aristophanes_1_1830.xml

﻿<?xml version="1.0" encoding="UTF-8"?>
<?xml-model href="http://www.stoa.org/epidoc/schema/latest/tei-epidoc.rng" schematypens="http://relaxng.org/ns/structure/1.0"?>
<TEI xmlns="http://www.tei-c.org/ns/1.0">
    <teiHeader>
        <fileDesc>
            <titleStmt>
                <title>Comédies d'Aristophane</title>
                <sponsor>University of Leipzig</sponsor>
                <funder>European Social Fund Saxony</funder>
                <principal>Gregory Crane</principal>
                <respStmt>
                    <persName xml:id="DDD">Digital Divide Data</persName>
                    <resp>OCR-ed, corrected and encoded the text</resp>
                </respStmt>
                <respStmt>
                    <persName>Greta Franzini</persName>
                    <resp>Project Manager (University of Leipzig)</resp>
                </respStmt>
                <respStmt>
                    <persName>Simona Stoyanova</persName>
                    <resp>Project Assistant (University of Leipzig)</resp>
                </respStmt>
                <respStmt>
                    <persName>Bruce Robertson</persName>
                    <resp>Technical Advisor (Mount Allison University)</resp>
                </respStmt>
            </titleStmt>
            
            <publicationStmt>
                <authority>University of Leipzig</authority>
                <idno type="filename">aristophanes_1_1830.xml</idno>
                <availability>
                    <licence target="https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">Available under a Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International License</licence>
                </availability>
                <date>2014</date>
                <publisher>University of Leipzig</publisher>
                <pubPlace>Germany</pubPlace>
            </publicationStmt>
            
            <sourceDesc>
                <listBibl xml:lang="la">
                    <biblStruct>
                        <monogr>
                            <editor>
                                <persName>
                                    <name xml:lang="fr">Nicolas Louis Marie Artaud</name>
                                </persName>
                            </editor> 
                            <author ref="http://data.perseus.org/catalog/urn:cts:greekLit:tlg0019">Aristophane</author>  
                            <title>Comédies</title>
                            <imprint>
                                <publisher>Brissot-Thivars</publisher>
                                <pubPlace>Paris</pubPlace>
                                <date>1830</date>
                            </imprint>
                            <biblScope unit="volume">1</biblScope>
                        </monogr>
                        <ref
                            target="http://hdl.handle.net/2027/njp.32101073253872"
                            >HathiTrust</ref>
                        
                    </biblStruct>
                </listBibl>
            </sourceDesc>
            
        </fileDesc>
        <encodingDesc>
            <p>The following text is encoded in accordance with EpiDoc standards and with the CTS/CITE Architecture.</p>
        </encodingDesc>
        
        <profileDesc>
            <langUsage>
                <language ident="fr">French</language>
            </langUsage>
        </profileDesc>
        
    </teiHeader>
<text>
<body>
<div type="bibliography">
<listBibl>
<bibl/>
</listBibl>
</div>
<div type="commentary" subtype="other">
<p>En offrant au public cette traduction
complète des comédies d’Aristophane,
je crois devoir rappeler que je me suis
imposé l’obligation de la fidélité la
plus scrupuleuse. Un tel système de
traduction présentait peut-être plus
de difficultés pour cet auteur que pour
aucun autre. Indépendamment d’un
style admirable de richesse et de va-
riété, indépendamment des obscurités
qui résultent d’une foule d’allusions
perdues pour nous, la licence auda-
cieuse permise au théâtre d’Athènes
présentait des obstacles presque in-
surmontables, dans une langue qui
<pb n="ij"/>
pousse aussi loin que la nôtre le res-
pect des bienséances. Je me suis tou-
jours tenu aussi près du texte que je
l’ai pu ; et quand l’obscénité de l’ori-
ginal m’interdisait une exactitude lit-
térale, j’ai fait mes efforts pour trou-
ver des équivalens, tout en rejetant
dans une note au bas de la page le
mot à mot en latin ou en italien.
D’autres notes étaient nécessaires
presque à chaque pas, pour éclaircir
une foule d’usages et de détails qui
tiennent aux mœurs et aux événe-
mens contemporains. Je ne les ai
pas épargnées, en m’aidant surtout
des secours que présentent les sco-
liastes. Dans les argumens placés en
tête de chaque comédie, j’ai tâché
<pb n="iij"/>
de déterminer la date de la représen-
tation, et les faits historiques aux-
quels le poète fait allusion. Ici, c’est
un devoir pour moi de remercier mon
ami M. Dugas-Montbel, le savant
traducteur d’Homère, qui a bien vou-
lu me communiquer des remarques
pleines de goût et d’érudition sur
trois pièces d’Aristophane, <hi rend="italic">les Gre-
nouilles, les Harangueuses</hi> et le <hi rend="italic">Plu-
tus</hi>. Je ne dois pas oublier non plus
un jeune et studieux collaborateur,
M. Théodore Destainville, qui m’a
aidé dans la première étude du texte.
Malgré tant de soins, je ne me dissi-
mule pas ce que ce travail a encore
d’imparfait, et le temps qui serait
nécessaire pour le rendre plus digne
<pb n="iv"/>
des suffrages du public éclairé. J’es-
père du moins qu’en le jugeant
comme une première tentative, on
pourra y prendre une idée suffisante
de l’auteur le plus curieux à étudier
pour la connaissance de la société
athénienne. Nous avons cru devoir
conserver le discours suivant du
P. Brumoy, sur la comédie grecque.</p>
</div>
<div type="commentary" subtype="other">
<pb n=""/>
<head>
<title>DISCOURS
SUR ARISTOPHANE
ET
SUR LA COMÉDIE GRECQUE.</title>
</head>
<p>Aristophane est un auteur indis-
pensable pour ce qui concerne la con-
naissance des Athéniens. Cela seul le
rendrait respectable, quand on ne le
considèrerait pas comme poète comi-
que ; mais si l’on a égard encore à cette
qualité, il est l’unique dont on puisse
tirer l’idée de la comédie de son temps ;
et de plus, on voit que dans ses pièces
il en veut souvent aux poètes tragiques,
<pb n="vj"/>
et, qui pis est, à l’État et aux dieux
même.</p>
<p>On s’est proposé de donner dans ce
discours des éclaircissemens sur quatre
points essentiels : 1° sur le caractère de
la comédie au temps d’Aristophane,
sans omettre celle de Ménandre<hi rend="superscript">1</hi> ;
<note type="footnote">1 Ménandre, Athénien, fils de Diopithe et
d’Hégésistrate, fut sans contredit le plus distin-
gué des poètes de la nouvelle comédie. Il avait
été disciple de Théophraste. Sa passion pour les
femmes le déshonora. Il était louche et fort
spirituel. Des cent quatre-vingts, ou pour parler
plus juste avec Suidas, des quatre-vingts comé-
dies qu’il composa, et qu’on dit avoir été toutes
traduites par Térence, il ne nous reste que
très-peu de fragmens. Il florissait vers la 115<hi rend="superscript">e</hi>
olympiade, l’an du monde 3645, et 318 ans
avant Jésus-Christ. Il se noya dans le port du
Pirée où il se baignait. Nous avons rapporté
ailleurs ce qu’il dit à un certain Philémon son
antagoniste, moins poète que lui, mais quel-
quefois vainqueur. Ce Philémon, plus ancien
que lui, était en vogue du temps d’Alexandre
le Grand. Il avait exprimé tous ses vœux en
deux vers ; « La santé d’abord, puis la fortune ;
« ensuite la joie ; enfin, ne devoir rien à per-
« sonne : voilà tous mes souhaits. » Il était
extrêmement avare. On le représentait avec des
doigts crochus : aussi se faisait-il chèrement
payer ses comédies. Il vécut environ cent ans ;
d’autres disent cent un. On rapporte diverses
historiettes de sa mort : entre autres, Valère
Maxime dit qu’il mourut à force de rire d’une
petite aventure. Voyant un âne manger des
figues, il ordonna à son valet d’aller l’écarter.
Celui-ci ne se pressant pas, l’âne mangea tout.
« Eh bien ! lui dit Philémon, donne-lui du vin
« maintenant. » Apulée et Quintilien mettent ce
comique fort au-dessous de Ménandre ; mais en
récompense, ils lui accordent la seconde place.</note>
<pb n="vij"/>
2° sur le gouvernement et les vices des
Athéniens ; 3° sur ce qu’on peut penser
des sentimens d’Aristophane touchant
Eschyle, Sophocle et Euripide ; 4° sur
<pb n="viij"/>
les railleries qu’il fait des dieux. Ces
choses ne seront point traitées par or-
dre, comme elles sembleraient devoir
l’être dans un discours suivi ; mais elles
naîtront tantôt séparément, tantôt en-
semble, de l’exposé de chacune des
comédies, et des réflexions que permet
la liberté de la méthode que je suis.</p>
<p>Je ne répèterai point ici ce que ma-
dame Dacier et tant d’autres avant elle
ont recueilli de ce qu’on a pu savoir
sur l’histoire de la comédie. Ses com-
mencemens sont aussi obscurs que ceux
de la tragédie même, et il y a grande
apparence que si l’on prend ces deux
choses dans un sens fort étendu, elles
sont nées dans le même berceau, je
veux dire parmi le divertissement des
vendanges ; que l’une ne se distingua
de l’autre que par les chœurs, tantôt
sérieux, tantôt bouffons, qui en fai-
<pb n="ix"/>
saient toute l’âme et tout le corps. Mais
à prendre ces deux mots dans une si-
gnification plus étroite, suivant l’idée
qu’on en a depuis qu’elles ont pris for-
me, la comédie est postérieure à la
tragédie ; et comme celle-ci est uni-
quement l’ouvrage d’Eschyle, celle-là
doit passer pour en être une suite et
une imitation à beaucoup d’égards. Ce
n’est en effet qu’une action mise en
spectacle avec le même artifice. L’objet
seul est différent, et n’est autre que le
ridicule. Cette origine de la vraie co-
médie ne souffre pas de difficulté, si
l’on s’en rapporte à Horace, qui devait
mieux savoir que nous l’époque véri-
table des œuvres de théâtre. Ce poète
justifie tellement le système que j’ai tâ-
ché d’établir dans le second discours,
qu’il me paraît démontré.</p>
<p>Horace parle ainsi : « On dit que
<pb n="x"/>
« Thespis s’avisa le premier d’une es-
« pèce de tragédie, où il promenait
« ses acteurs barbouillés de lie, dont
« les uns chantaient et les autres dé-
« clamaient<hi rend="superscript">1</hi>. » Voilà l’ébauche de la
tragédie et de la comédie. Car Thespis
n’avait qu’un seul acteur qui parlât,
sans nulle ombre de dialogue ni d’in-
terlocuteurs. « Eschyle les fit paraître
« ensuite avec plus de dignité. Il les
« plaça sur un théâtre médiocrement
« exhaussé, leur donna des masques et
« les habilla de robes traînantes, leur
« chaussa le cothurne, et leur fit pren-
« dre un style plus relevé. » Horace
omet l’invention des interlocuteurs ;
mais on l’apprend d’Aristote<hi rend="superscript">2</hi>. Le poète
le dit assez lui-même par les termes
<note type="footnote">1 Horace, <hi rend="italic">Poét.,</hi> v. 275.</note>
<note type="footnote">2 Arist., <hi rend="italic">Poét.,</hi> ch. 4.</note>
<pb n="xj"/>
suivans : « Après que la tragédie eut
« ainsi pris toute sa forme (c’est dans
« l’article d’Eschyle qu’on parle de cette
« forme ; c’est donc à Eschyle qu’elle la
« doit), parut la vieille comédie ; et
« ses commencemens eurent de grands
« succès. »</p>
<p>Voilà la comédie grecque née après
la tragédie, et par conséquent de la
tragédie même, et de l’imitation d’Es-
chyle, inventeur de celle-ci, ou pour
remonter plus haut, née d’Homère, qui
avait servi de guide à Eschyle : car, à
en croire Aristote<hi rend="superscript">1</hi>, le <hi rend="italic">Margitès,</hi> poème
satirique d’Homère, a donné lieu à la
comédie, comme l’Iliade et l’Odyssée à
la tragédie : c’est-à-dire, que l’objet
et l’art de l’œuvre comique ont été
puisés dans Homère et dans Eschyle.
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Poét.,</hi> ch. 4.</note>
<pb n="xij"/>
Cela doit paraître d’autant moins sur-
prenant, que les idées de l’esprit hu-
main sont toujours successives, et que
les arts ne s’inventent guère que par
imitation. Une première idée renferme
le germe d’une seconde, et celle-ci,
en se développant, donne la naissance
à une troisième ; et ainsi de suite. Telle
est l’allure de l’esprit des hommes, il
n’avance que par degrés dans ses pro-
ductions : semblable à la nature qui
fait et multiplie les siennes en s’imitant
et en se répétant elle-même, lorsqu’elle
paraît le plus se varier. C’est ainsi que
la comédie a reçu sa naissance, ses ac-
croissemens, sa perfection et sa va-
riété.</p>
<p>Mais la question est de savoir quel
est l’heureux auteur de cette imitation
et de ce spectacle ; si c’en est un seul,
comme Eschyle le fut du tragique, ou
<pb n="xiij"/>
si ce sont plusieurs. Horace<hi rend="superscript">1</hi> n’en dit
rien, ni personne avant lui<hi rend="superscript">2</hi>. Ce poète
nous cite seulement trois écrivains es-
<note type="footnote">1 Sat. 4, l. 1.</note>
<note type="footnote">2 « Les changemens qui sont arrivés à la tra-
« gédie ont été sensibles, et on en a connu les
« auteurs ; mais la comédie a été inconnue, parce
« qu’elle n’a pas été cultivée dès le commence-
« ment, comme la tragédie ; car le magistrat ne
« commença que fort tard à donner des chœurs
« comiques. Ceux qui jouaient alors étaient des
« acteurs libres et volontaires, qui jouaient
« pour eux et sans ordre du magistrat. Depuis
« que la comédie eut commencé à prendre quel-
« que forme, on sait les poètes qui y ont tra-
« vaillé ; mais on ignore ceux qui y ont employé
« les premiers des masques, fait des prologues,
« augmenté le nombre des acteurs, et ajouté
« toutes les autres choses que nous y voyons
« aujourd’hui. Epicharmus et Phormys s’avisè-
« rent les premiers de former des sujets, et par
« conséquent cette manière vint de Sicile. Cratès
« fut le premier des Athéniens qui la suivit en
« renonçant aux railleries grossières qui ré-
« gnaient auparavant. » Aristote, <hi rend="italic">Poét.,</hi> ch. 5,
traduction de madame Dacier. Cratès florissait
dans la 82<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 450 ans avant notre ère,
douze ou treize ans avant Aristophane.</note>
<pb n="xiv"/>
timés dans le genre de la vieille comé-
die, à savoir, Eupolis<hi rend="superscript">1</hi>, Cratinus<hi rend="superscript">2</hi>,
<note type="footnote">1 Eupolis était Athénien. Sa mort, dont nous
parlerons bientôt, est rapportée diversement
par les auteurs. Presque tous conviennent qu’il
fut noyé. Élien ajoute un trait qui mérite d’avoir
ici place. Il dit, liv. X de son <hi rend="italic">Histoire des
Animaux,</hi> qu’un certain Augéas d’Éleusis fit
présent à ce poète d’un fort beau chien molosse,
qui s’attacha à son maître au point de tuer un
esclave qui emportait quelques comédies d’Eu-
polis. Il ajoute que le poète étant mort à Égine,
son chien se laissa mourir de faim et de regret
sur son tombeau.</note>
<note type="footnote">2 Cratinus d’Athènes, fils de Callimède,
mourut âgé de quatre-vingt-dix-sept ans. Il
avait composé vingt et une comédies, dont neuf
furent couronnées. Il était aussi timide guerrier
que hardi comédien.</note>
<pb n="xv"/>
Aristophane, et il dit : « qu’eux et les
« autres qui travaillèrent dans leur
« goût, reprenaient les vices personnels
« avec une extrême liberté. » Ce sont
là apparemment les poètes les plus dis-
tingués dans ce genre, quoiqu’ils ne
soient pas les premiers, et qu’on trouve
ailleurs les noms de beaucoup d’autres<hi rend="superscript">1</hi>.
Parmi ces trois, on peut assurer qu’A-
ristophane était le plus célèbre, puis-
que non-seulement le roi de Perse<hi rend="superscript">2</hi> en
témoigna une haute estime aux députés
grecs, comme d’un homme infiniment
utile à sa patrie ; et que Platon<hi rend="superscript">3</hi> en
faisait un cas si particulier, qu’il disait
que les grâces avaient choisi pour de-
<note type="footnote">1 Hertelius a recueilli les sentences de cin-
quante poètes grecs des trois âges de la comédie.</note>
<note type="footnote">2 Intermède du second acte de la comédie
intitulée <hi rend="italic">les Acharniens</hi>.</note>
<note type="footnote">3 Épigramme attribuée à Platon.</note>
<pb n="xvj"/>
meure le sein d’Aristophane ; mais en-
core puisqu’il est le seul dont quelques
comédies aient pénétré le chaos des
temps pour parvenir jusqu’à nous. A la
vérité, ce ne sont pas là des preuves
qu’il soit l’inventeur de la comédie
proprement dite ; d’autant plus qu’il
avait des prédécesseurs ou plutôt des
contemporains qui couraient la même
lice. Mais cela marque du moins qu’il
avait contribué plus qu’un autre à por-
ter la comédie à la perfection où il nous
l’a laissée. C’est pourquoi, sans recher-
cher davantage si la comédie en règle
est l’ouvrage d’un seul génie, ce qui
ne paraît pas être bien décidé, ou de
plusieurs contemporains, tels que les
trois que cite Horace, il faut distinguer
trois formes que prit la comédie, tant
par le génie des poètes que par les
lois des magistrats, et le changement
<pb n="xvij"/>
du gouvernement populaire en celui du
petit nombre.</p>
<p>La comédie qu’Horace appelle la
vieille<hi rend="superscript">1</hi>, et qu’il dit avoir été posté-
rieure à Eschyle, tenait quelque chose
de sa première origine et de la liberté
qu’elle s’était donnée, étant encore in-
forme, de dire des bouffonneries et des
injures aux passans du haut du cha-
riot de Thespis. Quoique devenue ré-
gulière dans son plan, digne d’un grand
théâtre, d’un cirque rempli de nom-
breux spectateurs et du nom de comé-
die en forme, elle n’en était pas plus
réservée. Elle représentait des faits vé-
ritables, les habits, les gestes et les airs
en masques, de quiconque il lui plai-
<note type="footnote">1 Cette histoire des trois âges du spectacle
comique et de leur différence, est tirée en partie
d’un fragment précieux de Platonius.</note>
<pb n="xviij"/>
sait de sacrifier aux huées publiques.
