
                            nous occupe sérieusement ; le raisonnement lui ôteroit ses charmes ;
                            c’est moins à l’esprit à diriger ses mouvements qu’à la folie ; le bon
                            sens l’anéantiroit ; nous prétendons rire aux Ballets ; causer aux
                            Tragédies ; &amp; parler petites maisons, petits soupers &amp; équipages
                            à la Comédie. »</quote></p>
                    <p>Voilà, Monsieur, un systême assez général. Est-il possible que le Génie
                        Créateur soit toujours persécuté ? Soyez ami de la vérité, c’est un titre
                        qui révolte <pb n="468"/>tous ceux qui la craignent. M. de <hi rend="i"
                            >Cahusac</hi> dévoile les beautés de notre Art, il propose des
                        embellissements nécessaires ; il ne veut rien ôter à la Danse, il ne cherche
                        au contraire qu’à tracer un chemin sûr dans lequel les Danseurs ne puissent
                        s’égarer ; on dédaigne de le suivre. Mr. <hi rend="i">Diderot</hi> ce
                        Philosophe ami de la nature, c’est-à-dire, du vrai &amp; du beau simple,
                        cherche également à enrichir la Scene Françoise d’un genre qu’il a moins
                        puisé dans son imagination que dans l’humanité ; il voudroit substituer la
                            <hi rend="i">Pantomime</hi> aux manieres ; le ton de la nature au ton
                        ampoulé de l’Art ; les habits simples aux colifichets &amp; à l’oripeau ; le
                        vrai au fabuleux ; l’esprit &amp; le bon sens au jargon entortillé, à ces
                        petits portraits mal peints qui font grimacer <pb n="469"/>la nature &amp;
                        qui l’enlaidissent ; il voudroit, dis-je, que la Comédie Françoise méritât
                        le titre glorieux de l’Ecole des mœurs ; que les contrastes fussent moins
                        choquants &amp; ménagés avec plus d’art ; que les vertus enfin n’eussent pas
                        besoin d’être opposées aux vices pour être aimables &amp; pour séduire,
                        parce que ces ombres trop fortes, loin de donner de la valeur aux objets
                        &amp; de les éclairer, les affoiblissent &amp; les éteignent ; mais tous ses
                        efforts sont impuissants.</p>
                    <p>Le Traité de Mr. de <hi rend="i">Cahusac</hi> sur la Danse, est aussi
                        nécessaire aux Danseurs que l’étude de la Chronologie est indispensable à
                        ceux qui veulent écrire l’Histoire ; cependant il a été critiqué des
                        Personnes de l’Art, il a même excité les fades plaisanteries de ceux qui par
                        de <pb n="470"/>certaines raisons ne pouvoient ni le lire, ni l’entendre.
                        Combien le mot <hi rend="i">Pantomime</hi> n’a-t-il pas choqué tous ceux qui
                        dansent le sérieux ? Il seroit beau, disoient-ils, de voir danser ce genre
                        en <hi rend="i">Pantomime</hi>. Avouez, Monsieur, qu’il faut absolument
                        ignorer la signification du mot pour tenir un tel langage. J’aimerois autant
                        que l’on me dit : je renonce à l’esprit ; je ne veux point avoir d’ame ; je
                        veux être brute toute la vie.</p>
                    <p>Plusieurs Danseurs qui se récrient sur l’impossibilité qu’il y auroit de
                        joindre la <hi rend="i">Pantomime</hi> à l’exécution méchanique, &amp; qui
                        n’ont fait aucune tentative, ni aucun effort pour y réussir, attaquoient
                        encore l’ouvrage de Mr. de <hi rend="i">Cahusac</hi> avec des armes bien
                        foibles. Ils lui reprochoient de ne point connoître la méchanique de l’Art,
                        &amp; concluoient <pb n="471"/>de là que ses raisonnements ne portoient sur
                        aucuns principes ; quels discours ! Est-il besoin de savoir faire la <hi
                            rend="i">Gargouillade</hi> &amp; l’<hi rend="i">Entrechat</hi> pour
                        juger sainement des effets de ce Spectacle, pour sentir ce qui lui manque,
                        &amp; pour indiquer ce qui lui convient ? Faut-il être Danseur pour
                        s’appercevoir du peu d’esprit qui regne dans un <hi rend="i">pas de
                            deux</hi>, des contre-sens qui se font habituellement dans les Ballets,
                        du peu d’expression des Exécutants, &amp; de la médiocrité du génie &amp;
                        des talents des Compositeurs ? Que diroit-on d’un Auteur qui ne voudroit pas
                        se soumettre au jugement du Parterre, parce que ceux qui le composent n’ont
                        pas tous le talent de faire des Vers ?</p>
                    <p>Si Mr. de <hi rend="i">Cahusac</hi> s’étoit attaché aux pas de la Danse, aux
                        mouvements <pb n="472"/>compassés des bras, aux enchaînements &amp; aux
                        mêlanges compliqués des temps, il auroit couru les risques de s’égarer ;
                        mais il a abandonné toutes ces parties grossieres à ceux qui n’ont que des
                        jambes &amp; des bras. Ce n’est pas pour eux qu’il a prétendu écrire, il n’a
                        traité que la Poétique de l’Art ; il en a saisi l’esprit &amp; le
                        caractere ; malheur à tous ceux qui ne peuvent ni le goûter ni l’entendre.