Nul n’était épargné, dans une ville
aussi libre, disons mieux, aussi licen-
cieuse que l’était alors Athènes, pas
même les premiers magistrats, ni les
juges qui devaient donner leur voix
pour autoriser ou proscrire les comé-
dies. Insolente jusqu’à l’impiété décla-
rée, elle se jouait presque également
des hommes et des dieux<hi rend="superscript">1</hi>. On la re-
connaîtra à ces traits dans la plupart
des pièces d’Aristophane ; surtout l’on
n’y trouvera nulle ombre de louange,
et bien moins des traces de fadeur et
d’adulation.</p>
<p>Cette licence des poètes, dont So-
crate devint en quelque façon la victime,
fut enfin réfrénée par une loi, lorsque
<note type="footnote">1 On expliquera en quel sens et comment cela
était toléré.</note>
<pb n="xix"/>
le gouvernement, partagé auparavant
entre tout le monde, fut restreint à un
nombre déterminé de citoyens. On dé-
fendit de nommer personne sur le théâ-
tre ; mais la malignité poétique trouva
bientôt le secret d’éluder l’esprit de la
loi, et de se dédommager de la gêne
où mettait les auteurs la nécessité de
supposer des noms feints. Elle se mit
à tracer des caractères vrais et recon-
naissables : de sorte qu’elle gagna l’a-
vantage de satisfaire plus finement la
vanité des poètes et la malice des specta-
teurs. Elle procura aux uns le plaisir
délicat de se faire deviner, et aux au-
tres celui de deviner juste en nommant
les masques. Quand les portraits sont
si ressemblans, qu’il n’y manque autre
chose que le nom, on ne s’avise guère
de l’y afficher. La loi ne fit donc que
retrancher une grossièreté, pour y subs-
<pb n="xx"/>
tituer une finesse ; et l’art qu’elle crut
renfermer dans les bornes du devoir,
n’en devint que plus ingénieux à en
sortir. Aristophane, qui fut compris
dans la loi, en est un bon exemple
dans quelques-uns de ses poèmes. Telle
fut la comédie qu’on appela depuis
moyenne.</p>
<p>La nouvelle, qui la suivit, fut encore
un raffinement exquis que l’on dut aux
magistrats : car comme ils avaient dé-
fendu d’abord les vrais noms, ils dé-
fendirent ensuite les sujets véritables,
et l’attirail d’un chœur trop médisant<hi rend="superscript">1</hi> ;
de manière que les poètes se virent
réduits à la nécessité de produire sur-
la scène des sujets et des noms de pure
<note type="footnote">1 Peut-être le chœur était-il déjà interdit
dans le moyen âge de la comédie. Platonius
semble le dire.</note>
<pb n="xxj"/>
invention : ce qui purgea le théâtre
comique et l’enrichit ; car alors la co-
médie, plus sage, cessa d’être une mé-
gère armée de torches, et devint un
miroir agréable et innocent de la vie
humaine.</p>
<p>Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,
S’y vit avec plaisir, ou crut ne s’y pas voir.
L’avare, des premiers, rit du tableau fidèle
D’un avare souvent tracé sur son modèle ;
Et mille fois un fat, finement exprimé,
Méconnut le portrait sur lui-mème formé<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>C’est là proprement la belle comé-
die, la comédie de Ménandre et celle
de Térence. Je ne rappelle tout ceci
d’après tant d’auteurs, que pour en
rafraîchir le souvenir, et pour ajouter
à ce qu’ils ont dit, un effet singulier
des édits publics, qu’ils ont omis d’ob-
<note type="footnote">1 Despréaux, <hi rend="italic">Art poét.,</hi> chant IV.</note>
<pb n="xxij"/>
server ; c’est le progrès successif de
l’art. Une histoire nue de la poésie et
des poètes, telle qu’on l’a faite sou-
vent, n’est qu’un corps sans âme, si
l’on n’y joint ce qui en fait la vie, à
savoir la naissance, le progrès, la per-
fection de l’art, et les causes qui y
ont contribué.</p>
<p>Pour ne rien omettre d’essentiel sur
ce qui concerne cette partie, disons
un mot de la comédie latine. La co-
médie eut son tour comme les autres
arts, et passa avec eux de la Grèce à
Rome ; mais les Romains ne s’attachè-
rent guère qu’à la nouvelle, sans mé-
disances personnelles et sans chœurs,
quoiqu’ils aient pu jouer quelques piè-
ces traduites de la vieille ou de la
moyenne comédie ; ainsi que Pline le
dit d’une qui fut représentée de son
temps. Mais la comédie romaine, bien
<pb n="xxiij"/>
que modelée sur la nouvelle grecque,
ne laisse pas de compter aussi ses di-
vers âges tirés de la rudesse ou de la
politesse des plumes qui la traitèrent.
Les pièces de Livius Andronieus, plus
ancien<hi rend="superscript">1</hi> et moins poli que ceux à qui
il montra Part de la scène, forment le
premier âge, et ce qu’on peut nommer
la vieille comédie et tragédie romaine.
Il faut y comprendre Névius son con-
temporain, et même Ennius, qui parut
plusieurs années après eux. Le second
âge se borne à Pacuvius, Cécilius,
Accius et même Plaute, si l’on n’aime
mieux mettre ce dernier avec Térence,
pour faire le troisième et le bel âge
de la comédie latine, qu’on peut nom-
mer la nouvelle, surtout si l’on a égard
<note type="footnote">1 An de Rome 514, la première année de la
cent trente-cinquième olympiade.</note>
<pb n="xxiv"/>
à celle de Térence, le fidèle copiste de
Ménandre et l’ami de Lélius.</p>
<p>Mais les Romains, sans s’arrêter à
cette généalogie, distinguaient com-
munément les comédies par les habits
des acteurs<hi rend="superscript">1</hi>. La robe nommée <hi rend="italic">Prœ-
texta,</hi> à larges bandes de pourpre,
étant l’ornement des magistrats en di-
gnité et en exercice, les acteurs qui
en étaient revêtus donnaient à la co-
médie un nom qui en était tiré. C’était
l’espèce la plus noble. Il n’en faut pas
séparer celle qu’on appelait <hi rend="italic">Trabeata</hi><hi rend="superscript">2</hi>,
du mot <hi rend="italic">Trabea,</hi> ornement des consuls
en paix et des généraux triomphans
après la guerre. La seconde espèce in-
troduisait des sénateurs, non pas dans
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Prœtextatœ, togatœ, tabernariœ</hi>.</note>
<note type="footnote">2 Suétone, <hi rend="italic">de Claris grammat.,</hi> dit que
C. Gelissus, bibliothécaire d’Auguste, en fut
l’auteur.</note>
<pb n="xxv"/>
les grandes charges, mais hommes pri-
vés, dont les habits nommés <hi rend="italic">Toges</hi> la
firent nommer <hi rend="italic">Togata</hi>. L’habit com-
mun du peuple, ou la tunique, ou
plutôt les maisons basses dont on for-
mait les décorations de la scène, don-
nèrent à la dernière espèce le nom de
<hi rend="italic">Tabernaria</hi>. On ne parle ici ni des
pièces Atellanes qui tiraient leur nom
et leur origine de la ville d’<hi rend="italic">Atella</hi><hi rend="superscript">1</hi>,
parce qu’elles ne différaient de la der-
nière espèce que par une plus grande
liberté ; ni de celles qu’on nommait
<hi rend="italic">Palliatœ,</hi> à l’occasion du manteau grec
dont on revêtait les personnages de la
Grèce sur la scène latine, parce que
cet habit ne marquait que la nation,
et ne caractérisait pas la dignité et la
<note type="footnote">1 Atella, ville ancienne d’Italie, dans la Cam-
panie.</note>
<pb n="xxvj"/>
condition, ainsi que les autres dont
nous avons parlé. A dire vrai, ces dis-
tinctions sont frivoles ; c’est par le ca-
ractère des sujets généraux, qu’on peut
plus utilement et plus judicieusement
diviser la comédie, comme nous le
verrons dans la suite. A l’égard des
Romains, qu’ils aient eu raison ou
non d’en user autrement, ils ont laissé
si peu de chose en cette matière qui
soit venu jusqu’à nous, qu’il n’est pas
nécessaire de nous embarrasser dans
une division qui ne nous apprend pres-
que rien de solide. Les seuls Plaute et
Térence, que nous en avons hérités,
nous instruisent mieux du vrai carac-
tère de leur comédie, au moins pour
leur temps, que ne font des noms et
des termes dont nous n’avons plus
d’exemples sensibles.</p>
<p>Pour ne nous pas trop écarter, re-
<pb n="xxvij"/>
venons à Aristophane, poète unique
où nous puissions voir ce que c’est que
la comédie grecque. Il est en effet le
seul que les injures des ans aient épar-
gné en partie, après avoir enveloppé
dans les ténèbres et presque dans l’ou-
bli, tant de grands hommes dont il ne
nous est venu que les noms et quel-
ques fragmens, avec un léger souvenir
peu capable de les défendre contre les
ennemis de la belle antiquité, souvenir
semblable à ces ombres du soleil cou-
chant, qui laissent à peine discerner
une faible lumière. Toutefois de cette
lueur même, il faut tâcher de recueillir
des rayons assez forts, pour former un
portrait de la comédie grecque, le plus
approchant de la vérité qu’il sera pos-
sible.</p>
<p>L’on sait peu de chose de la per-
sonne d’Aristophane, encore est-ce
<pb n="xxviij"/>
beaucoup plus par ses comédies que
par autrui. On peut même à peine as-
surer au vrai quelle fut sa patrie : du
moins les ennemis qu’il s’était faits
par ses médisances cruelles lui dispu-
tèrent-ils assez vivement sa qualité de
citoyen, pour la rendre douteuse. Les
uns voulaient qu’il fût Rhodien, d’au-
tres Éginète<hi rend="superscript">1</hi>, et tous étranger. Pour
lui, il se disait fils d’un Philippe, et
du bourg Cydathénien ; mais il conve-
nait qu’il avait du bien dans Égine,
dont apparemment il était originaire.
Il fut toutefois déclaré citoyen d’A-
thènes, malgré ses ennemis, sur ses
preuves bonnes ou mauvaises, par un
jugement décisif ; et cela pour avoir
réjoui ses juges en disant un bon mot :
il consiste en deux vers fort naïfs de
<note type="footnote">1 Égine, petite île voisine du Péloponèse.</note>
<pb n="xxix"/>
Télémaque<hi rend="superscript">1</hi>, qu’il s’appliqua fort plai-
samment.</p>
<p>Je suis fils de Philippe, à ce que dit ma mère :
Pour moi je n’en sais rien. Qui sait quel est son
père ?</p>
<p>Cette plaisanterie valut pour lui la ha-
rangue de Cicéron<hi rend="superscript">2</hi>, qui disait, en fa-
veur d’Archias, que ce poète était ci-
toyen romain ; mais que quand même
il ne l’eût pas été par sa naissance, il
aurait mérité de l’être par ses talens.</p>
<p>Aristophane florissait dans le siècle
des grands hommes de la Grèce<hi rend="superscript">3</hi>, par-
ticulièrement de Socrate et d’Euripide,
auxquels il survécut. Ce fut surtout
<note type="footnote">1 Homère, <hi rend="italic">Odyssée,</hi> 1, 216.</note>
<note type="footnote">2 Cicer., <hi rend="italic">Orat, pro Archiâ poetâ</hi>.</note>
<note type="footnote">3 An de la quatre-vingt-cinquième olympiade,
437 avant notre ère, et de la fondation de Rome
317.</note>
<pb n="xxx"/>
durant la guerre du Péloponèse qu’il
parut avec le plus d’éclat, moins comme
un comédien propre à amuser le peu-
ple, que comme le censeur du gou-
vernement, l’homme gagé par l’État
pour le réformer, et presque l’arbitre
de la patrie. C’est par le détail de ses
comédies que nous connaîtrons mieux
et les traits personnels qui le regardent
comme poète, et le caractère de son
génie, qui est la partie la plus inté-
ressante. Il ne sera pourtant pas mal
de prévenir les lecteurs par les divers
jugemens qu’en ont porté les critiques
de nos jours, tels que le P. Rapin et
madame Dacier, sans oublier un ancien
aussi respectable que l’est Plutarque.
On verra par le détail du petit nombre
des pièces, si et jusqu’où ils peuvent
avoir tort ou raison.</p>
<p>« Aristophane, dit le P. Rapin, n’est
<pb n="xxxj"/>
« point exact dans l’ordonnance de
« ses fables ; ses fictions ne sont pas
« vraisemblables ; il joue les gens gros-
« sièrement et trop à découvert. So-
« crate, qu’il raille si fort dans ses co-
« médies, avait un air de raillerie plus
« délicat que lui, et il n’était pas si
« effronté. Il est vrai qu’Aristophane
« écrivait encore dans le désordre et
« dans la licence de la vieille comédie,
« et qu’il avait reconnu l’humeur du
« peuple d’Athènes, qui se choquait
« aisément du mérite des gens extraor-
« dinaires dont il plaisantait. Mais la
« trop grande envie qu’il avait de plaire
« à ce peuple en jouant les honnêtes
« gens, le rendit lui-même malhon-
« nête homme, et gâta un peu le génie
« qu’il avait de railler, par ses ma-
« nières rudes et outrées. Après tout,
« il ne faisait souvent le plaisant que
<pb n="xxxij"/>
« par des goinfreries. Ce ragoût com-
« posé de soixante et seize syllabes
« dans la dernière scène de la comédie
« des Harangueuses, ne serait pas au
« goût de notre siècle. Son langage est
« quelquefois obscur, embarrassé, bas,
« trivial, et ses allusions fréquentes
« de mots, ses contradictions de ter-
« mes opposés les uns aux autres, ses
« mélanges de style, du tragique et
« du comique, du sérieux et du bouf-
« fon, du grave et du familier, sont
« fades ; et ses plaisanteries, à les
« examiner de près, sont souvent faus-
« ses. Ménandre est plaisant d’une ma-
« nière plus honnête ; son style est pur,
« net, élevé, naturel ; il persuade en
« orateur, et il instruit en philosophe :
« et si l’on peut former un jugement
« juste sur les fragmens qui nous res-
« tent de cet auteur, on trouvera qu’il
<pb n="xxxiij"/>
« fait des portraits agréables de la vie
« civile ; qu’il fait parler les gens dans
« leur caractère ; qu’on se reconnaît
« dans les peintures qu’il fait des
« mœurs, parce qu’il s’attache à la
« nature, et qu’il entre dans les senti-
« mens des personnes qu’il fait par-
« ler. Enfin, Plutarque dans la com-
« paraison qu’il a faite de ces deux
« auteurs, dit que la muse d’Aristo-
« phane ressemble à une femme ef-
« frontée, et que celle de Ménandre
« ressemble à une honnête femme. »</p>
<p>On verra bien que tout ce caractère
est pris de Plutarque. Poursuivons cette
réflexion du P. Rapin, puisque nous
avons parlé de la comédie latine, dont
il fait aussi le caractère.</p>
<p>« Pour les deux poètes comiques
« latins, Plaute est ingénieux dans ses
« desseins, heureux dans ses imagina-
<pb n="xxxiv"/>
« tions, fertile dans l’invention. Il ne
« laisse pas d’avoir de méchantes plai-
« santeries, au jugement d’Horace<hi rend="superscript">1</hi>,
« et ses bons mots qui faisaient rire le
« peuple, faisaient quelquefois pitié
« aux honnêtes gens. Il est vrai qu’il
« en dit les meilleurs du monde ; mais
« il en dit souvent de fort méchans.
« C’est à quoi on est sujet quand on
« veut trop faire le plaisant : on tâche
« à faire rire par des hyperboles,
<note type="footnote">1 Si l’on en croit de bons critiques, Horace ne
traite pas tout-à-fait de méchantes les plaisan-
teries de Plaute ; car au lieu de dire dans <hi rend="italic">l’Art
poétique</hi> ce que disent les leçons ordinaires :
<hi rend="italic">At nostri proavi Plautinos et numéros et
Laudavêre sales, nimium patienter utrumque,
Ne dicam stultè</hi>......
Ces critiques lui font dire :
<hi rend="italic">Non dicam stultè</hi>.
<hi rend="italic">Voyez</hi> la traduction du P. Sanadon.</note>
<pb n="xxxv"/>
« quand on ne peut pas réussir à faire
« rire par les choses. Plaute n’est pas
« tout-à-fait si régulier dans l’ordon-
« nance de ses pièces, ni dans la dis-
« tribution de ses actes que Térence,
« mais il est aussi plus simple dans ses
« sujets ; car les fables de Térence
« sont d’ordinaire composées, comme
« on le voit dans l’Andrienne, qui
« contient deux amours. C’est ce qu’on
« reprochait à Térence, qu’il faisait
« une comédie latine de deux grec-
« ques, pour animer davantage son
« théâtre ; mais aussi les dénouemens
« de Térence sont plus naturels que
« ceux de Plaute, comme ceux de
« Plaute sont plus naturels que ceux
« d’Aristophane. Et quoique César ap-
« pelle Térence un demi-Ménandre,
« <hi rend="italic">dimidiate Menander,</hi> parce qu’il n’a
« que de la douceur et de la délica-
<pb n="xxxvj"/>
« tesse, et qu’il n’a pas de force et de
« vigueur, il écrit d’une manière si na-
« turelle et si judicieuse, que de co-
« pie qu’il était, il est devenu origi-
« nal ; jamais auteur n’a eu un goût
« plus pur de la nature. Je ne dirai
« rien de Cécilius, dont il ne nous est
« resté que des fragmens. On sait de
« lui tout au plus ce qu’en dit Varron,
« qu’il était heureux dans les sujets
« qu’il prenait. »</p>
<p>Le P. Rapin en omet beaucoup d’au-
tres, par la même raison qu’il nous en
est venu trop peu de chose pour en
juger. Tandis que nous y sommes, l’on
ne sera peut-être pas fâché de revoir
ici ce qu’il pense de Lope de Vega et
de Molière. On va voir qu’a l’égard
du premier, il outre un peu trop l’é-
loge, et qu’il ne le porte pas plus loin
qu’il ne le faut, quant au second : en
<pb n="xxxvij"/>
tous cas, ces morceaux ne seront pas
inutiles à notre dessein, quand nous
examinerons à fond ce qui doit carac-
tériser la comédie.</p>
<p>« Jamais personne n’a eu un génie
« plus grand pour la comédie que Lo-
« pe de Vega, Espagnol. Il avait une
« fertilité d’esprit jointe à une grande
« beauté de naturel et à une facilité
« admirable ; car il a composé plus de
« trois cents comédies. Son nom seul
« faisait l’éloge de ses pièces, tant sa
« réputation était établie ; et c’était
« assez qu’un ouvrage sortît de ses
« mains pour mériter l’approbation
« publique. Il avait l’esprit trop vaste
« pour l’assujeltîr à des règles, et
« pour lui donner des bornes. Ce fut
« ce qui l’obligea de s’abandonner à
« son génie, parce qu’il en était tou-
« jours sûr. Il ne consultait point
<pb n="xxxviij"/>
« d’autre commentaire quand il com-
« posait, que le goût de ses auditeurs ;
« et il se réglait plus sur le succès de
« ses pièces, que sur la raison. Ainsi
« il se défit de tous les scrupules de
« l’unité et des superstitions de la
« vraisemblance. » (Cela n’est pas dit
en forme d’éloge, sans doute, et il
faut le joindre à ce qui suit immédia-
tement). « Mais comme il veut d’ordi-
« naire raffiner sur le ridicule et être
« trop plaisant, ses imaginations sont
« souvent plus heureuses qu’elles ne
« sont justes, et elles sont plus folles
« qu’elles ne sont naturelles : car par
« trop de subtilité sur la plaisanterie,
« son enjouement devient faux, à force
« d’être trop délicat ; et ses grâces de-
« viennent froides, pour être trop
« fines.</p>
<p>« Personne n’a aussi porté le ridicule
<pb n="xxxix"/>
« de la comédie plus loin parmi nous
« que Molière ; car les anciens poètes
« comiques n’ont que des valets pour les
« plaisans de leur théâtre ; et les plai-
« sans du théâtre de Molière, sont les
« marquis et les gens de qualité. Les
« autres n’ont joué dans la comédie que
« la vie bourgeoise, et Molière a joué
« tout Pariset la cour. Il est le seul parmi
« nous qui ait découvert ces traits de la
« naturequi la distinguent etqui la font
« connaître. Les beautés des portraits
« qu’il fait sont si naturelles, qu’elles se
« font sentir aux personnes les plus gros-
« sières :et le talent qu’il avait à plaisan-
« ter, s’était renforcé de la moitié par
« celui qu’il avait de contrefaire. Son
« Misanthrope est, à mon sens, le ca-
« ractère le plus achevé, et ensemble
« le plus singulier qui ait jamais paru
« sur le théâtre ; mais l’ordonnance de
<pb n="xl"/>
« ses comédies est toujours défectueuse
« en quelque chose, et ses dénouemens
« ne sont point heureux : c’est tout ce
« qu’on peut observer en général sur la
« comédie. » Telles sont les pensées
d’un des plus fins connaisseurs en ou-
vrages d’esprit. Quoiqu’elles ne soient
pas toutes des oracles, on en peut tirer
avantage, et elles approchent beaucoup
plus de la vérité que les jugemens de
Baillet, dont le goût un peu béotien
était plus propre à compiler qu’à juger.</p>
<p>« Jamais homme (s’écrie madame Da-
« cier éprise du mérite d’Aristophane<hi rend="superscript">1</hi>)
« n’a eu plus de finesse que lui pour
« trouver le ridicule, ni un tour plus
« ingénieux pour le faire paraître. Sa
« critique est naturelle et aisée ; et, ce
<note type="footnote">1 Préface du <hi rend="italic">Plutus</hi> de mademoiselle Le
Fèvre, depuis madame Dacier. Paris, 1684·</note>
<pb n="xlj"/>
« qui se trouve fort rarement, il con-
« serve beaucoup de délicatesse dans
« une grande fertilité. En un mot, l’es-
« prit attique, que les anciens ont tant
« vanté, paraît plus dans Aristophane
« que dans aucun autre auteur que je
« connaisse de l’antiquité. Mais ce
« qu’on doit le plus admirer en lui,
« c’est qu’il est toujours si bien le maî-
« tre des matières qu’il traite, que sans
« se gêner il trouve le moyen de faire
« venir naturellement des choses qui
« auraient paru d’abord les plus éloi-
« gnées de son sujet ; et que ses capri-
« ces, même les plus vifs et les moins
« attendus, paraissent comme des sui-
« tes nécessaires des incidens qu’il a
« préparés. C’est cet art qui rend ini-
« mitables les dialogues de Platon,
« qu’on doit regarder comme autant de
« pièces de théâtre, qui ne divertissent
<pb n="xlij"/>
« pas moins par l’action que parle dis-
« cours. Le style d’Aristophane est aussi
« agréable que son esprit ; outre la pu-
« reté, la netteté, la force et la douceur,
« il a une certaine harmonie qui flatte
« si agréablement l’oreille, qu’il n’y
« a rien de comparable au plaisir qu’on
« prend à le lire. Quand il s’attache au
« style médiocre et commun, il le fait
« sans bassesse ; quand il vient au style
« sublime, il s’élève sans obscurité ; et
« jamais personne n’a su faire un mé-
« lange si agréable de tous les différens
« genres d’écrire. Que l’on ait étudié
« ce qui nous reste de l’ancienne Grèce,
« si l’on n’a pas lu Aristophane, on ne
« connaît pas encore tous les charmes
« et toutes les beautés du grec. »</p>
<p>Voilà un magnifique éloge ; mais sus-
pendons notre jugement, et daignons
écouter Plutarque : l’ancien mérite bien
<pb n="xliij"/>
audience, au moins après les modernes.
Voici le précis de son jugement sur
Aristophane et Ménandre<hi rend="superscript">1</hi>. Il élève ex-
trêmement ce dernier au-dessus de
l’autre. Il reproche au premier d’outrer
la nature, de parler à la populace plus
qu’aux honnêtes gens, d’affecter un
style obscur et licencieux, tragique,
sublime et bas, sérieux et badin jus-
qu’a la puérilité, en un mot un style
inégal ; de ne pas faire parler ses per-
sonnages suivant leurs caractères ; de
sorte qu’on ne peut distinguer chez lui
le fils du père, le citoyen du paysan,
le héros du bourgeois, et le dieu du va-
let : au lieu que la diction de Ménan-
dre, qui est d’ailleurs uniforme et pure,
a l'adresse de s’ajuster aux différens rô-
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Voyez</hi> cette comparaison dans les opus-
cules.</note>
<pb n="xliv"/>
les, sans négliger le comique un peu
fort, quand il est nécessaire ; mais aussi
sans l’outrer, ni perdre la nature de vue :
en quoi Ménandre, continue Plutar-
que, a atteint une perfection où nul
artisan ne saurait parvenir. Car quel
homme trouva jamais l’art de faire un
masque qui convînt également aux en-
fans et aux femmes, aux jeunes et aux
vieux, aux divinités et aux héros ? Or,
Ménandre a trouvé cet heureux secret
dans l'égalité et la souplesse de son ex-
pression, qui, sans cesser d’être la
même, est toutefois différente selon le
besoin ; semblable à l’eau (pour expri-
mer de plus en plus la pensée de Plu-
tarque) semblable, dis-je, en cela à
une eau pure, qui coulant le long de
différens rivages tortueux, en prend les
formes, les détours et les retours, et
sans altérer en rien sa nature et sa pu-
<pb n="xlv"/>
reté. Plutarque fait encore un mérite
à Ménandre d’avoir commencé fort
jeune et fini à la force de l’âge, tout
prêt à enfanter de plus grands pro-
diges, si la mort ne l’eût interrompu :
ce qui, joint à la réflexion qu’il fait en
retombant sur Aristophane, montre
que ce dernier continua trop long-temps
à faire valoir son talent : car, dit-il, sa
poésie est une courtisane qui affecte
quelquefois des airs de prude, mais
dont l’impudence ne peut être pardon-
née par le peuple, ni les faux airs sup-
portés des personnes graves. Ménandre
au contraire ne se produit jamais qu’en
homme agréable et spirituel, recherché
au théâtre, à table, et dans les compa-
gnies, véritable assemblage de tous les
trésors-nés de la Grèce, digne d’être
toujours lu, représenté, appris par mé-
moire, et toujours digne de plaire. Son
<pb n="xlvj"/>
art inimitable de persuader, et la ré-
putation qu’il a eue d’être le plus beau
parleur de la Grèce, font assez voir
quelle est l’aménité de son style. Plu-
tarque ne saurait finir sur l’article de
Ménandre : il dit qu’il fait les délices
des philosophes fatigués de leurs médi-
tations ; qu’il est à leur égard comme
une prairie émaillée de fleurs où l’on
aime à respirer un air pur : que malgré
les talens des poètes comiques d’Athè-
nes, Ménandre a toujours un sel con-
sacré, en quelque sorte, pour être sorti
de la même mer qui donna naissance à
Vénus : que le sel d’Aristophane, au
contraire, est un sel amer, âcre, cui-
sant et ulcérant ; qu’on ne sait si la
dextérité tant vantée de celui-ci con-
siste plus dans les rôles que dans les
mois : car il lui reproche beaucoup les
jeux de mots et les allusions antithé-
<pb n="xlvij"/>
tiques ; qu’il a gâté ce qu’il a voulu
copier d’après nature ; que chez lui la
ruse est malignité, la naïveté bêtise,
les railleries moins capables de faire
rire que d’être sifflées, et les amours
moins égayés qu’effrontés ; qu’enfin
c’est moins pour des personnes sensées
qu’il a écrit, que pour des hommes
perdus d’envie, de noirceurs et de dé-
bauches.</p>
<p>Après un tel caractère, il semble
qu’il ne faudrait pas aller plus loin, et
qu’il vaudrait mieux contribuer à ense-
velir pour jamais, s’il était possible, la
mémoire d’un poète odieux, qui nous
dédommage si mal de Ménandre qu’on
ne peut ressusciter. Mais sans faire au-
cune grâce à Aristophane de ces liber-
tés en paroles, soit déshonnêtes, soit
médisantes, non plus qu’a Plaute son
imitateur, ou du moins l’héritier de
<pb n="xlviij"/>
son génie, ne serait-il point permis de
faire à leur égard ce qu’on dit que fai-
sait Lucrèce, si je ne me trompe, par
rapport à Ennius, dont il tirait des
pierreries cachées dans ses vers bour-
beux : <hi rend="italic">Ennî de stercore gemmas ?</hi></p>
<p>De plus, il ne faut pas croire que
Plutarque, qui vivait plus de quatre
siècles après Ménandre, et plus de cinq
après Aristophane<hi rend="superscript">1</hi>, ait jugé si exac-
tement de l’un et de l’autre, que son
jugement ne soit pas un peu sujet à ré-
vision Platon, contemporain d’Aris-
tophane, en jugeait bien différemment,
au moins quant au génie, lui qui dans
son <hi rend="italic">Banquet</hi> donne à ce poète comique
une place distinguée où il le fait parler
suivant son caractère, et même avec
<note type="footnote">1 Plutarque, l’an de Jésus-Christ 119 ; Mé-
nandre, 341 avant Jésus-Christ ; et Aristophane,
437.</note>
<pb n="xlix"/>
Socrate : par où il est visible, pour le
dire en passant, que ce dialogue de
Platon était fait avant qu’Aristophane
eût composé ses <hi rend="italic">Nuées</hi> contre Socrate.
On rapporte que le même Platon en-
voya à Denys le Tyran un exemplaire
d’Aristophane en l’exhortant à le lire
avec attention, s’il voulait connaître à
fond l’état de la république d’Athènes.</p>
<p>Enfin, plusieurs savans ont cru pou-
voir n’être pas tout-à-fait du sentiment
de Plutarque. Frischlinus<hi rend="superscript">1</hi>, par exem-
ple, quoique avec raison plus favorable
au goût de Ménandre qu’à celui d’A-
ristophane, a entrepris la défense de
ce dernier contre la critique outrée de
l’ancien censeur. 1° Il passe d’abord
condamnation sur les obscénités et les
bouffonneries. Mais celle partie si mé-
<note type="footnote">1 Un des interprètes d’Aristophane.</note>
<pb n="l"/>
prisable et composée uniquement pour
le menu peuple, comme le remarque
M.Boivin<hi rend="superscript">1</hi>, quelque inexcusable qu’elle
soit, n’est pas après tout le principal
fonds de ce que nous avons d’Aristo-
phane. Je ne dirai point avec Frischli-
nus que Plutarque lui-même semble se
contredire en ceci, et faire l’éloge du
poète, lorsqu’il l’accuse d’avoir rendu
sa diction conforme à la scène : il en-
tendait parla scène la <hi rend="italic">farce</hi> ou le théâ-
tre ignoble sur lequel se joue le bas co-
mique. C’est donc une pure chicane ; et
quand même le poète aurait attrapé son
but, qui était en partie de divertir une
populace corrompue, il n’en serait ni
moins malhonnête homme, ni plus
poète, malgré la prétention de son dé-
fenseur. On n’est point poète pour sa-
<note type="footnote">1 Préface sur <hi rend="italic">les Oiseaux</hi> d’Aristophane.</note>
<pb n="lj"/>
voir précisément divertir des sots ou
des libertins. Ce n’est donc pas par cet
endroit qu’il faut excuser le talent d’A-
ristophane. Le goût dépravé du petit
peuple, qui chassa une fois Cratinus
et sa troupe, parce que la scène n’était
pas assez bassement comique à son gré,
ne justifie nullement Aristophane, puis-
que Ménandre trouva bien le secret de
changer ce goût en donnant une sorte
de comédie, non pas à la vérité aussi
modeste que paraît le dire Plutarque,
mais beaucoup moins libre qu’aupara-
vant. Aristophane n’est pas non plus
justifié par le motif qu’il allègue lui-
même, quand il dit qu’il peint les dé-
bauches sur le théâtre, non pour cor-
rompre les mœurs, mais pour les
corriger. La vue des vices grossiers est
plutôt un poison qu’un remède.</p>
<p>L’apologiste a oublié une raison qui
<pb n="lij"/>
me paraît essentielle pour fonder le
déchaînement de Plutarque contre Aris-
tophane. C’est que, selon les apparen-
ces, Plutarque ayant entre les mains
toutes les pièces de ce poète, qui mon-
taient au moins à cinquante, en voyait
beaucoup plus de libertines que nous
n’en avons, quoique celles qui nous
restent, au nombre de onze, le soient
encore beaucoup plus qu’il ne serait à
souhaiter.</p>
<p>2° Le second reproche de Plutarque
roule sur quelques jeux de mots dont il
apporte des exemples, et que Frisch-
linus défend tantôt plus, tantôt moins
heureusement. Il est impossible de les
exposer en français. Mais après tout,
cette partie est si peu de chose, qu’elle
ne méritait pas d’être si sévèrement
reprise, d’autant plus qu’entre ces bons
mots il y en a de si malins, qu’assuré-
<pb n="liij"/>
ment ils devaient passer en proverbe,
du moins par le sel de la malignité, si-
non par la finesse de l’esprit. Un seul
exemple suffira : il s’agit des questeurs
ou trésoriers d’Athènes. Aristophane
les noie tout net, <hi rend="italic">non quod essent</hi> <foreign xml:lang="grc">ταμιαι</foreign>,
<hi rend="italic">sed</hi><foreign xml:lang="grc">λαμιαι</foreign><hi rend="superscript">1</hi>. Si un mot pareil, qu’on ne
peut rendre en notre langue, eût été
dit en France dans un cas semblable,
il aurait autant fait fortune que quan-
tité de nos bons mots, qui ne sont que
trop bien reçus et trop durables. Le
bon de l’affaire, c’est que Plutarque
même convient que ce mot était extrê-
mement loué. Nous en verrons quelques
autres dans la suite des comédies, au-
tant qu’il sera possible de les rendre.</p>
<note type="footnote">1 Le mot <hi rend="italic">lamiæ,</hi> c’est-à-dire larves ou esprits,
qui, dans l’idée populaire, dévoraient les hom-
mes, fait tout le sel de la plaisanterie contre ces
trésoriers.</note>
<pb n="liv"/>
<p>3° Le mélange du comique et du
tragique, troisième accusation. Véri-
tablement elle est fondée, puisqu’en
effet Aristophane monte souvent sur le
cothurne ; mais il reste à examiner
comment. Le fait-il en poète tragique ?
Non ; mais comme il avait remarqué
que la parodie lui réussissait, chez un
peuple qui voulait rire des mêmes cho-
ses qui lui avaient arraché des pleurs,
il y revient éternellement ; et il n’y a
guère de tragédies ou de ces morceaux
frappans que les Athéniens savaient par
cœur, qu’il ne tourne en plaisanterie,
en y jetant une couche de ridicule ou
de burlesque, tantôt par des change-
mens ou transpositions de mots, tantôt
par l’application imprévue qu’il en fait.
Ce sont des lambeaux tragiques dont il
revêt sa muse comique, pour la rendre
plus comique encore. Cratinus en avait
<pb n="lv"/>
usé de même, et nous savons qu’il fit
une comédie intitulée <hi rend="italic">Ulysse,</hi> pour
travestir Homère et son <hi rend="italic">Odyssée :</hi> ce qui
montre que les beaux-esprits et les
poètes sont, à l’égard les uns des au-
tres, à peu près les mêmes dans tous
les temps ; et qu’on peut dire à cet
égard d’Athènes, <hi rend="italic">c’est tout comme ici</hi>.
Je prouverai ce système par les faits,
surtout par rapport aux railleries d’A-
ristophane, sur les trois célèbres tra-
giques. Or, cela étant ainsi, ce mélange
tant reproché à Aristophane ne passera
pas pour être aussi répréhensible que le
veut Plutarque. Nous n’avons besoin ni
du <hi rend="italic">Virgile travesti,</hi> ni des parodies de nos
jours, ni du <hi rend="italic">Lutrin,</hi> pour montrer que
cette bigarrure peut avoir souvent son
mérite selon les conjonctures.</p>
<p>4° Il faut dire la même chose en gé-
néral de l’obscurité, de la bassesse, de
<pb n="lvj"/>
l’enflure, en un mot de l’inégalité pré-
tendue de style qui met Plutarque en
colère. Ces reproches ne conviennent
en aucune manière à un poète dont le
style a toujours passé pour être extrê-
mement attique, mais d’un atticisme
qui le rendait infiniment cher aux ama-
teurs du goût d’Athènes. Plutarque en
ceci a peut-être blâmé les chœurs, dont
le langage tantôt élevé, tantôt burles-
que, et toujours fort poétique, paraît
peu convenable à la comédie. Mais ces
chœurs, qu’elle avait empruntés de la
tragédie en naissant, étaient alors à la
mode, principalement pour médire, et
Aristophane les admit comme les poètes
de son temps, du moins dans la vieille
comédie et peut-être dans la moyenne ;
au lieu que Ménandre les supprima
moins par goût que par décret public.
Ce n’est donc pas sur cet assemblage
<pb n="lvij"/>
de sérieux et de comique qu’il faut con-
damner Aristophane pour élever Mé-
nandre.</p>
<p>5° Un cinquième reproche, c’est de
n’avoir pas observé les caractères ; d’a-
voir, par exemple, fait parler les fem-
mes en orateurs, et les orateurs en
esclaves : mais on verra bien par les
personnages critiqués, que cette ob-
jection tombe d’elle-même ; et il suffit
de dire ici qu’un poète qui peignait non
pas seulement des personnages en l’air,
mais des personnes réelles, des hommes
connus, des citoyens qu’il nommait par
leur nom, qu’il jouait sous leur masque
et sous leurs habits, qu’il marquait enfin
d’un fer brûlant, si j’ose user de cette
comparaison, à la vue de tout un peuple
extrêmement fier et moqueur, il suffit
encore une fois de dire qu’un tel poète
ne manquait pas assurément ses carac-
<pb n="lviij"/>
tères. Sa licence applaudie ne le jus-
tifie que trop de ce côté-là. Il s’exposait
pourtant, s’il eût déplu, au sort d’Eu-
polis, qui sur une comédie des <hi rend="italic">Noyés</hi><hi rend="superscript">1</hi>,
où il déchirait imprudemment des par-
ticuliers plus puissans que lui, fut pris
et noyé plus effectivement que ceux
qu’il avait noyés en plein théâtre.</p>
<p>6° La critique qui condamne le sel
d’Aristophane comme trop acrimonieux,
est plus solide. Tel était le goût d’une
comédie licencieuse qui se permettait
tout, parce qu’on riait de tout, parmi
une nation jalouse de son excessive li-
berté, et ennemie de tout air de supé-
riorité et de domination ; car le génie
d’indépendance produit naturellement
un goût de raillerie plus mordante que
délicate : ce qu’il est aisé de reconnaî-
<note type="footnote">1 Fragmens de Platonius et de Hertellius.</note>
<pb n="lix"/>
tre dans la plupart des peuples insu-
laires. Si nous ne disons pas, avec
Longin<hi rend="superscript">1</hi>, que le gouvernement popu-
laire anime l’éloquence et que le joug
d’une domination légitime l’étouffe, au
moins est-il aisé de juger par l’événe-
ment, que l’éloquence prend différentes
formes selon les gouvernemens différens.