                        Disons la vérité, le genre qu’il propose est difficile mais en est-il moins
                        beau ? C’est le seul qui convienne à la Danse &amp; qui puisse
                        l’embellir.</p>
                    <p>Les Grands Comédiens seront du sentiment de Mr. <hi rend="i">Diderot</hi> ;
                        les Médiocres seront les seuls qui s’éleveront contre le genre qu’il
                        indique : pourquoi ? c’est qu’il est pris dans la nature ; c’est <pb n="473"
                        />qu’il faut des hommes pour le rendre, &amp; non pas des automates ; c’est
                        qu’il exige des perfections qui ne peuvent s’acquérir, si l’on n’en porte le
                        germe en soi-même, &amp; qu’il n’est pas seulement question de débiter, mais
                        qu’il faut sentir vivement &amp; avoir de l’ame.</p>
                    <p>Il faudroit jouer, disois-je un jour à un Comédien, <hi rend="i">le Pere de
                            famille &amp; le Fils naturel</hi> : ils ne feroient point d’effet au
                        Théatre, me répliqua-t-il. Avez-vous lu ces deux Drames ? oui, me
                        répondit-il ; eh bien n’avez-vous pas été ému ; votre ame n’a-t-elle point
                        été affectée ; votre cœur ne s’est-il pas attendri ; &amp; vos yeux ont-ils
                        pu refuser des larmes aux tableaux simples mais touchants que l’Auteur a
                        peints si naturellement ? J’ai éprouvé, me dit-il, tous ces mouvements.
                        Pourquoi <pb n="474"/>donc, lui répondis-je, doutez-vous de l’effet que ces
                        pieces produiroient au Théatre, puisqu’elles vous ont séduit, quoique
                        dégagées des charmes de l’illusion que leur prêteroit la Scene, &amp;
                        quoique privées de la nouvelle force qu’elles acquerroient étant jouées par
                        de bons Acteurs ? Voilà la difficulté ; il seroit rare d’en trouver un grand
                        nombre, continua-t-il, capable de jouer ces Pieces ; ces Scenes simultanées
                        seroient embarrassantes à bien rendre ; cette action <hi rend="i"
                            >Pantomime</hi> seroit l’écueil contre lequel la plupart des Comédiens
                        échoueroient. La Scene muette est épineuse, c’est la pierre de touche de
                        l’Acteur. Ces phrases coupées, ces sens suspendus, ces soupirs, ces sons à
                        peine articulés demanderoient une vérité, une ame, une expression &amp; un
                        esprit qu’il <pb n="475"/>n’est pas permis à tout le monde d’avoir ; cette
                        simplicité dans les vêtements dépouillant l’Acteur de l’embellissement de
                        l’Art, le laisseroit voir tel qu’il est ; sa taille n’étant plus relevée par
                        l’élégance de la parure, il auroit besoin pour plaire de la belle nature,
                        rien ne masqueroit ses imperfections, &amp; les yeux du Spectateur n’étant
                        plus éblouis par le clinquant &amp; les colifichets, se fixeroient
                        entiérement sur le Comédien. Je conviens, lui dis-je, que l’uni en tous
                        genres exige de grandes perfections ; qu’il ne sied qu’à la beauté d’être
                        simple &amp; que le déshabillé ajoute même à ses graces ; mais ce n’est ni
                        la faute de Mr. <hi rend="i">Diderot</hi>, ni celle de Mr. de <hi rend="i"