Plus vive et plus emportée dans une
république, elle est plus douce et plus
insinuante dans une monarchie. On peut
dire la même chose de la raillerie. Elle
suit le tour des esprits, et les esprits
suivent celui du gouvernement. Ainsi
la raillerie républicaine, surtout celle
du siècle dont nous parlons, devrait
être bien plus forte que dans le siècle
qui suivit, par la même raison que celle
d’Horace était plus fine, et celle de Lu-
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Traité du Sublime,</hi> chap. dernier.</note>
<pb n="lx"/>
cilius plus épicée, si j’ose user de ce
terme. En effet, le ragoût de la médi-
sance fut toujours un mets délicieux
pour la malice humaine ; mais l’assaison-
nement de ce mets s’est toujours diver-
sifié suivant les mœurs plus ou moins
polies ; et il faut entendre par politesse,
ce savoir-vivre, cet art de se gêner, de
contraindre ses sentimens et ses airs,
qui est le fruit de la dépendance. S’il
s’agissait de prononcer sur ces deux
espèces de plaisanterie, quoique l’une
et l’autre ait son prix, il n’y aurait pas
à balancer ; tous les suffrages se réuni-
raient en faveur de la seconde, sans
mépriser pourtant la première. Aussi
préfèrera-t-on Ménandre ; mais on ne
dédaignera pas Aristophane : d’autant
plus qu’il fut le premier à quitter cette
étrange méthode de mordre impuné-

ment à droit ou à tort, et que, par une
<pb n="lxj"/>
comédie d’un autre goût, il donna lieu
à la manière plus agréable et moins
dangereuse de Ménandre. Sur quoi il
y aurait encore une distinction à faire
entre l’acrimonie de l’un et la douceur
de l’autre : c’est que cette acrimonie et
cette douceur ne se trouvent répandues
dans leurs ouvrages, que parce que l’un
employait des traits personnels, et l’au-
tre des traits généraux, ce qui laisse
toujours la liberté d’examiner s’il ne
peut pas y avoir une égale délicatesse
dans les deux manières. Nous le verrons
par le détail : disons ici seulement que
l’esprit régnant, ou l’amour des pein-
tures parlantes et des fortes couches de
pinceau, justifiaient encore Aristo-
phane d’avoir tourné, comme le prétend
Plutarque, la ruse en malignité, la
naïveté en bêtise, les ris en farce,et les
amours en effronterie, si dans quelque
<pb n="lxij"/>
siècle que ce puisse être, un poète pou-
vait être excusable de peindre les ridi-
cules et les scélérats publics tels qu’ils
sont.</p>
<p>7° Enfin, c’est par un pur motif d’in-
térèt secret qu’Ælien, Plutarque, et plu-
sieurs autres, condamnent ce poète sans
appel. Socrate, qu’il perdit, dit-on<hi rend="superscript">1</hi>, à
l’instigation de deux misérables et par
une vengeance poétique, c’est-à-dire,
plus que vatinienne, tient trop au cœur
des honnêtes gens, pour lui pardonner
un crime si horrible. C’est ce qui leur a
inspiré une haine implacable contre
Aristophane. L’esprit philosophique s’en
<note type="footnote">1 Il n’est pas certain qu’Aristophane ait été
cause de la mort de Socrate. Il n’en fut pas
moins coupable pour l’avoir accusé publique-
ment d’impiété, comme il le fit dans ses <hi rend="italic">Nuées</hi>.
<hi rend="italic">Voyez</hi> l’article qui précèdera ce que nous dirons
de cette comédie.</note>
<pb n="lxiij"/>
est mêlé ; et cet esprit, quand il s’y met,
est plus dangereux qu’aucun autre. Un
ennemi ordinaire peut avouer quelques
bonnes qualités dans son ennemi ; mais
un ennemi philosophe et sophiste veut
détruire entièrement celui qui l’a blessé
dans la partie la plus sensible du cœur,
je veux dire, dans son attachement à
quelque amorceur d’esprit, tel qu’était
Socrate. L’esprit est ce qu’il y a de plus
libre et de plus délicat sur la liberté,
dans l’homme. On peut tout sur ses
biens, sur sa vie, sur sa réputation ;
mais rien sur ses jugemens. Or, si quel-
qu’un a été assez insinuant pour se con-
cilier les esprits et faire secte dans une
république, l’on se sacrifiera pour lui,
et l’on ne pardonnera pas à quiconque
aura osé l’attaquer justement ou injus-
tement, parce qu’on s’est érigé en idole
cette vérité réelle ou imaginaire qu’il
<pb n="lxiv"/>
soutenait. Cette haine même loin de
s’éteindre, ne fera que se perpétuer de
siècle en siècle ; et de là naît cette éton-
nante diversité qui se manifeste dans les
jugemens sur les hommes. Aristophane
obtiendra-t-il jamais grâce des disci-
ples de Platon, qui fait de Socrate son
héros ? Il ne faut pas l’espérer. Tout au-
tre avouera qu’Aristophane peut avoir
été un méchant homme en une occasion,
et du reste un bon poète ; mais ce dis-
cernement ne convient pas à la passion
et au préjugé : et c’est pourtant l’une
et l’autre qui font les réputations en
bien ou en mal.</p>
<p>8° Comme je joins ici mes raisons,
bonnes ou mauvaises, pour et contre
Aristophane, à celles de Frischlinus
son défenseur, je ne dois pas omettre
une chose qu’il a oubliée, et qui peut-
être a mis Plutarque de mauvaise hu-
<pb n="lxv"/>
meur, sans compter le reste : c’est la
mascarade éternelle qui règne dans les
comédies d’Aristophane, comme les
arlequinades sur le théâtre des Italiens.
Des nuées, des grenouilles, des guêpes,
des oiseaux : quels personnages ! Ils
ont dû paraître bien bizarres à Plutar-
que, accoutumé à une tout autre es-
pèce de spectacle comique ; et combien
plus doivent-ils nous le paraître à nous,
qui avons une espèce de comédie toute
nouvelle, et peu connue des Grecs et
des Romains ! Voilâ le vrai et solide
reproche qu’on peulfaire à notre poète ;
il renferme tous les autres. Prétendrais-
je le justifier ? Non : vainement dirais-
je qu’Aristophane écrivait pour un siè-
cle qui voulait du spectacle, du saillant
et du grotesque les peintures sati-
riques ; que les brouhaha des spectateurs,
refusés quelquefois à Cratinus et pro-
<pb n="lxvj"/>
digues à Aristophane, l’obligeaient de
plus en plus à suivre ce goût dominant,
pour ne pas échouer par des peintures
plus fines et moins frappantes ; que
dans un État où la politique allait à
démasquer tout ce qui avait l’air d’am-
bition, de singularité ou de friponnerie,
la comédie s’était érigée en harangueu-
se, en réformatrice, en donneuse d’avis
propres à émouvoir le peuple sur ses
plus chers intérêts ; qu’enfin cette même
comédie, dans le dessein de gourman-
der le peuple et de lui plaire, s’arro-
geait tous les droits de l’éloquence,
dont les traits n’étaient que trop forts,
en se réservant des touches de pinceau
plus marquées encore. Toutes ces rai-
sons et beaucoup d’autres ne feraient
que blanchir, et l’on me fermerait la
bouche d’un seul mot qui serait applau-
di, c’est qu’un tel siècle était digne de
<pb n="lxvij"/>
compassion ; et de ce siècle passant suc-
cessivement aux suivans jusqu'au nôtre,
on conclurait tout bas que nous seuls
avons le sens commun en partage : con-
clusion flatteuse trop reprochée aux
Français, mais qui renverse impercep-
tiblement le prétendu préjugé en faveur
de l’antiquité. A la vue de quantité
d’heureux traits, qu’on ne peut s’em-
pêcher d’admirer dans Aristophane,
peut-être plaindrait-on encore par
pitié un tel génie d’avoir eu affaire à
des sots. Mais dans quel siècle n’y en
a-t-il pas ? Et ne craignons-nous point
nous-mêmes que la postérité ne juge
de Molière et de son siècle, comme on
veut aujourd'hui juger d’Aristophane ?
Ménandre changea de goût et fut ap-
plaudi dans Athènes, mais dans Athè-
nes changée. Térence l’imita à Rome,
et mérita d’être préféré à Plaute, quoi-
<pb n="lxviij"/>
que César ne l'appelât qu’un demi-
Ménandre, parce qu’il paraissait man-
quer de cette vivacité et de cette force
qu’il nomme <hi rend="italic">vis comica</hi>. On s’est lassé
depuis du goût de Ménandre et de Té-
rence, à la vue de Molière, qui a paru
comme un nouvel astre en ouvrant une
nouvelle carrière. Et qui peut répon-
dre qu’en supposant les mêmes inter-
valles de temps qui se trouvent entre
ces quatre génies, il n’en naîtra pas
quelque autre, ou plutôt quelque goût
différent, qui fera tombe Molière à son
tour ? Sans aller plus loin, les Anglais
nos voisins ne le trouvent-ils pas un peu
froid ? Qu’ils aient raison ou non, c’est
une question à part. Tout ce que je pré-
tends, c’est qu’on devrait conclure ce
que je dis ; â savoir que les auteurs
comiques doivent vieillir comme les
modes, si l’on prend uniquement cha-
<pb n="lxix"/>
que siècle et chaque climat pour la rè-
gle souveraine du goût. Mais parlons
plus précisément, et, par une analyse
exacte, tâchons de discerner dans la
comédie même, soit d’Aristophane et
de Plaute, soit de Ménandre et de Té-
rence, soit de Molière et de ses con-
currens, s’il en a, ce qui ne vieillit
point, ce qui doit plaire dans tous les
siècles et chez toutes les nations.</p>
<p>Je dis dans la comédie même : ce qu’il
faut bien observer ; car il y a entre elle
et les autres oeuvres de littérature, sur-
tout la tragédie, une différence essen-
tielle que les ennemis de l’antiquité ne
veulent pas apercevoir, et que je vais
tâcher de rendre palpable.</p>
<p>Tous les ouvrages se sentent du siècle
où ils sont nés. Ils en portent l’em-
preinte. Les mœurs et les temps y sont
marqués par des traits ineffaçables. Si
<pb n="lxx"/>
l’on accorde que les plus beaux siècles
passés sont grossiers en comparaison et
au gré du nôtre, le procès des anciens
est fait, et il faudra convenir de la ru-
desse tant reprochée de nos jours à leurs
ouvrages. L’histoire seule semble être à
couvert de ce reproche. On n’ose s’a-
viser de dire au sujet d’Hérodote et de
Thucydide, de Tite-Live et de Tacite,
ce qu’on a dit sans façon d’Homère et
des poètes grecs ou latins. Pourquoi
cela ? C’est que l’histoire va droit à son
but en racontant les manières et les
mœurs des peuples, quelles qu’elles
puissent être. Elle est indépendante de
sa matière ; il ne reste qu’à examiner
son art. L’histoire de la Chine bien
écrite pourrait plaire autant aux Fran-
çais que celle de France. Il n’en est pas
de même des autres ouvrages d’esprit :
ils dépendent de leurs sujets, et par
<pb n="lxxj"/>
conséquent des mœurs et des manières
du temps· où ils ont été composés : du
moins c’est par là qu’on veut les envi-
sager. Chose injuste ; car, comme nous
l’avons dit bien des fois, tous les écri-
vains, par exemple les orateurs, et
surtout les poètes, sont peintres, et rien
de plus. Ils peignent la nature telle
qu’ils la voient, avec l’apanage de l’é-
ducation, qui la varie dans tous les temps
et tous les climats, sans la changer en-
tièrement. Mais on veut que leur succès
dépende en partie de leur matière, c’est-
à-dire de cet accessoire qu’on mesure
sur l’accessoire d’aujourd’hui. Suivant
ce préjugé, les orateurs sont plus dé-
pendans de leur matière que les histo-
riens, et les poètes plus que les ora-
teurs : aussi fait-on plus de grâce de
nos jours à Hérodote ou à Suétone qu’à
Démosthène ou à Cicéron, et plus aux
<pb n="lxxij"/>
uns et aux autres qu’à Homère ou à
Virgile. Cela va par degrés ; et pour
revenir au point dont nous sommes par-
tis, on fait, par la même raison imper-
ceptible, beaucoup moins grâce ou jus-
tice aux poètes tragiques qu’à tous
les autres. D’où vient ? C’est que leurs
peintures sont plus examinées du côté
de la matière que de l’art. Ainsi l’on
sifflera l’<hi rend="italic">Achille</hi> et l’<hi rend="italic">Hippolyte</hi> d’Euri-
pide, auprès de ceux de Racine, sans
considérer que ceux-ci seront peut-être
sifflés à leur tour dans un siècle plus
reculé, si l’on suit la même règle de ju-
ger en mesurant tout au siècle où l’on
vit.</p>
<p>Mais après tout, la tragédie n’ayant
pour objet que les passions, est beau-
coup moins exposée à la bizarrerie de
notre goût, qui veut tout régler sur
nos manières. Car quoique les passions
<pb n="lxxiij"/>
grecques soient souvent revêtues de
modes et d’usages qui nous choquent,
elles percent pourtant à travers ce voile,
quand elles sont bien touchées, comme
on ne peut nier qu’elles ne le soient
dans Eschyle, Sophocle et Euripide.
Le principal l’emporte donc sur l’ac-
cessoire. L’accessoire consiste dans les
mœurs, et les passions sont le principal.
Grecques ou françaises, il n’importe,
les passions se ressemblent plus par ce
qu’elles ont de commun dans tous les
temps, qu’elles ne diffèrent par ce
qu’elles contractent de particulier dans
chaque siècle. Nos trois poètes tragiques
en sont donc quittes pour quelques rail-
leries, qui retombent à plomb sur leur
siècle ; mais leur siècle et eux se trou-
vent bien dédommagés par l’admiration
qu’ou ne saurait refuser à leur art.</p>
<p>La comédie est beaucoup plus à
<pb n="lxxiv"/>
plaindre ; non-seulement son objet est
le ridicule, qui, par sa dépendance des
manières, change dans tous les temps
et chez toutes les nations, quoique pour
le fond il soit le même ; mais l’art co-
mique consiste encore à attraper ce ri-
dicule au gré des spectateurs présens et
non à venir. La comédie a beau attein-
dre son but et divertir le parterre pour
qui elle est faite ; si elle passe à la pos-
térité, comme dans un monde nouveau,
on ne la reconnaît plus : elle y devient
étrangère, parce qu’elle n’y trouve ni
les mêmes originaux, ni le même ridi-
cule, ni les mêmes spectateurs, mais
des lecteurs impitoyables qui lui font
un procès de les ennuyer après avoir
réjoui Athènes, Rome ou Paris : car la
thèse est générale, et enveloppe tous
les poètes et tous les âges. En un mot,
la comédie est l’esclave de sa matière
<pb n="lxxv"/>
et du goût régnant, servitude que n’é-
prouve pas la tragédie au même degré,
par la diversité bien comprise des ob-
jets de l’une et de l’autre. C’est pour
cela qu’en supposant dans tous les siè-
cles, des critiques comme il y en eut
toujours, qui mesurent tout au même
compas, la comédie d’Aristophane a
vieilli pour eux ; celle de Ménandre a
fait quelque temps leurs délices, et
quoique rajeunie à Rome, elle a enfin
éprouvé l’injure des ans ; la muse de
Molière a presque fait oublier l’une et
l’autre, et se tiendrait encore sur ses
brodequins, comme dit Boileau, si l’a-
vidité des choses nouvelles ne rendait à
la fin ennuyeux sur le théâtre ce qu’on
y a trop souvent admiré.</p>
<p>Ceux qui ont tâché de rendre leur
jugement indépendant des mœurs et des
usages, et il y en eut aussi toujours, n’ont
<pb n="lxxvj"/>
pas jugé si rigoureusement ni les au-
leurs ni les siècles. Ils ont senti que
tous les siècles polis se ressemblaient à
certains égards essentiels, ne différaient
que par certaines manières pour le
moins indifférentes, hormis la religion ;
que partout où régnait l’esprit, la po-
litesse, l’abondance et la liberté, on
voyait aussi régner un goût sûr et fin
qu’on n’exprime point, et qui se sent
par qui sait sentir ; qu’Athènes, cette
inventrice de tous les arts, cette mère
du goût romain et depuis universel,
n’était pas composée de bêtes ; qu’enfin
le siècle des grands hommes d’Athènes
et celui d’Auguste ayant toujours passé
pour des siècles privilégiés, quoiqu’on
y distinguât de mauvais auteurs, comme
en ce temps-ci, il fallait suspendre sa
critique et aller bride en main avant de
prononcer si facilement sur le mérite
<pb n="lxxvij"/>
des siècles et des auteurs loués univer-
sellement en fait de goût. Arrêtés par
cette considération si simple, ils ont
tâché de remonter à la source du goût,
et ils ont trouvé qu’il y a non-seule-
ment une beauté immuable de tous les
temps et de tous les pays, de même
qu’un sens commun qui ne vieillit
point, mais encore une sorte de beauté
qui change et qui varie, beauté dépen-
dante des conjonctures et des lieux,
beauté dont nous parlons, que l’une
ne se rencontre jamais sans un mélange
de l’autre, parce qu’il n’y a rien ici-
bas de parfait ; et que de ces deux cho-
ses réunies résulte ce qu’on appelle le
goût d’un siècle : j’entends toujours un
siècle spirituel et poli ; un siècle dont
les oeuvres laissent après lui un long
souvenir ; un siècle qu’on tâche d’i-
miter ou de critiquer, après en avoir
<pb n="lxxviij"/>
perdu la trace à force de révolutions.</p>
<p>Sur ce principe incontestable d’un
<hi rend="italic">beau</hi> universel et absolu, et d’un <hi rend="italic">beau</hi>
relatif et particulier, dont le mélange
ne se trouve que trop inégal de nos
jours, il est aisé d’apporter la raison
de nos divers jugemens sur les anciens,
particulièrement sur Aristophane. Con-
sidérons-le uniquement du côté des
beautés qui plaisaient aux Athéniens et
qui ne nous plaisent plus, nous le con-
damnerons sans même examiner si cette
espèce de beautés n’avait pas quelque-
fois sa source dans le vrai <hi rend="italic">beau</hi>, quoi-
qu’elle paraisse en sortir à force d’ètre
outrée. Nous ne lui saurons pas même
gré d’avoir fait rire le peuple le plus
raffiné qu’il y eût alors ; nous irons jus-
qu’à mettre ce peuple avec son atti-
cisme au rang des sauvages qu’il nous
plaît de dégrader, parce qu’ils n’ont en
<pb n="lxxix"/>
partage que l’innocence et le bon sens.
Mais n’avons-nous pas dans nos mœurs
même, plus polies,si l’on veut, ces
beautés de mode qu’on voit passer dans
les écrits comme dans le reste, ces beau-
tés si chères à notre amour-propre, mais
qui déplairont peut-être à nos neveux ?