                            >Cahusac</hi>, si les grands talents sont rares ; ils ne demandent l’un
                        &amp; l’autre qu’une perfection <pb n="476"/>que l’on pourroit atteindre
                        avec de l’émulation ; le genre qu’ils ont tracé est le genre par
                        excellence ; il n’emprunte ses traits &amp; ses graces que de la nature.</p>
                    <p>Si les avis &amp; les conseils de Mrs. <hi rend="i">Diderot</hi> &amp; de <hi
                            rend="i">Cahusac</hi> ne sont point suivis ; si les routes qu’ils
                        indiquent pour arriver à la perfection sont dédaignées, puis-je me flatter
                        de réussir ? non sans doute, Monsieur, &amp; il y auroit de la témérité à le
                        penser.</p>
                    <p>Je sais que la crainte frivole d’innover arrête toujours les Artistes
                        Pusillanimes ; je n’ignore point encore que l’habitude attache fortement les
                        talents médiocres aux vieilles rubriques de leur profession ; je conçois que
                        l’imitation en tout genre a des charmes qui séduisent tous ceux qui <pb
                            n="477"/>sont sans goût &amp; sans génie ; la raison en est simple,
                        c’est qu’il est moins difficile de copier que de créer.</p>
                    <p>Combien de talents égarés par une servile imitation ? Combien de dispositions
                        étouffées &amp; d’Artistes ignorés pour avoir quitté le genre &amp; la
                        maniere qui leur étoient propres, &amp; pour s’être efforcés de saisir ce
                        qui n’étoit pas fait pour eux ? Combien de Comédiens faux &amp; de
                        Parodistes détestables qui ont abandonné les accents de la nature, qui ont
                        renoncé à eux-mêmes, à leur voix, à leur marche, à leurs gestes &amp; à leur
                        physionomie pour emprunter des organes, un jeu, une prononciation, une
                        démarche, une expression &amp; des traits qui les défigurent, de maniere
                        qu’ils n’offrent que la <hi rend="i">charge</hi> ridicule des originaux
                        qu’ils ont voulu copier ? <pb n="478"/>Combien de Danseurs, de Peintres
                        &amp; de Musiciens se sont perdus en suivant cette route facile mais
                        pernicieuse qui meneroit insensiblement à la destruction &amp; à
                        l’anéantissement des Arts, si les siecles ne produisoient toujours quelques
                        hommes rares qui prenant la nature pour modele &amp; le génie pour guide,
                        s’élevent d’un vol hardi &amp; de leurs propres ailes à la perfection.</p>
                    <p>Tous ceux qui sont subjugués par l’imitation oublieront toujours la belle
                        nature pour ne penser uniquement qu’au modele qui les frappe &amp; qui les
                        séduit, modele souvent imparfait &amp; dont la copie ne peut plaire.</p>
                    <p>Questionnez les Artistes ; demandez leur pourquoi ils ne s’appliquent point à
                        être originaux &amp; à donner à <pb n="479"/>leur Art une forme plus simple,
                        une expression plus vraie, un air plus naturel ? ils vous répondront pour
                        justifier leur indolence &amp; leur paresse qu’ils craignent de se donner un
                        ridicule ; qu’il y a du danger à innover, à créer ; que le Public est
                        accoutumé à telle maniere, &amp; que s’en écarter ce seroit lui déplaire.