Soyons plus équitables : laissons le <hi rend="italic">beau</hi>
relatif pour ce qu’il vaut dans chaque
siècle ; ou, si nous en voulons décider,
disons que ce qui s’en trouve dans Aris-
tophane, Ménandre et Molière, pouvait
être bien placé pour leur temps ; mais
qu’en le comparant au vrai <hi rend="italic">beau,</hi> cette
partie relative d’Aristophane était un
coloris outré, celle de Ménandre un
coloris trop faible, et celle de Molière
un vernis singulier composé de l’un et
de l’autre, ou plutôt inimitable, sans
paraître imité, mais toujours dépendant
des années qui l’altèreront peu à peu, à
<pb n="lxxx"/>
mesure que nos idées, que nous voyons
changer tous les jours, se trouveront
sensiblement changées. Eh ! ne le sont-
elles pas considérablement depuis Mo-
lière ? S’il revenait au monde, il lui
faudrait presque tenter de nouvelles
routes.</p>
<p>A l’égard des beautés inaltérables,
dont la comédie est beaucoup moins
susceptible que la tragédie, s’il est ques-
tion d’en prononcer, ne mettons pas
aisément Aristophane et Plaute au-
dessous de Ménandre et de Térence.
Balançons même, avec Despréaux, à
préférer le comique français aux co-
miques grecs et latins. Donnons seule-
ment avec lui la grande règle de plaire
en tout siècle, et le dénouement de
toutes les difficultés sur la préférence :
cette règle et ce dénouement ne sont
autres que le but de la comédie :
<pb n="lxxxj"/>
Étudiez la cour, et connaissez la ville :
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.
C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.</p>
<p>Boileau, <hi rend="italic">Art poét,</hi> ch. III.</p>
<p>Véritablement, Aristophane et Plaute
ont fait cette indigne alliance, et beau-
coup plus que Molière : c’est en cela
qu’il faut les blâmer. Ce qui plaisait
alors à Athènes et à Rome n’était qu’une
beauté passagère, qui n’avait pas un
fondement légitime sur la vraie beauté.
Aussi ce goût changea-t-il. Mais si
nous condamnons en ceci leur siècle,
quel siècle ne mérite pas d’être con-
damné ? Rapportons tout au goût uni-
versel, et nous trouverons dans Aristo-
<pb n="lxxxij"/>
phane autant pour le moins à estimer
qu’à censurer.</p>
<p>Mais avant que de passer à ses œu-
vres, on me pardonnera encore quel-
ques réflexions sur le parallèle de la
tragédie et de la comédie. La première,
quoique différente selon les temps et
les poètes, est uniforme par sa nature,
étant fondée sur les passions, qui ne
varient jamais. Il n’en est pas ainsi de
la seconde. Quelque différence qu’on
trouve entre Eschyle, Sophocle et Eu-
ripide, entre Corneille et Racine, entre
les Français et les Grecs, on n’en trou-
vera pas assez pour établir diverses es-
pèces de tragédies. Les œuvres de ces
grands maîtres sont en quelque sorte
semblables aux Néréides, dont Ovide
dit ingénieusement, « qu’elles avaient
« un air, non pas à la vérité le même,
« mais tel qu’il laissait aisément re-
<pb n="lxxxiij"/>
« connaître qu’elles étaient sœurs. »</p>
<ab>
<seg>
<hi rend="italic">Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualem decet esse soro-
Rum</hi>.</seg>
</ab>
<p>La raison est que les mêmes passions
en sont l’âme et le jeu. A l’égard des
comédies d’Aristophane et de Plaute,
de Ménandre et de Térence, de Mo-
lière et de ses imitateurs, si on les con-
fronte entre elles, on trouvera à la
vérité quelque air de famille, s’il est
permis de pousser cette comparaison,
mais beaucoup moins marqué, à cause
de la différence que contractent le ri-
dicule et le plaisant, quant aux ma-
nières de chaque siècle. On ne les pren-
dra pas pour sœurs, mais au plus pour
parentes éloignées. La muse d’Aristo-
phane et de Plaute, à la bien définir,
est une bacchante, pour ne rien dire
de pis, dont la langue médisante est
<pb n="lxxxiv"/>
détrempée de fiel, et dont le poison
dangereux ressemble à celui de l’aspic
et de la vipère, mais dont les saillies
malignes et les caprices ingénieux por-
tent plus tôt leur coup qu’on ne s’en est
aperçu. La muse de Térence, et par
conséquent celle de Ménandre, est une
beauté simple et sans fard, mais en-
jouée, dont les traits sont plus fins que
frappans, plus doux que forts, plus
naïfs et plus modestes que grands et
fiers, mais toujours infiniment natu-
rels.
Ce n’est pas un portrait, une image semblable :
C’est un fils, un amant, un père véritable.</p>
<p>Quant à la muse de Molière, elle
n’est pas toujours vêtue en bourgeoise
républicaine, comme celle des Grecs et
des Latins ; elle prend souvent des airs
de qualité, et sort de son état jusqu’à
se parer avec grâce des plus brillans
<pb n="lxxxv"/>
atours. Elle mêle toujours, dans ses
manières, de l’élégance au badinage,
de la force à la délicatesse, de la gran-
deur et de la fierté même à la naïveté
et à la modestie. Si quelquefois, en fa-
veur du peuple, elle s’émancipe à ad-
mettre la mascarade, ce sont des mo-
mens de folle joie dont elle revient
bientôt, et qui durent aussi peu que
ceux d’une légère ivresse. La première
peut être peinte entourée de petits sa-
tyres, les uns bouffons, les autres dé-
licats ; mais tous extrêmement libres et
malins, véritables singes toujours prêts
à rire en face et à montrer au doigt
l’honnête homme confondu avec le scé-
lérat. On peindrait bien la seconde en-
vironnée de génies dont l’enfance est
pleine d’agrémens et de candeur, que
la nature seule a instruits à plaire, et
dont le langage emmiellé est d’autant
<pb n="lxxxvj"/>
plus attrayant, qu’on est moins tenté
de s’en défier. Les ris délicats de la
cour, et ceux de la ville un peu plus
folâtres, semblent accompagner la der-
nière, et s’en être rendus inséparables.
Toutefois refusera-t-on à la muse d’A-
ristophane ou de Plaute, l’avantage
d’être plus vive, plus animée, plus
inventive ? A celle de Ménandre ou de
Térence, la gloire d’être plus naturelle
et plus réservée ? Enfin à celle de Mo-
lière l’heureux secret d’avoir allié tout
le sel des deux premières à un art sin-
gulier qui leur était inconnu ? Rendons
à ces trois sortes de mérite la justice
qui leur est due. Séparons dans chacun
d’eux l’or pur et véritable d’avec le faux
or, sans approuver ni condamner en
tout ni les uns ni les autres. S’il faut
enfin prononcer sur le goût général de
leurs ouvrages, convenons que celui
<pb n="lxxxvij"/>
de Ménandre, de Térence et de Mo-
lière, plaira plus sans contredit aux
honnêtes gens, et par conséquent qu’il
approche plus de la vraie beauté, ou
qu’il est moins mélangé de beautés pu-
rement relatives, que celui d’Aristo-
phane et de Plaute.</p>
<p>En distinguant la comédie par les
sujets, nous en avons trouvé trois sortes
chez les Grecs, et autant chez les La-
tins, en la distinguant comme eux par
les habits : de plus, en la distinguant
par les auteurs et les temps, nous ve-
nons d’en voir trois espèces ; mais nous
en verrons encore trois autres classes,
si nous voulons nous arrêter plus parti-
culièrement à sa matière. Comme le but
et les règles générales de toutes ces es-
pèces de comédies sont les mêmes, il
ne sera peut-être pas hors de propos
de se les remettre sous les yeux en rac-
<pb n="lxxxix"/>
« les actions de la vie ont leur beau et
« leur mauvais côté, leur plaisant et
« leur sérieux. Mais Aristote, qui donne
« des préceptes pour faire pleurer, n’en
« donne point pour faire rire. Cela vient
« purement du génie : l’art et la mé-
« thode y ont peu de part : c’est l’ou-
« vrage du pur naturel. Les Espagnols
« ont le génie de voir le ridicule des
« choses bien mieux que nous. Les Ita-
« liens, qui sont naturellement comé-
« diens, l’expriment mieux : leur langue
« y est plus propre que la nôtre, par
« l’air badin qu’elle a de dire ce qu’elle
« dit. La nôtre peut en devenir capable
« quand elle sera encore plus perfec-
« tionnée. Enfin ce tour agréable, cet
« enjouement qui sait soutenir la dé-
« licatesse de son caractère, sans tom-
« ber dans la froideur ni dans la bouf-
« fonnerie, cette raillerie fine qui est
<pb n="lxxviij"/>
courci, avant que d’exposer la dernière
division dont je viens de parler. Je ne
puis mieux faire à ce sujet, que de
transcrire ici la vingt-cinquième ré-
flexion du P. Rapin sur la poétique en
particulier.</p>
<p>« La comédie, dit-il<hi rend="superscript">1</hi>, est une image
« de la vie commune. Sa fin est de mon-
« trer sur le théâtre les défauts des par-
« ticuliers pour guérir les défauts du
« public, et de corriger le peuple par
« la crainte d’étre moqué. Ainsi le ridi-
« cule est ce qu’il y a de plus essentiel
« à la comédie. Il y a un ridicule dans
« les paroles et un ridicule dans les
« choses, un ridicule honnête et un
« ridicule bouffon. C’est un don pure-
« ment de la nature que de trouver le
« ridicule de chaque chose. Car toutes
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Réflex, sur la Poét.,</hi> p. 154. Paris, 1684.</note>
<pb n="1xxxix"/>
« les actions de la vie ont leur beau et
« leur mauvais côté, leur plaisant et
« leur sérieux. Mais Aristote, qui donne
« des préceptes pour faire pleurer, n’en
« donne point pour faire rire. Cela vient
« purement du génie : l’art et la mé-
« thode y ont peu de part : c’est l’ou-
« vrage du pur naturel. Les Espagnols
« ont le génie de voir le ridicule des
« choses bien mieux que nous. Les Ita-
« liens, qui sont naturellement comé-
« diens, l’expriment mieux : leur langue
« y est plus propre que la nôtre, par
« l’air badin qu’elle a de dire ce qu’elle
« dit. La nôtre peut en devenir capable
« quand elle sera encore plus perfec-
« tionnée. Enfin ce tour agréable, cet
« enjouement qui sait soutenir la dé-
« licatesse de son caractère, sans tom-
« ber dans la froideur ni dans la bouf-
« fonnerie, cette raillerie fine qui est
<pb n="xc"/>
« la fleur du bel esprit, est le talent que
« demande la comédie. Il faut toutefois
« observer que le vrai ridicule de l’art
« qu’on cherche sur le théâtre, ne doit
« être que la copie du ridicule qui est
« dans la nature. La comédie est comme
« elle doit être, quand on croit se trou-
« ver dans une compagnie du quartier
« ou dans une assemblée de famille,
« étant au théâtre, et qu’on n’y voit
« que ce qu’on voit dans le monde. Car
« elle ne vaut du tout rien, des qu’on
« ne s’y reconnaît point, et dés qu’on
« n’y voit pas ses manières et celles des
« personnes avec qui l’on vit. Ménandre
« n’a réussi que par la parmi les Grecs,
« et les Romains pensaient être en con-
« versation, quand ils assistaient aux
« comédies de Térence ; car ils n’y trou-
« vaient rien que ce qu’ils avaient cou-
« tume de trouver dans les compagnies
<pb n="xcj"/>
« ordinaires. C’est le grand art de la
« comédie, de s’attacher à la nature
« et de n’en sortir jamais ; d’avoir des
« sentimens communs et des expres-
« sions qui soient à la portée de tout le
« monde ; car il faut bien se mettre
« dans l’esprit que les traits les plus
« grossiers de la nature, quels qu’ils
« soient, plaisent toujours davantage
« que les plus délicats, qui sont hors
« du naturel. Néanmoins les termes bas
« et vulgaires ne doivent pas être per-
« mis sur le théâtre, s’ils ne sont sou
« tenus de quelque sorte d’esprit. Les
« proverbes et les bons mots du peuple
« n’y doivent pas aussi être soufferts,
« s’ils n’ont quelque sens plaisant et
« s’ils ne sont naturels.</p>
<p>« Voilà le principe le plus universel
« de la comédie : par là, tout ce qu’elle
« représente ne peut manquer de plaire,
<pb n="xcij"/>
« et sans cela rien ne plaît. Ce n’est
« qu’en s’attachant à la nature qu’on
« parvient à exprimer la vraisemblance,
« qui est le seul guide infaillible qu’on
« puisse suivre au théâtre. Sans la vrai-
« semblance tout est défectueux ; avec
« elle tout est beau : on ne s’égare ja-
« mais en la suivant, et les défauts les
« plus ordinaires de la comédie vien-
« nent de ce que les bienséances n’y
« sont pas gardées, ni les incidens assez
« préparés. Il faut même bien prendre
« garde que les couleurs dont on se sert
« pour préparer les incidens n’aient rien
« de grossier, pour laisser au spectateur
« le plaisir de trouver lui-même ce
« qu’elles signifient. Mais le faible le
« plus ordinaire de nos comédies est le
« dénouement : on n’y réussit presque
« jamais, par la difficulté qu’il y a de
« dénouer heureusement ce qu’on a
<pb n="xciij"/>
« noué. Il est aisé de lier une intrigue,
« c’est l’ouvrage de l’imagination ; mais
« le dénouement est l’ouvrage tout pur
« du jugement : c’est ce qui en rend le
« succès difficile. Et si l’on veut y faire
« un peu de réflexion, on trouvera que
« le défaut le plus universel des comé-
« dies est que la catastrophe n’en est
« pas naturelle. Il reste à examiner si
« l’on peut faire dans la comédie des
« images plus grandes que le naturel,
« pour toucher davantage l’esprit des
« spectateurs par de plus grands traits
«et par des impressions plus fortes ;
« c’est-à-dire, si le poète peut faire un
« avare plus avare, et un fâcheux plus
« impertinent et plus incommode qu’il
« n’est ordinairement. A quoi je ré-
« ponds que Plaute, qui voulait plaire
« au peuple, l’a fait ainsi ; mais Té-
« rence, qui voulait plaire aux honnêtes
<pb n="xciv"/>
« gens, se renfermait dlans les bornes
« de la nature, et il représentait les
« vices sans les grossir et sans les aug-
« menter. Toutefois ces caractères ou-
« très, comme celui du <hi rend="italic">Bourgeois gentil-</hi>
« <hi rend="italic">homme</hi> et celui du <hi rend="italic">Malade imaginaire</hi>
« de Molière, n’ont pas laissé de réus-
« sir depuis peu à la cour, où l’on
« est si délicat ; mais tout y est bien
« reçu, jusqu’aux divertissemens de
« province, quand ils ont quelque air
« de plaisanterie ; car on y aime à rire
« plus qu’à admirer. Ce sont là les rè-
« gles les plus importantes de la co-
« médie. »</p>
<p>Ces règles sont véritablement com-
munes aux trois sortes que j’imagine ;
mais il est essentiel de bien distinguer
toutes les trois, et je le fais par leur
matière, qui ne laisse pas de diversifier
nn peu leur art. La vieille et la moyenne
<pb n="xcxv"/>
comédie représentent naïvement des
aventures véritables. De la même façon
quelques traitsd’histoire ou de fable peu-
vent former un ordre de comédies qui
lui ressemble, sans en avoir les défauts ;
tel est l’<hi rend="italic">Amphitryon.</hi> Combien d’histo-
riettes morales, combien d’aventures
anciennes et nouvelles, combien de pe-
tites fables d’Esope, de Phèdre, de La
Fontaine, ou de quelque ancien poète,
ne fourniraient pas de jolis spectacles,
si tout cela étais mis en œuvre par d’ha-
biles mains ! Et n’en a-t-on pas vu qui
ont réussi dans ce genre, comme <hi rend="italic">Timon</hi>
<hi rend="italic">le misanthrope ?</hi> C’est proprement les Ita-
liens que cette espèce regarde. L’ancien
spectacle nommé <hi rend="italic">satyrique,</hi> à cause des
satyres qui y jouaient leur rôle, et
dont nous n’avons d’autre exemple que
<hi rend="italic">le Cyclope</hi> d’Euripide, a donné lieu
sans doute aux comédies pastorales, que
<pb n="xcxvj"/>
nous devons principalement à l’Italie,
et qu’elle cultive beaucoup plus que la
France. C’est toutefois une sorte de
spectacle qui aurait son agrément, s’il
était louché avec élégance et sans bas-
sesse : c’est l’idylle mise en action.
Enfin, la nouvelle comédie inventée
par Ménandre a produit ce qu’on ap-
pelle aujourd’hui comédie proprement
dite. C’est celle qui roule sur des por-
traits généraux de la vie commune et
sur des aventures et des noms supposés,
soit de ville, soit de cour. Cette troisième
espèce est incontestablement la plus
noble et la plus autorisée par l’usage.
Aussi est-elle la plus difficile à exécu-
ter, parce que tout y est de pure in-
vention, sans que le poète soit soutenu
par des traits et des personnages con-
nus, comme l’est toujours le poète tra-
gique. Qui sait même si à force de ré-
<pb n="xcvij"/>
flexions on n’inventerait pas encore
quelque autre sorte de spectacle comi-
que tout différent des trois que je viens
de dire, tant la comédie est féconde !
Mais sa carrière n’est déjà que trop
vaste, pour l’engager à découvrir de
nouvelles lices ; et dans un champ où
l’on fait tant de faux pas, rien n’est si
périlleux que la nouveauté mal enten-
due. C’est un écucil où l’on n’a que
trop échoué eu tout genre, à commen-
cer par la grammaire et la langue. Il
vaut mieux chercher la nouveauté dans
la manière de dire les choses commu-
nes, que dans des idées extraordinaires
où l’on se perd souvent. Le mauvais
succès de l’espèce bizarre de la tragi-
comédie, espèce monstrueuse lout-à-
fait inconnue aux anciens, prouve assez
le danger de la nouveauté en cette ma-
tière.</p>
<pb n="xcviij"/>
<p>Pour achever le parallèle de la co-
médie et de la tragédie, on pourrait
réveiller une question plus souvent pro-
posée que bien décidée, et aussi inté-
ressante qu’elle est commune ; à savoir
lequel de ces deux genres est le plus
aisé ou le plus difficile à remplir dans
l’exécution. Je n’aurai pas la témérité
de résoudre entièrement un problème
sur lequel tant de grands génies n’ont
osé nettement prononcer avant moi :
mais s’il est permis à tout homme qui
se mêle de littérature d’exposer ses rai-
sons pour et contre sur tout ouvrage
d’esprit considéré uniquement comme
tel, sans égard à l’utilité ou à l’abus,
je déduirai en peu de mots les mien-
nes, que je puise dans la nature des
deux spectacles et des talens qu’ils
exigent. Horace se propose une ques-
tion à peu près de la même espèce,
<pb n="xcix"/>
qu’il résout de la manière qu’on va
voir :</p>
<ab>
<seg>
<hi rend="italic">Natud fieret laudabile carmen, an arte,
Quœsitum est. Ego nec studium sine divite
vend,
Nec rude quid possit video ingenium ; alte-
rius sic
Altera poscit opem res, conjurat amicè</hi>.
Horace, <hi rend="italic">Art poét.,</hi> v. 408.</seg>
</ab>
<p>« On a demandé si un bon poème était
« l’ouvrage de l’art ou de la nature.
« Pour moi, je ne vois pas ce que l’é-
« tude peut faire d’excellent sans le
« génie, ni le génie sans l’étude. L’un
« a besoin de l’autre, et leur succès dé-
« pend de leur bonne intelligence. »
Si l’on suivait le biais que prend Horace
pour prononcer, par manière d’accom-
modement, il serait aisé de dire tout
d’un coup qu’en supposant deux génies
égaux, l’un tourné au tragique et l’autre
<pb n="c"/>
au comique, supposant encore une
égalité parfaite dans l’un et l’autre
art, l’un serait aussi facile, ou, si l’on
veut, aussi difficile que l’autre ; mais
cela ne satisfait pas, comme dans la
question d’Horace, qui est toute simple ;
car personne ne peut douter que le ta-
lent et le travail ne contribuent de con-
cert aux bonnes choses, surtout à la
bonne poésie ; mais s’il était question
de mettre dans la balance le talent et
l’étude, afin de prononcer lequel des
deux doit plus mettre du sien pour for-
mer un bon ouvrage, le problème de-
viendrait plus curieux, et peut-être
serait-il assez difficilement résolu. En
effet, quoique la nature doive faire
une grande partie des frais en fait de
vers, nous ne voyons pourtant de vers
un peu durables que ceux qui sont
extrêmement corrects. Il y aurait même
<pb n="cj"/>
à parler en faveur de la correction. Eh !
ignore-t-on que Virgile, avec moins
de génie qu’Ovide, est pourtant plus
précieux aux personnes qui ont le dis-
cernement fin ? Sans aller si loin, l’Ho-
race de nos jours, ce Boileau qui pro-
duisait avec tant de peine, qui demandait
à Molière où il trouvait si aisément la
rime, qui disait :</p>
<ab>
<seg>Si j’écris quatre mots, j’en effacerai trois,</seg>
</ab>
<p>n’a-t-il pas acquis, par ses vers limés
et mille fois remis sur l’enclume, la
préférence sur ceux de ce même Mo-
lière, si naturels d’ailleurs et sortis
d’un génie si fécond ? Horace pensait
bien lui-même ainsi,lui qui, en donnant
des leçons de poésie aux écrivains de
son siècle, leur dit nettement que Rome
l’emporterait sur toutes les nations par
le talent d’écrire, comme par les armes,
<pb n="cij"/>
si les poètes ne redoutaient la gêne, le
courage et le temps nécessaires pour
limer leurs pièces. Tout poème lui pa-
raissait répréhensible s’il n’avait été
remis dix fois sur le métier ; encore vou-
lait-il qu’on le tînt neuf ans caché,
comme l’enfant l’est neuf mois dans le
sein de sa mère, afin de modérer l’im-
patience naturelle qui se joint à l’a-
mour-propre et à la paresse pour dé-
guiser les défauts ; tant il est véritable
que la correction est la pierre de touche
des écrits !</p>
<p>Or, la question proposée revient à la
comparaison que je viens de faire entre
le talent et la correction, puisqu’il s’a-
git d’une comparaison entre le plus ou
le moins de difficulté à faire une tra-
gédie ou une comédie. C’est pourquoi,
de même que la nature et l’étude pou-
vant concourir plus ou moins à faire
<pb n="ciij"/>
un poète, on doit balancer l’un et l’au-
tre : de même si l’on veut comparer les
efforts de deux esprits en deux genres
différens, il faut peser le talent de part
et d’autre du côté des auteurs, et le
plus ou moins d’obstacles du coté des
ouvrages.</p>
<p>Que les talens, soit le tragique, soit
le comique, doivent être très-différens,
il n’y a pas de difficulté. Il est pour
toutes choses un tour d’esprit qu’on ne
se donne point, pur don de la nature,
don exquis en toute matière, et qui dé-
termine ceux qui l’ont reçu à suivre
presque malgré eux un goût qui les
maîtrise.</p>
<p>Pascal sentit dès l’enfance qu’il était
né géomètre, et Van-Dyck qu’il était
né peintre. Quelquefois, à la vérité, ce
sentiment intérieur ne se découvre pas
si nettement ; mais il est rare de trouver
<pb n="civ"/>
des Corneilles qui aient long-temps igno-
ré qu’ils fussent poètes. P. Corneille,
après avoir entrevu son talent, tâtonna
long-temps pour savoir de quel côté il
le guidait. Il essaya d’abord la comédie,
dans un siècle où elle était si grossière
en France, qu’elle ne pouvait plaire
aux honnêtes gens. Il la métamorphosa
du premier coup d’essai. <hi rend="italic">Mélite</hi> plut si
fort, étant parée de ses mains, qu’elle
fonda une nouvelle espèce de comédie
et de comédiens. Ce succès,qui encou-
rageait Corneille à poursuivre cette
sorte de comique, qu’il avait imaginée
le premier, ne lui laissait pas lieu de
soupçonner qu’il dût enfanter un jour
les chefs-d’œuvre tragiques que sa muse
étala depuis avec tant d’éclat. Il soup-
çonnait encore moins que, quoique ses
pièces comiques fussent extrêmement à
la mode, faute de mieux, il dût paraître
<pb n="cv"/>
un autre génie <hi rend="superscript">1</hi> formé par la comédie
grecque et latine, qui, en faisant lui-
même de nouveaux progrès, ferait bien-
tôt éclipser ce genre de comédie de
mode à laquelle Corneille croyait de-
voir consacrer son talent comme à son
idole. Il s’avisa enfin de produire le
<hi rend="italic">Cid</hi> après <hi rend="italic">Médée,</hi> et par cet élan ex-
traordinaire de son génie, il reconnut,
quoique tard, que la nature ne lui avait
marqué d’autre carrière à courir que
celle des Sophocles. Heureux génie,
qui, sans imitation et sans règles, sut
d’abord s’élever à un si haut vol ! De-
venu aigle, pour ainsi parler, il n’a-
bandonna plus la route qu’il s’était tra-
cée au-dessus des esprits de son siècle.
Il retint pourtant quelques vestiges du
faux goût qui infectait toute la nation ;
<note type="footnote">1 Molière.</note>
<pb n="cvj"/>
mais en cela même il fut admirable,
puisqu’il vint à bout de le changer en-
tièrement, soit par les réflexions qu’il
fit, soit par celles qu’il donna lieu de
faire. En un mot, Corneille était né
pour la tragédie, comme Molière pour
la comédie. A la vérité, celui-ci connut
plus tôt son talent que celui-là, et ne
fut pas moins heureux à se faire ap-
plaudir, quoique souvent</p>
<ab>
<seg>
L'ignorance et l’erreur, à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Vinssent pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouer la tête à l’endroit le plus beau.</seg>
</ab>
<p>Mais sans avoir égard au temps où l’un
et l’autre connut ce dont il était capa-
ble, supposons le talent tragique et le
talent comique aussi égaux dans ces
deux poètes qu’ils sont différens dans
leur nature ; il n’y aura plus qu’à faire
un parallèle des difficultés inégales de
<pb n="cvij"/>
leur art, et une compensation de celles
qui paraîtront communes.</p>
<p>Il semble : 1° que le pèote tragique
a l’avantage du sujet, que n’a pas le
comique ; car le premier tire son sujet
de l’histoire, et le second est contraint
de le créer, comme nous l’avons déjà
dit, au moins pour la comédie noble et
relevée. Or, il n’est pas si aisé qu’on
penserait bien de trouver des sujets
comiques capables de recevoir une
forme agréable et nouvelle ; au lieu que
l’histoire est une source, sinon inta-
rissable, du moins assez féconde pour
ne pas laisser les talens à sec. Il est
vrai que l’invention paraît avoir un
plus grand champ que l’histoire. Les
faits véritables sont limités à un nom-
bre assez restreint. Les faits qu’on a
droit de feindre peuvent aller à l’infini ;
mais quand l’invention l’emporterait
<pb n="cviij"/>
de ce côté-là, comptera-t-on pour rien
la difficulté d’inventer ? Faire une tra-
gédie,. c’est rassembler des matériaux
et les mettre en œuvre comme un ha-
bile architecte ; mais faire une comé-
die, n’est-ce point bâtir en l’air comme
le disait et le faisait Ésope ? Vainement
d’ailleurs vanterait-on le champ de
l’invention, comme étant aussi étendu
que celui des souhaits. Tout est borné,
et l’esprit de l’homme l’est pour le
moins autant que le reste. De plus, il
faut inventer, mais conformément à la
nature. Or, les caractères bien marqués
de la nature sont eux-mêmes très-
bornés. Molière a saisi les principaux
traits du ridicule. En choisira-t-on de
moins forts ? On courra risque d’être
froid. Quand une comédie compte,
pour s’animer, sur des personnages su-
balternes, elle hasarde extrêmement.
<pb n="cix"/>
Un tableau doit tirer tout son feu de
son principal personnage, et non pas
des groupes : de même une comédie,
pour être bonne, se soutient plus par
un caractère dominant que par des
rôles subalternes.</p>
<p>Les caractères tragiques, au contraire,
sont sans nombre, non que les traits
généraux n’en soient limités : dissimu-
lation, jalousie, politique, ambition,
soif de régner, autres intérêts de cœur ;
mais ces passions se varient à l’infini,
et prennent mille formes différentes
dans les diverses situations que fournit
l'histoire ; formes qui se rendront tou-
jours nouvelles tant qu’on fera des
tragédies. Ainsi, le dissimulé, le ja-
loux Mithridate, si heureusement peint
par Racine, n’empêchera pas un poète
de faire un Tibère jaloux et dissi-
mulé. Le violent Achille laissera lieu
<pb n="cx"/>
au tableau du violent Alexandre, etc.</p>
<p>En est-il de même de l’avarice, de
la sotte vanité, de l’hypocrisie et des
autres vices pris du côté du ridicule ?
Non pas, à beaucoup près. On aura
plutôt doublé et triplé toutes les tra-
gédies de nos poètes célèbres, et re-
manié tous leurs sujets, comme on a
fait <hi rend="italic">Sophonisbe</hi> et <hi rend="italic">OEdipe,</hi> qu’on n’aura
osé remettre sur la scène des comédies
en cinq actes sur un avare, un bour-
geois gentilhomme, un tartufe, et les
autres sujets trop connus. Quoi done !
ces vices populaires seraient-ils moins
propres à se diversifier que les pas-
sions et les vices héroïques, si j’ose
user de ce terme ? Les uns changent-ils
plus que les autres, suivant les con-
jonctures ? Non, certes ; mais étant ré-
pétés dans les comédies, ils seraient
moins marqués, moins précis, moins
<pb n="cxj"/>
vifs, et par conséquent moins applau-
dis. Le ridicule et le plaisant veulent
être plus frappés que l’héroïque et le
passionné, qui se soutiennent assez par
eux-mémes. De plus, quand ces deux
choses si dissemblables pourraient éga-
lement se varier et se soutenir, ce qui
n’est pas, la comédie, sur le pied
qu’elle est aujourd’hui, subsiste par les
caractères et par les incidens. Or, il
n’y a que les incidens qui diversifient
les caractères, soit sur le théâtre du
monde, soit sur le théâtre comique.
La comédie, au point où l’a portée Mo-
lière, ressemble aux portraits qu’a tra-
cés le célèbre La Bruyère. Oserait-on
les refaire après lui, sans s’exposer au
sort de ceux qui ont osé les continuer ?
Qu’ajouter, par exemple, à son <hi rend="italic">Dis-</hi>
<hi rend="italic">trait ?</hi> Le mettra-t-on en d’autres cir-
constances ? Ce seront toujours les mê-
<pb n="cxij"/>
mes traits de distraction ; et il n’y a
que ces traits saillans qui soient pro-
pres à la comédie, dont le but est de
peindre d’après nature, mais vivement
et fortement, comme Callot dans ses
dessins. Si la comédie était encore
parmi nous, comme elle l’est chez les
Espagnols, une espèce de roman com-
posé de beaucoup d’incidens et d’intri-
gues qui se brouillent et se dénouent
avec surprise ; si elle était telle à peu
près que celle que suivit Corneille de
son temps ; si même elle s’était tou-
jours bornée à ne peindre, comme celle
de Térence, que les portraits communs
qu’offre la simple nature, des pères,
des fils, des rivaux, malgré l’unifor-
mité qui y règnerait toujours, ainsi
que dans les six comédies de Térence,
et apparemment dans celles de Mé-
nandre, qu’il imita en ses quatre pre-
<pb n="cxiij"/>
mières pièces, on se sauverait du moins
ou par la variété des incidens et des
intrigues à l’espagnole, ou par la ré-
pétition des mêmes caractères de la
nature, à la façon de Térence ; mais
ce n’est plus aujourd’hui cela : on veut
des portraits nouveaux, et rien davan-
tage. La multiplicité des incidens et le
pénible effort d’une intrigue ne sont
plus un asile permis à la faiblesse des
talens, qui s’en accommoderaient beau-
coup mieux, ni au goût de la comédie,
qui veut un air moins embarrassé. Li-
bre et aisée dans ses manières, elle ne
souffre rien de romanesque. Elle laisse
tout cet attirail aux <hi rend="italic">Nouvelles</hi> ou petits
romans qui ont amusé le siècle passé.
Elle ne souffre que des masques res-
semblans qui se succèdent tour à tour
sans gêne, et presque sans apparence
d’apprêt. Racine même, sur les pas
<pb n="cxiv"/>
des Grecs, ne nous a-t-il pas instruits
à donner cet air simple et peu apprêté
à la tragédie ? N’a-t-il pas tâché de
la débarrasser de ce grand nombre d’in-
cidens, qui font une étude d’un di-
vertissement pour les spectateurs, et
qui marquent moins de fécondité que
peu de goût dans les poètes ? Mais,
quoi qu’il ait pu faire et que l’on fasse
pour la simplifier, elle aura toujours
sur la comédie l’avantage du nombre
des sujets, parce qu’elle est plus sus-
ceptible de situations et d’événemens
que la comédie, Or, les événemens
et les situations varient les caractères
et les rendent nouveaux. Un avare
pris d’après nature sera toujours l’a-
vare de Plaute ou de Molière ; mais
un Néron ou un prince tel que lui
ne sera pas toujours le Néron de Ra-
cine. Le peu d’intrigue que souffre la.
<pb n="cxv"/>
comédie ne changera pas assez l’un
pour en faire un nouveau portrait, et
les grands projets de la tragédie chan-
geraient assez l’autre pour en faire un
caractère tout neuf.</p>
<p>2° Mais, outre les sujets, n’y a-t-il
pas encore beaucoup à dire sur le but
de l’un et de l’autre spectacle ? L’un
veut toucher, l’autre réjouir ; et lequel
des deux est le plus aisé ? A bien pé-
nétrer ces deux fins, toucher, c’est
frapper les ressorts du cœur qui sont
les plus naturels, la crainte et la pitié ;
rejouir, c’est porter à rire : chose
très-naturelle à la vérité, mais plus
délicate. L’honnête homme et le pay-
san ont le cœur sensible et humain :
il n’y a que le plus ou le moins ; mais
ils sont hommes enfin, et leur cœur est
mû par les mêmes touches. Ils aiment
aussi à sortir d’eux-mêmes, à s’épa-
<pb n="cxvj"/>
nouir et s’égayer : mais les ressorts
qu’il faut toucher pour cela ne sont
pas les mêmes dans le paysan et dans
l’honnête homme. Les passions ne dé-
pendent que de l’humanité ; le rire
dépend de l’éducation. Le paysan rira
d’une équivoque grossière, et l’hon-
nête homme ne se décidera que pour
un trait délicat. Les spectateurs, pour
peu qu’ils aient de connaissances, sont
presque tous réduits au même niveau
pour le tragique ; mais ils font trois
classes au moins quant au comique, le
peuple, les savans et la cour. Si tout
le monde est peuple en certaines cho-
ses, il ne l’est guère en ce genre.
Quoi qu’en dise le P. Rapin, on ad-
mire plus volontiers encore qu’on ne
rit. Tout homme qui a le sentiment un
peu fin rit aussi peu que le sage
admire peu ; car il ne faut compter
<pb n="cxvij"/>
pour rien des ris qui ne sont rien moins
que naturels, et qu’on accorde à la
complaisance, au respect, à l’intérêt,
à la flatterie, à la bonne humeur, tels
que ceux qui échappent aux prétendus
bons mots qui se disent dans les com-
pagnies. Ceux du théâtre sont d’un
autre aloi. Tout spectateur ou tout lec-
teur se fait juge d’un bon mot, et ne
le mesure qu’à sa condition ou à sa
portée. Or, la portée et la condition
de chaque homme mettent une grande
différence dans les choses capables de
le réjouir. Si donc ou regarde le but
du poète, soit tragique, soit comique,
celui-ci doit être bien plus embarrassé
que celui-là, sans préjudice des diffi-
cultés communes et inséparables de
leur art, qui consiste à toucher ou à
réjouir le grand nombre. Le premier
n’a guère qu’à se replier sur lui˗même,
<pb n="cxviij"/>
pour y puiser dans son cœur des sen-
timens qu’il est assuré de faire entrer
dans tous les cœurs, s’il les a trouvés
dans le sien. Le second doit se multi-
plier et se reproduire presque en autant
de personnes qu’il en veut avoir à con-
tenter et à divertir.</p>
<p>Dira-t-on que les talens étant sup-
posés égaux, et le succès dépendant
du seul talent, la chose est également
facile ou difficile des deux côtés pour
les auteurs ? L’objection est frivole ; car
la question reviendra au même, qui
sera de savoir lequel des deux talens
est préférable et le plus rare. Si l’on
procédait par voie d’exemples et non
de raisonnemens, la question serait,
ce me semble, décidée à l’avantage du
comique.</p>
<p>Dira-t-on qu’à prendre la chose du
côte de l’art, il faut bien plus de mé—
<pb n="cxix"/>
ditations profondes pour construire un
plan juste et simple, pour amener
d’heureuses surprises, sans qu’il y pa-
raisse d’artifice ; pour conduire habi-
lement une passion par degrés jusqu’à
son comble ; pour arriver toujours à la
fin, en la reculant toujours, comme
Ithaque qui fuyait devant Ulysse ; pour
lier les scènes et les actes, pour élever
enfin, par un progrès insensible, un
édifice frappant, dont le moindre mérite
soit d’avoir toutes ses proportions ?