                        Voilà les raisons sur lesquelles ils se fonderont pour assujettir les Arts
                        au caprice &amp; au changement, parce qu’ils ignoreront qu’ils sont enfants
                        de la nature ; qu’ils ne doivent suivre qu’elle, &amp; qu’ils doivent être
                        invariables dans les regles qu’elle prescrit. Ils s’efforceront enfin de
                        vous persuader qu’il est plus glorieux de végéter &amp; de languir à l’ombre
                        des originaux qui les éclipsent &amp; qui les écrasent, que <pb n="480"/>de
                        se donner la peine d’être originaux eux-mêmes.</p>
                    <p>Mr. <hi rend="i">Diderot</hi> n’a eu d’autre but que celui de la perfection
                        du Théatre ; il vouloit ramener à la nature tous les Comédiens qui s’en sont
                        écartés. Mr. de <hi rend="i">Cahusac</hi> rappelloit également les Danseurs
                        à la vérité ; mais tout ce qu’ils ont dit a paru faux, parce que tout ce
                        qu’ils ont dit ne présente que les traits de la simplicité. On n’a point
                        voulu convenir qu’il ne falloit que de l’esprit pour mettre en pratique
                        leurs conseils. Peut-on avouer qu’on en manque ? Est-il possible de
                        confesser que l’on n’a point d’expression, ce seroit convenir que l’on n’a
                        point d’ame ? On dit bien : je n’ai point de poumons ; mais je n’ai jamais
                        entendu dire : je n’ai point d’entrailles. Les Danseurs avouent quelquefois
                            <pb n="481"/>qu’ils n’ont point de vigueur, mais Ils n’ont pas la même
                        franchise lorsqu’il est question de parler de la stérilité de leur
                        imagination ; enfin les Maîtres de Ballets articulent avec naïveté qu’ils ne
                        composent pas vîte &amp; que leur métier les ennuye, mais ils ne conviennent
                        point qu’ils ennuyent à leur tour le Spectateur, qu’ils sont froids, diffus,
                        monotones, &amp; qu’ils n’ont point de génie. Tels sont, Monsieur, la
                        plupart des hommes qui se livrent au Théatre ; ils se croient tous
                        parfaits ; aussi n’est-il pas étonnant que ceux qui se sont efforcés de leur
                        dessiller les yeux, se dégoûtent &amp; se repentent même d’avoir tenté leur
                        guérison.</p>
                    <p>L’amour propre est dans toutes les conditions &amp; dans tous les états un
                        mal incurable. En vain cherche-t-on à ramener <pb n="482"/>l’Art à la
                        nature, la désertion est générale ; il n’est point d’amnistie qui puisse
                        déterminer les Artistes à revenir sous ses étendards &amp; à se rallier sous
                        les Drapeaux de la vérité &amp; de la simplicité. C’est un service étranger
                        qui leur seroit trop pénible &amp; trop dur. Il a donc été plus simple de
                        dire que M. <hi rend="i">de Cahusac</hi> parloit en Auteur &amp; non en
                        Danseur, &amp; que le genre qu’il proposoit étoit extravagant. On s’est
                        écrié par la même raison, que le <hi rend="i">Fils naturel</hi> &amp; le <hi
                            rend="i">Pere de famille</hi> n’étoient point des Pieces de Théatre,
                        &amp; il a été plus facile de s’en tenir là que d’essayer de les jouer ; au
                        moyen de quoi les Artistes ont raison &amp; les Auteurs sont des imbécilles.
                        Leurs ouvrages ne sont que des rêves faits par des moralistes ennuyeux &amp;
                        de mauvaise humeur, ils sont sans prix &amp; <pb n="483"/>sans mérite. Eh !
                        comment pourroient-ils en avoir ? Y voit-on tous les petits mots à la mode,
                        tous les petits portraits, les petites épigrammes &amp; les petites
                        saillies, car les <hi rend="i">infiniment petits</hi> plaisent souvent à
                        Paris. J’ai vu un temps où l’on ne parloit que des <hi rend="i">petits
                            Enfants</hi>, que des <hi rend="i">petits Comédiens</hi>, que des <hi
                            rend="i">petits Violons</hi>, que du <hi rend="i">petit Anglois</hi>
                        &amp; que <hi rend="i">du petit Cheval de la Foire</hi>.</p>
                    <p>Il seroit avantageux, Monsieur, pour la plus grande partie de ceux qui se
                        livrent à la Danse &amp; qui s’adonnent aux Ballets d’avoir des Maîtres
                        habiles qui leur enseignassent toutes les choses qu’ils ignorent, &amp; qui
                        sont intimement liées à leur état. La plupart dédaignent &amp; sacrifient
                        toutes les connoissances qu’il leur importeroit d’avoir, à une oisiveté
                        méprisable, à un genre de vie &amp; de <pb n="484"/>dissipation qui
                        dégradent l’Art &amp; qui avilissent l’Artiste. Cette mauvaise conduite trop
                        justement reprochée est la base du préjugé fatal qui regne indifféremment
                        contre les gens qui se consacrent au Théatre ; préjugé qui se dissiperoit
                        bientôt, malgré la censure amere du très-illustre Cynique de ce siecle,
                        s’ils cherchoient à se distinguer par les mœurs &amp; par la supériorité des
                        talents.</p>
                    <salute rend="left"><hi rend="i">Je suis</hi>, &amp;c.</salute>
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