Ajoutera-t-on que cet art est infini-
ment inférieur dans la comédie, où
tous les personnages peuvent s’amener
sans beaucoup d’adresse et d’effort,
dont la conduite tout unie peut s’en-
visager d’un seul coup d’œil, dont le
plan même et la construction font
beaucoup moins le prix qu’un vernis
de plaisant répandu dans chaque scène,
<pb n="cxx"/>
qui est plus souvent le fruit d’un heu-
reux naturel que de la méditation ?</p>
<p>Mais, outre que ces objections ne
sont pas sans réplique, non plus qu’une
infinité d’autres qu’on peut former sur
un sujet si abondant, s’il s’agissait de
juger par l’impression que font la tra-
gédie et la comédie supposées égale-
ment bonnes, on trouverait peut-être,
dans l’examen de cette impression, que
le sel d’un bon mot qui réjouit tout le
monde a dû coûter plus de réflexions
que tel qui aura plu extrêmement dans
une tragédie ; et l’on penchera d’autant
plus de ce côté-là, qu’on fera plus
d’attention qu’une veine heureuse en
fait de tragique coûte souvent moins à
ouvrir et à laisser couler, qu’un mot
bien placé dans le comique ne coûte à
placer ainsi. Surtout en jugera-t-on
de cette manière, quand on voudra sen-
<pb n="cxxj"/>
tir le prix d’un mot mis à sa place,
et la différence d’un tel mot en toutes
sortes d’écrits, d’avec le pur bon sens
et l’imagination même la plus ornée,
qui souvent fait illusion.</p>
<p>C’est trop m’arrêter sur une digres-
sion pareille ; et comme il ne m’appar-
tient pas de décider, j’abandonne vo-
lontiers et le problème et mes raisons
au goût particulier des lecteurs, qui
en trouveront de meilleures pour ou
contre. Je n’ai prétendu qu’exposer sur
la comédie, comme ouvrage d’esprit,
tout ce qu’un homme de lettres peut
raisonnablement en dire sans sortir de
son état, et sans approuver en aucune
sorte l’abus qu’on fait presque toujours
d’un spectacle qui dans son essence
pourrait être innocent, et qui cesse de
l’être dès que la malignité humaine
s’en mêle· C’est en faveur des lettres et
<pb n="cxxij"/>
non des spectacles que j’écris. Les uns
sont peut-être trop fréquentés, et les
autres trop négligées. Cependant c’est
aux lettres grecques et latines que
nous devons ce goût si précieux, que
l’on perdra insensiblement par la né-
gligence que l’on affecte aujourd’hui
de remonter aux sources. Si la raison a
beaucoup gagné, ne peut-on pas dire
que le goût a un peu perdu ?</p>
<p>Mais pour revenir à Aristophane,
tant de grands hommes de l’antiquité
et des siècles consécutifs jusqu’à nous
en ont fait cas, qu’il n’est pas naturel
déjuger qu’il soit méprisable, malgré
les défauts essentiels qu’on lui reproche
à si juste titre. Il suffit de dire que Pla-
ton et Cicéron l’ont estimé ; et pour
finir par le trait qui lui est le plus glo-
rieux, sans toutefois le justifier, le
grand saint Chrysostôme n’a-t-il pas
<pb n="cxxiij"/>
nourri son éloquence si vive et si ferme,
de l’alticisme vif et mâle de ce mordant
comique, qu’il estimait au point de
faire à son égard ce que faisait Alexan-
dre d’Homère, dont il mettait les œuvres
sous son chevet, pour les retrouver le
soir avant le sommeil et le matin au
réveil ?</p>
<p>(<hi rend="italic">Extrait du P. Brumoy</hi>.)</p>
<p><hi rend="italic">N. B</hi>. Il serait superflu de remarquer que le
traducteur ne prétend pas adopter toutes les
opinions du P. Brumoy.</p>
</div>
<div type="edition" subtype="volume" n="" xml:space="preserve">
<div type="textpart" subtype="book" n="1">
<div type="textpart" subtype="chapter" n="1">
<pb n=""/>
<head>
<title>FASTES
DE LA GUERRE
DU PÉLOPONÈSE,</title>
</head>
<p>POUR SERVIR
A L’INTELLIGENCE DES COMÉDIES
D’ARISTOPHANE.</p>
<p>431 ans avant J.-C.,323 depuis la fondation de
Rome ; II<hi rend="superscript">e</hi> année de l’olympiade 87, la 1<hi rend="superscript">re</hi> de
la guerre. Archontes, Pythodorus finissant,
Euthydémus commençant.</p>
<p>Commencement de la guerre du Pélo-
ponèse, sous l’archonte Pylhodorus, au
printemps (<hi rend="italic">Thucydide,</hi> 1, II). La véri-
table cause de la guerre fut la jalousie
<pb n="2"/>
des Lacédémoniens au sujet d’Athènes,
devenue trop fière et trop puissante.
Les prétextes furent différentes hostili-
tés, entre autres le décret porté contre
les Mégariens<hi rend="superscript">1</hi> par Périclès ; et Périclcs
lui-même, qui craignait de rendre ses
comptes, en fut l’occasion et le promo-
teur. La guerre commença par la sur-
prise de Platée<hi rend="superscript">2</hi>, où les Thébains fu-
rent tous tués. Quelques mois après,
les Lacédémoniens firent du dégât dans
le territoire de l’Attique, et campèrent
à Acharne<hi rend="superscript">3</hi>, quatorze ans depuis l’ir-
<note type="footnote">1 Mégare, capitale de la Mégaride, contrée
entre Athènes et Corinthe.</note>
<note type="footnote">2 Platée, ville frontière de la Béotie.</note>
<note type="footnote">3 Acharne, ville et pays des plus riches de
l’Attique.</note>
<pb n="3"/>
ruption de Plistoanax (<hi rend="italic">Thucyd</hi>. 1. II).
Les Athéniens chassent les Éginètes<hi rend="superscript">1</hi>
de leur île, et ruinent les côtes du
Péloponèse, avec une flotte de cent
vaisseaux. Ils gagnent Sitalcès roi de
Thrace, et Perdiccas roi de Macédoine.
<hi rend="italic">Voyez les Acharniens y les Chevaliers</hi> et
<hi rend="italic">la Paix</hi>. Éclipse de soleil au 3 d’août,
mercredi, à la i7<hi rend="superscript">e</hi> h., 43 m. depuis le
midi.</p>
<p>430 ans avant J.-C. ; III<hi rend="superscript">e</hi> année, 2<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Apollodore.</p>
<p>Les Athéniens assiègent en vain Mé-
Thone<hi rend="superscript">2</hi>. Brasidas, chef des Lacédémo-
<note type="footnote">1 Égine, île et ville dans le golfe Saronique.</note>
<note type="footnote">2 Méthone, ville du Péloponèse, à l'extrémité
maritime de la Messénie.</note>
<pb n="4"/>
niens, se rend illustre. Peste cruelle à
Athènes, à cause du grand nombre de
paysans qui s’y étaient retirés, après
un second dégât que firent les Lacé-
démoniens dans l’Attique. Périclès in-
sulte derechef les côtes du Péloponèse.
Il devient odieux aux Athéniens, qui le
condamnent à une amende (<hi rend="italic">Thuc</hi>. 11,
<hi rend="italic">Diod.</hi> XII). Voyez <hi rend="italic">les Chevaliers</hi>.</p>
<p>429 ans avant J.-C. ; IV<hi rend="superscript">e</hi> année, 3<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Epaminondas.</p>
<p>Périclès meurt, deux ans et six mois
depuis le commencement de la guerre.
Agnon, général des Athéniens, attaque
et prend Polidée<hi rend="superscript">1</hi>. Phormion, autre
<note type="footnote">1 Potidée, ville de Macédoine et colonie des
Corinthiens à l’isthme de Pallène, presqu’île
entre les golfes de Therme et de Thorone.</note>
<pb n="5"/>
chef des Athéniens, gagne deux ba-
tailles navales sur les Lacédémoniens.
Ceux du Péloponèse attaquent Platée
au mois d’octobre.</p>
<p>428 ans avant J.-C. ; 88<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 4<hi rend="superscript">e</hi> année
de la guerre. Archonte, Diotimus.</p>
<p>Sitalcès est occupé contre Perdiccas
(<hi rend="italic">Thucyd.</hi> 1. II). Voyez <hi rend="italic">les Acharniens</hi>.
Les Lesbiens<hi rend="superscript">1</hi>, surtout ceux de Mity-
lène, quittent le parti des Athéniens,
et envoient en secret des députés aux
Péloponésiens (<hi rend="superscript">Thucyd.</hi> 1. III). Mity-
lène est prise, et ses habitans sont passés
<note type="footnote">1 Lesbos, île de la mer Égée ; Mitylène, au-
jourd’hui Métélin, en est la principale ville.</note>
<pb n="6"/>
au fil de l’épée. Le siège de Platée con-
tinue.</p>
<p>427 ans a'vant J.-C. ; II<hi rend="superscript">e</hi> année, 5<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre.
Archonte, Euclide.</p>
<p>Les Léontins<hi rend="superscript">1</hi> prient les Athéniens
d’envoyer une flotte en Sicile, pour les
défendre contre Syracuse<hi rend="superscript">2</hi> ; ce qui fut
fait : mais on s’accommoda. Les Mity-
lénrens, assiégés par Lachés pour la se-
conde fois, sont contraints de se rendre.
Athènes les condamne tous à la mort,
les femmes et les enfans à l’esclavage.
Le lendemain, on envoie un contre-
ordre, qui arrive à propos. Voyez <hi rend="italic">les</hi>
<note type="footnote">1 Léontium, ville ancienne de Sicile, qui
avait été habitée par les Lestrigons.</note>
<note type="footnote">2 Ville alors la plus considérable de Sicile.</note>
<pb n="7"/>
<hi rend="italic">Acharniens</hi>. Les Lacédémoniens pren-
nent et ruinent Platée. Sédition dans
Corcyre<hi rend="superscript">1</hi> La noblesse penche pour La-
cédémone, et le peuple pour Athènes.
Les Athéniens soutiennent le peuple
contre la noblesse (<hi rend="italic">Diod.</hi> XII, <hi rend="italic">Thucyd.</hi>
III).</p>
<p>426 avant J.-C. ; III<hi rend="superscript">e</hi> année, 6<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre.
Archonte, Scytodorus.</p>
<p>La peste recommence à Athènes. On
purifie Délos<hi rend="superscript">2</hi> en transportant les corps
<note type="footnote">1 Corcyre, aujourd’hui Corfou, île de la mer
lonienne, peu loin de l’Épire.</note>
<note type="footnote">2 Délos, ìle de la mer Égée, la plus renom-
mée des Cyclades, connue par la naissance de
Diane et d’Apollon.</note>
<pb n="8"/>
morts. Trachine<hi rend="superscript">1</hi> prend le nom d’Hé-
raclée et devient colonie lacédémo-
nienne. Lâches en Sicile attire les
Messiniens<hi rend="superscript">2</hi> au parti d’Athènes. Les
Athéniens envoient trentf vaisseaux au
Péloponèse sous la conduite de Demos-
thène, d’Alcisthène et de Proclès. Ils
en donnent cinquante-un à Nicias pour
Mélos<hi rend="superscript">3</hi>. Ceux-ci domptent les Béotiens
à Tanagre<hi rend="superscript">4</hi>. Démosthène infeste les
<note type="footnote">1 Trachine, petit pays et ville de la Phthio-
tide, sur le bord du golfe Maliade.</note>
<note type="footnote">2 Messine, ville de Sicile, fameuse par son
port.</note>
<note type="footnote">3 Mélos, île oblongue, adjacente à celle de
Crète.</note>
<note type="footnote">4 Tanagre, ville de la Béotie sur le fleuve
Asopus.</note>
<pb n="9"/>
Leucadiens<hi rend="superscript">1</hi> avec des troupes d’Acar-
Nanie<hi rend="superscript">2</hi> ; mais il est vaincu par les Éto-
liens. Les Athéniens, dans la Grande-
Grèce ou la Calabre, font du dégât au
territoire des Locriens<hi rend="superscript">3</hi>. Ils y prennent
Péripopolion. Démosthène a sa revan-
che sur les Étoliens unis aux Lacédé-
moniens(<hi rend="italic">Diod.</hi> XII).</p>
<note type="footnote">1 Leucade, île de la mer lonienne. Elle tenait
autrefois à l’Acarnanie :
<hi rend="italic">Leucada continuam veteres habuere coloni.</hi>
Nunc freta circumeunt.
Ovid. Metam. <hi rend="italic">l, XV, v</hi>. 289.</note>
<note type="footnote">2 Pays proche de l’Épire, sépare de l’Étolie
par le fleuve Achéloüs.</note>
<note type="footnote">3 Les Locriens de la Grèce occupaient un
territoire borné par la Doride, la Phocide et
la mer Égée. Ils avaient dans la Calabre une
colonie de leur nom.</note>
<pb n="10"/>
<p>425 ans avant J.-C. ; IV<hi rend="superscript">e</hi> année, 7<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre.
Archonte, Stratoclès.</p>
<p>Démosthène fortifie Pylos<hi rend="superscript">1</hi>, éloigné
de quatre cents stades<hi rend="superscript">2</hi> de Lacédémone.
Les Lacédémoniens jettent quelques
troupes dans la petite île de Sphacté-
rie, vis-à-vis le port de Pylos. Ils y sont
interceptés sans espoir de ressource.
Les Lacédémoniens entrent en négo-
ciation. On les rebute avec dureté, et
Cléon est l’auteur de cet avis très-
pernicieux pour les Athéniens. Cléon,
nommé général malgré lui, prend l’île
<note type="footnote">1 Pylos de Messénie, ville et port du Pélopo-
nèse, vis-à-vis l’ile de Sphactérie, et différente
de Pylos de Nestor, et de Pylos d’Élide.</note>
<note type="footnote">2 Environ vingt lieues.</note>
<pb n="11"/>
avec Démosthène (<hi rend="italic">Thucyd.</hi> III, <hi rend="italic">Diod</hi>.
XII). Voyez <hi rend="italic">les Chevaliers</hi>. La comédie
roule principalement sur cette histoire.
Mort d’Artaxerxès Longuemain l’an 4o
de son règne. Xerxès lui succède pour
deux mois, et Sogdien pour sept. Les
Syracusains et les Locriens prennent
Messine.</p>
<p>424 ans avant J.-C. ; 89<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 8<hi rend="superscript">e</hi> année
de la guerre. Archonte, Isarchus.</p>
<p>Ceux de Syracuse et les autres Sici-
liens font leur paix. Les chefs des Athé-
niens, à leur retour, sont condamnés à
l’exil ou à l’amende. Brasidas, chef des
Lacédémoniens, sauve Mégare que les
Athéniens veulent surprendre. Par or-
<pb n="12"/>
dre d’Athènes, Lamachus va au Pont<hi rend="superscript">1</hi>,
et Démosthène à Naupacte<hi rend="superscript">2</hi>. Brasidas
de son côté négocie auprès de Per-
diccas, va le trouver et gagne plusieurs
villes au parti lacédémonien. Il prend
Amphipolis<hi rend="superscript">3</hi> (<hi rend="italic">Thucyd.</hi> IV, <hi rend="italic">Diod.</hi> XIV).
Voyez <hi rend="italic">les Acharniens</hi> et <hi rend="italic">la Paix</hi>.</p>
<p>Commencement du règne de Darius
Nothus, neuvième roi des Perses, qui
dure dix-neuf années. Cette époque est
la date des premières <hi rend="italic">Nuées</hi> d’Aristo-
phane. Les secondes furent jouées l’an-
<note type="footnote">1 Région de l’Asie-Mineure.</note>
<note type="footnote">2 Ville d’Étolie, sur le bord du golfe Corin-
thien. On l’appelle aujourd’hui <hi rend="italic">Lépante</hi>.</note>
<note type="footnote">3 Amphipolis, ville de Thrace, ainsi nommée
parce que le fleuve de Strymon l’environnait en
partie.</note>
<pb n="13"/>
née d’après (<hi rend="italic">Schol. d’Aristoph.</hi>). Or,
Socrate ne mourut que la première an-
née de la quatre-vingt-quinzième olym-
piade, âgé de soixante-dix ans, selon
Dlogène Laèrce et Eusèbe, c’est-à -
dire, vingt-trois ans au moins après la
représentation des <hi rend="italic">Nuées</hi> : done Aris-
tophane ne fut pas la cause prochaine
de sa mort, comme Élien parait l'insi-
nuer. On développera ce point de cri-
tique en son lieu, d’après M. Paulmier.
Eclipse de soleil, le 21 mars, mercredi
à 8 h., 29 après minuit (<hi rend="italic">Thucyd</hi>. III).</p>
<p>423 ans avant J.-C. ; II<hi rend="superscript">e</hi> année, 9<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre.
Archonte, Aminias.</p>
<p>Lamachus, général pour Athènes,
<pb n="14"/>
perd sa flotte près d’Héraclée<hi rend="superscript">1</hi>, par une
tempête. Trêve d’un an entre Athènes
et Lacédémone. Brasidas prend Scione<hi rend="superscript">2</hi>
avant que d’avoir appris la nouvelle
de la trêve, sujet d’altercation qu’on
ne peut terminer. Mendé<hi rend="superscript">3</hi> passe aux
Lacédémoniens. Nicias recouvre cette
place. On assiège Scione ; Perdiccas,
aliéné des Lacédémoniens, reprend le
parti d’Athènes. Le temple d’Argos
brûlé par la négligence du sacrifica-
teur (<hi rend="italic">Thucyd.</hi> IV, <hi rend="italic">Diod.</hi> XII).</p>
<note type="footnote">1 Héraclée de Thrace.</note>
<note type="footnote">2 Scione, une des cinq villes de la Pallène,
presqu’île entre les golfes de Therme et de
Torone en Macédoine.</note>
<note type="footnote">3 Mendé, ville de la région nommée Pallène.</note>
<pb n="15"/>
<p>422 ans avant J.-C. ; lII<hi rend="superscript">e</hi> année, 10<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Alcéus.</p>
<p>Cléon en Thrace prend Torone<hi rend="superscript">1</hi>. Il
fait une retraite précipitée devant Am-
phipolis. On le poursuit ; il est tué, et
Brasidas aussi ; mais les Lacédémoniens
sont vainqueurs. Par la mort de ces
deux brouillons, il se fait une trève de
cinquante années entre Athènes et La-
cédémone. C’est là, à proprement par-
ler, la fin de la guerre du Péloponèse
(<hi rend="italic">Thucyd.</hi> V). On ne laisse pas d’ap-
peler encore de ce nom la guerre qui
suivit, parce que les nouveaux troubles
qui rompirent la trève furent une suite
<note type="footnote">1 Torone, ville sur le golfe de même nom.</note>
<pb n="16"/>
naturelle de cette première guerre, Cetle
époque est remarquable pour les comé-
dies d’Aristophane.</p>
<p>421 ans avant J.-C. ; IV<hi rend="superscript">e</hi> année, 11<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Aristion.</p>
<p>Les villes grecques, s’imaginant que
les Athéniens et les Lacédémoniens de
concert avaient conspiré contre la li-
berté du reste de la Grèce, se liguent
entre elles, et défèrent le principal
pouvoir à Argos, en l’ôtant aux uns et
aux autres.</p>
<p>Les Lacédémoniens usent de douceur
pour retenir leurs alliés ; les Athéniens
ont recours à la sévérité et aux voies
de fait. Nouveau sujet de brouilleries
(<hi rend="italic">Thucyd.</hi> V, <hi rend="italic">Diod.</hi> XII ).</p>
<pb n="17"/>
<p>420 ans avant J.-C. ; 90<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 12<hi rend="superscript"> ?e</hi> année
de la guerre. Archonte, Aristophile ou Asty-
phile.</p>
<p>Les Athéniens rétablissent les Dé-
liens qu’ils avaient chassés. Ils refusent
de rendre Pylos aux Lacédéraoniens.
Renouvellement de guerre. Les Argiens
se joignent aux Athéniens, et cela par
une ruse d’Alcibiade. Les Éléens<hi rend="superscript">1</hi> sont
exclus des jeux olympiques, pour avoir
fait un acte d’hostilité durant la trève
stipulée pour ces jeux (<hi rend="italic">Diod.</hi> XII).</p>
<p>419 ans avant J.-C. ; II<hi rend="superscript">e</hi> année, 13<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre.
Archonte, Archias.</p>
<p>Les Argiens sont aux prises avee les
<note type="footnote">1 Ceux d’Élis dans le Péloponèse.</note>
<pb n="18"/>
Lacédémoniens, ils font la paix et la
violent. Les Béotiens s’emparent d’Hé-
raclée<hi rend="superscript">1</hi>. Alcibiade entre à main armée
dans le Péloponèse. Les Argiens pren-
nent Épidaure<hi rend="superscript">2</hi> (<hi rend="italic">Thuc.</hi> V, <hi rend="italic">Diod.</hi> XII).
Voyez <hi rend="italic">la Paix</hi>.</p>
<p>418 ans avant J.-C. ; III<hi rend="superscript">e</hi> année, 14<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Antiphon.</p>
<p>Les Lacédémoniens remportent une
victoire signalée sur ceux d’Argos et de
Mantinée<hi rend="superscript">3</hi> (<hi rend="italic">Thucyd.</hi> V).</p>
<note type="footnote">1 Ou Trachine de Phthiotide.</note>
<note type="footnote">2 Du Péloponèse. Cette ville était célèbre par
le temple d’Esculapc.</note>
<note type="footnote">3 Mantinée, ville d’Arcadie.</note>
<pb n="19"/>
<p>417 ans avant J.-C. ; IV<hi rend="superscript">e</hi> année, 15<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Euphémus.</p>
<p>Traité des Lacédémoniens avec ceux
d’Argos et de Mantinée, sur la fin de
la quatrième année de la quatre-vingt-
dixième olympiade (<hi rend="italic">Thucyd.</hi> V). Per-
diccas devient suspect aux Athéniens.</p>
<p>416 ans avant J.-C. ; 91<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 16<hi rend="superscript">e</hi> année
de la guerre. Archonte, Aristomnestus.</p>
<p>Entreprise téméraire de la guerre de
Sicile par les Athéniens ; en voici le
sujet : Ceux de Sélinus<hi rend="superscript">1</hi> avaient acca-
blé les Égestains<hi rend="superscript">2</hi>, et ceux de Syracuse
<note type="footnote">1 Ville sur le bord austral de la Sicile.</note>
<note type="footnote">2 Égeste, ville de Sicile, bâtie, dit-on, et
ainsi nommée par Énée du nom d’Ægesta,
mère d’Acestès.</note>
<pb n="20"/>
avaient chassé les Léontins. Ces peu-
pies malheureux ont recours aux Athé-
niens, qui, après avoir envoyé sur les
lieux, prennent leur défense à l’insti-
gation d’Alcibiade, dans le dessein
d’envahir toute la Sicile ; mais le succès
fut bien différent de leur espérance.
Jamais Athènes ne souffrit un si ter-
rible échec. Les trois généraux nommés
pour cette guerre furent Alcibiade,
Nicias, Lamachus. Aristophane n’en
parle point dans <hi rend="italic">la Paix</hi>, ni ne peut
en parler, quoi qu’en disent quelques
commentateurs. Cette expédition n’é-
tait pas encore faite. Les insulaires de
Mélos domptés par les Athéniens : on
tua tous ceux qui étaient au-dessus de
l’âge de puberté (<hi rend="italic">Thuc.</hi> V, <hi rend="italic">Diod.</hi> XII).</p>
<pb n="21"/>
<p>415 ans avant J.-C. ; II<hi rend="superscript">e</hi> année, 17<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Chabrias.</p>
<p>La flotte nombreuse d’Athènes vogue
en Sicile. Les <hi rend="italic">Hermès</hi> ou figures de
Mercure, qu’on mettait dans les carre-
fours, se trouvèrent mutilés une nuit.
On prit cela pour un fâcheux présage,
par rapport à l’expédition de Sicile. On
accuse Alcibiade d’impiété à ce sujet.
On veut l’obliger à revenir de Sicile
pour répondre à cette accusation. Il
va jusqu’à Thurium<hi rend="superscript">1</hi> et s’enfuit à
Sparte. Il gagne les Lacédémoniens,
<note type="footnote">1 Thurium, ville de la Grande-Grèce ou Ca-
labre, vers le golfe de Tarente, à l'embouchure
du fleuve Sybaris, dont elle avait porté plus an-
ciennement le nom : c’était la fameuse Sybaris.</note>
<pb n="22"/>
et les anime à secourir la Sicile contre
les Athéniens. On envoie à sa place
Gylippus (<hi rend="italic">Diod.</hi> XIII).</p>
<p>414 ans avant J.-C. ; III<hi rend="superscript">e</hi> année, 18<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Pisander.</p>
<p>En Sicile, les Athéniens bloquent
Syracuse. Lamachus est tué. En Grèce,
les Athéniens, unis aux Argiens, font
du dégât dans la Laconie. Rupture de
la trève. Les Syracusains se fortifient.
Nicias, réduit à une fâcheuse extré-
mité, demande son rappel (<hi rend="italic">Thucyd.</hi>
VII).</p>
<p>413 ans avant J.-C. ; IV<hi rend="superscript">e</hi> année, 19<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Cléocritus.</p>
<p>Les Lacédémoniens prennent Décé-
<pb n="23"/>
Lie<hi rend="superscript">1</hi>, élorignée d’Athènes de cent vingt
stades. Athènes envoie des secours en
Sicile sous la conduite d’Eurymédon et
de Démosthène. Bataille navale perdue
par les Syracusains ; mais ils ont leur
revanche, et les Athéniens sont totale-
ment défaits sur mer et sur terre. Dé-
mosthène et Nicias y perdent la vie.
Éclipse de lune, le 28 août, mercredi
vers minuit (<hi rend="italic">Thucyd.</hi> VIII). L’effet de
cette perte pour les Athéniens fut la
défection des îles de Lesbos et de
Chios<hi rend="superscript">2</hi>. L’Eubée songe aussi à se sé-
<note type="footnote">1 Décélie, ville de l’Attique, une des douze
de Cécrops, attribuée à la tribu Hippothoon-
tide.</note>
<note type="footnote">2 Chios, belle île de la mer Égée, entre Sa-
mos et Lesbos.</note>
<pb n="24"/>
parer. Tissapherne et Pharnabase,
licutenans du roi de Perse, s’abou-
chent avec les Lacédémoniens.</p>
<p>412 ans avant J.-C. ; 92<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 20<hi rend="superscript">e</hi> année
de la guerre. Archonte, Callias.</p>
<p>Les Lacedémoniens font un traité
avec Darius Nothus, roi de Perse. Les
Athéniens attaquent Chios. Les Syracu-
sains fournissent des secours aux Pé-
loponésiens. Alcibiade négocie son par-
don et son retour à Athènes. Il propose
de gagner Tissapherne et d’établir l’o-
ligarchie. Pisander vient à bout de ce
dernier article, et l’on établit quatre
cents administrateurs de la république
d’Athènes. Alcibiade fait sa paix, quitte
<pb n="25"/>
Lacédémone, et revient à Athènes
(<hi rend="italic">Thucyd.</hi> VIII, <hi rend="italic">Diod.</hi> XIII). Charmi-
nus, Athénien, perd six trirèmes dans
un combat naval vers l’île de Simia<hi rend="superscript">1</hi>,
contre Antiochus, Lacédémonien (<hi rend="italic">Aris-
tophane, Fêtes de Cérès. Thuc.</hi> VIII).</p>
<p>411 ans avant J.-C. ; II<hi rend="superscript">e</hi> année, 21<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Théopompus.</p>
<p>Les quatre cents administrateurs
exercent une tyrannie insupportable.
Agis, roi de Lacédémone, inquiète
l’Attique. Hyperbolus, dont parle tant
Aristophane, banni par l’ostracisme,
honneur qu’il ne méritait pas, est tué
<note type="footnote">1 Simia ou Sima, petite île de la mer Égée,
entre celle de Rhodes et le cap Crios.</note>
<pb n="26"/>
à Samos<hi rend="superscript">1</hi>, dans une sédition. L’on se
défait des quatre cents administrateurs
à Athènes, et l’on établit le gouverne-
ment des cinq mille. Les Athéniens sont
vaincus dans l’Eubée, et l’Eubée quitte
leur parti. Mindarus, chef des Lacédé-
moniens, fait passer une flotte de Mi-
let<hi rend="superscript">2</hi> dans l’Hellespont, en trompant
les Athéniens. Thrasybule et Trasylle
gagnent sur Mindarus une bataille na-
vale entre Sestos<hi rend="superscript">3</hi> et Abydos. Ensuite
ils prennent Cyzique. Thucydide finit
<note type="footnote">1 Samos, île de la mer Icarienne, à l opposite
d’Éphèse.</note>
<note type="footnote">2 Milet, ville située sur les frontières de la
Carie, près du Méandre.</note>
<note type="footnote">3 Sestos et Abydos, villes séparées par l’Ηel-
lespont, aujourd’hui le détroit des Dardanelles.</note>
<pb n="27"/>
là son histoire. Mindarus, vaincu pour
la troisième fois à Cyzique<hi rend="superscript">1</hi>, y perd la
vie (<hi rend="italic">Xénoph. Hellenic.</hi> lib. I).</p>
<p>410 ans avant J.-C. ; III<hi rend="superscript">e</hi> année, 22<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Glaucippus.</p>
<p>Les Égestains opprimés par les Séli-
nontins, et craignant la colère des Sy-
racusains, à cause de leur liaison avec
les Athéniens, appellent à leur secours
les Carthaginois. Ceux-ci y envoient
Annibal, petit-fils d’Amilcar et fils de
Giscon. Ceux de Sélinus s’adressent
aux Syracusains (<hi rend="italic">Diod.</hi> XIII ). Ceux
de Chalcis en Eubée abandonnent les
<note type="footnote">1 Ile de la Propontidc, tout près du conti-
nent. La ville portait le même nom.</note>
<pb n="28"/>
Athéniens, conspirent avec les Béo-
tiens, rétrécissent leur bras de mer,
et n’y laissent de passage que pour un
vaisseau. Les Lacédémoniens tâchent
de procurer la paix, sans y réussir
(<hi rend="italic">Diod.</hi> XIII). Archélaüs, quatorzième
roi de Macédoine, règne quatorze ans.</p>
<p>409 ans avant J.-C. ; IV<hi rend="superscript">e</hi> année, 23<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Dioclès.</p>
<p>Annibal prend Sélinus et la pille,
vers la deux cent quarante-deuxième
année depuis sa fondation. Il détruisit
aussi Himéra<hi rend="superscript">1</hi> deux cent quarante ans
<note type="footnote">1 Himéra, ville grecque de Sicile, patrie du
poëte Stésichore. Il y avait des bains chauds,
qu’on dit que Minerve enseigna à Hercule, sur
quoi Aristophane badine dans <hi rend="italic">les Nuées</hi>.</note>
<pb n="29"/>
après qu’elle eut été fondée. Les Lacé-
démoniens recouvrent Pylos, quinze
ans après avoir été fortifiée par Démos-
thène et enlevée par les Athéniens.
Théramène prend Chalcédoine<hi rend="superscript">1</hi>, et
Alcibiade, Byzance(<hi rend="italic">Diod.</hi> XIII).
408 ans avant J.-C. ; 93<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 24<hi rend="superscript">e</hi> année
de la guerre. Archonte, Euctémon.</p>
<p>Les Athéniens s’emparent de toutes
les villes de l’Hellespont, hormis Aby-
dos. Alcibiade revenu à Athènes y est
reçu avec pompe. Peu après il monte
une flotte, et fait des excursions. Les
Lacédémoniens font Lysander général.
<note type="footnote">1 Chalcédoine, ville ancienne de Thrace,
séparée de Byzance, aujourd'hui Constanti-
nople, par le Bosphore Thracien.</note>
<pb n="30"/>
Il est aidé par Cyrus, fils de Darius
Nothus, en Asie· Dans l’absence d’Al-
cibiade, son lieutenant Antiocbus est
malheureux en guerre. Les Athéniens
s’en prennent à Alcibiade, et mettent
son armée sous le commandement de
dix chefs. Il s’enfuit d’Athènes pour la
seconde fois (<hi rend="italic">Diod.</hi> XIII).</p>
<p>407 ans avant J.-C. ; II<hi rend="superscript">e</hi> année, 25<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Antigènes.</p>
<p>Les Lacédémoniens mettent Callicra-
tidas à la place de Lysander. Conon,
général des Athéniens, est contraint de
se retirer à Mitylène. Callicratidas l’as-
siége (<hi rend="italic">Diod.</hi> XIII).</p>
<pb n="31"/>
<p>406 ans avant J.-C. ; III<hi rend="superscript">e</hi> année, 26<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre. Archonte, Callias.</p>
<p>Les Athéniens vainqueurs aux îles
Arginuses, entre Milylène et Mé-
Thymne<hi rend="superscript">1</hi>. Callicratidas tué. Les chefs
des Athéniens punis pour n’avoir pas
retiré les corps de ceux qui avaient fait
naufrage, quoique la tempête les en
eût empêchés. Eclipse de lune, le 15
avril, lundi, 8h. 50 m, après midi. Le
<note type="footnote">1 Mitylène et Méthymne étaient aux deux ex-
trémités de l’anse de Lesbos. Les trois petites
îles des Arginuses, que Strabon place dans cette
anse, se trouvent ou omises ou autrement pla-
cées dans les cartes récentes. Il y avait encore
une ville de ce nom à l’extrémité de l’Éolide.
C’est dans cette mer que se donna le combat
de Conon.</note>
<pb n="32"/>
temple de Minerve à Athènes, brûlé
(<hi rend="italic">Xénoph.</hi> II ). Sophocle et Euripide
meurent cette même année, au témoi-
gnage d’Apollodore l’annaliste (<hi rend="italic">Diod.</hi>
XIII). D’autres disent que Sophocle,
quoique plus âgé, survécut six ans à
Euripide.</p>
<p>405 ans avant J.-C. ; IV<hi rend="superscript">e</hi> année, 27<hi rend="superscript">e</hi>de la
guerre. Archonte, Alexias.</p>
<p>Lysander a pour collègue Aracus,
avec ordre au second d’obéir au pre-
mier. Les Athéniens, vaincus dans un
lieu nommé <hi rend="italic">Ægos Potamos</hi><hi rend="superscript">1</hi>, fleuve
de la Chèvre, pour n’avoir pas suivi
<note type="footnote">1 Ville de la ChersonèseThracienne. Le fleuve
lui a donné son nom.</note>
<pb n="33"/>
les conseils d’Alcibiade. Lysauder as
siège Athènes.</p>
<p>404 ans avant J.-C. ; 94<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 28<hi rend="superscript">e</hi>année
de la guerre. Archonte, Pythorus. 350 ans
depuis la fondation de Rome.</p>
<p>Au commencement de la première
année de cette olympiade quatre-vingt-
quatorze, finit la guerre du Pélopo-
nèse, par la prise d’Athènes, dont Ly-
sander se rendit maître après six mois
de siège, environ le 28 d’avril. Les
Thébains opinaient à la détruire. Lacé-
démone la conserva, et y établit trente
tyrans. Théramène leur chef fut tué,
quoique le plus modéré de tous. Éclipse
de soleil, le 3 septembre, vendredi à
la <hi rend="superscript">e</hi> h. 12 m.</p>
<pb n="34"/>
<p>Ainsi la guerre du Péloponèse dura
vingt-sept ans six mois. Les fortifica-
tions du port de Pyrée, qu’avait faites
Thémistocle, furent rasées (<hi rend="italic">Paus. in
Attic</hi>.). Alcibiade mourut cette même
année (<hi rend="italic">Diod.</hi> XIII).</p>
<p>(<hi rend="italic">Extrait de Brumoy.</hi>)</p>
</div>
</div>
<div type="textpart" subtype="book" n="2">
<pb n=""/>
<head>
<title>LES ACHARNIENS,
comédie.</title>
</head>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="1">
<pb n=""/>
<head>
<title>SUJET DE LA COMÉDIE
DES ACHARNIENS.</title>
</head>
<p>De jeunes Athéniens, dans un mo-
ment d’ivresse, étaient allés à Mégare,
où ils avaient enlevé la courtisane Si-
mèthe. Les Mégariens irrités se vengent
en enlevant à leur tour deux filles de
la maison de la célèbre Aspasie. Telle
fut, selon Aristophane, Plutarque et
Athénée, la première occasion de la
guerre du Péloponèse. Périclès, amant
d’Aspasie, fait rendre un décret pro-
nonçant la peine de mort contre tout
Mégarien qui serait pris sur le terri-
toire d’Athènes. Archidame, roi des
Lacédémoniens, envoie des députés
aux Athéniens, pour les engager, entre
<pb n="38"/>
autres choses, à révoquer le décret
porté contre les Mégariens. Périclès
s’oppose à la révocation du décret, et
le fait maintenir.</p>
<p>D’autres causes encore avaient in-
disposé les habitans du Péloponèse con-
tre Athènes ; mais Plutarque prétend que
les Lacédémoniens ne se seraient pas
mis à la tête de la ligue, si le décret
contre Mégare avait été révoqué. La
guerre s’étant donc déclarée, tous ceux
qui habitaient les campagnes rentrent
à Athènes avec leurs femmes, leurs
enfans, et tout ce qu’ils peuvent em-
porter avec eux : ils envoient leurs
troupeaux dans l’île d’Eubée. Thucy-
dide décrit tous les embarras que causa
ce déplacement.</p>
<p>Bientôt les Lacédémoniens avec leurs
alliés, au nombre desquels étaient aussi
les Béotiens, envahissent l’Attique,
<pb n="39"/>
sous la conduite du roi Archidame. Ils
ravagent le territoire, coupent les vi-
gnes, et pénètrent jusqu’à Acharne,
l’un des bourgs d’Athènes. Leur inten-
tion, en dévastant ainsi le pays, était
d’attirer les Athéniens à une action gé-
nérale, qui pouvait décider du sort d’A-
thènes, ou d’exciter les Acharniens à la
révolte, lorsqu’ils verraient leurs terres
au pouvoir des ennemis, sans que le
gouvernement s’occupât de les chasser.
Voici un passage dePlutarque à ce sujet :</p>
<p>« Si descendirent les Lacédæmoniens
« et leurs alliez et confédérez, avec
« grosse puissance, aux pays de l’At-
« tique, soubs la conduite du roi Ar-
« chidamus, et en ruinant tout par où
« ils passoyent, entrèrent jusques au
« bourg d’Acharnes, là où ils se cam-
« pèrent, estimans que les Athéniens
« ne les y souffriroyent jamais, ains
<pb n="40"/>
« leur sortiroyent à l’encontre pour dé-
« fendre leur pays, et montrer qu’ils
« n’avoyent point le cueur failly. Mais
« Périclès considéroit qu’il seroit trop
« dangereux de hasarder la bataille, où
« il estoit question de la propre ville
« d’Athènes, contre soixante mille com-
« battans à pied, tant du Péloponèse
« que de la Bœocie : car autant y en
« avoit-il au premier voyage qu’ils y
« feirent. Et quant à ceulx qui vou-
« loyent combattre à quelque prix que
« ce fust, et qui perdoyent patience de
« voir ainsi destruire leurs pays devant
« leurs yeux, il les reconfortoit et ap-
« paisoit, en leur remonstrant, que
« les arbres taillez ou coupez reve-
« noyent en peu de temps, mais qu’il
« est impossible de recouvrer les hom-
« mes, quand on les a une fois perdus. »</p>
<p>(<hi rend="italic">Vie de Périclès, traduct. d’Αmyot</hi>. )</p>
<pb n="41"/>
<p>Périclès suivit son plan avec ferme-
té, sans se laisser influencer et émouvoir
par les divisions et les clameurs des
partis. Les Acharniens demandaient à
grands cris qu’on livrât bataille. Cléon
animait le peuple contre Périclès. Celui-
ci envoya une flotte porter la guerre
dans le Péloponèse ; et lui-même, à la
tête d’une armée de terre, alla ravager
le territoire de Mégare.</p>
<p>En même temps, les Athéniens cher-
chaient à attirer dans leur parti quel-
ques rois barbares. Nymphodore d’Ab-
dère, étant venu à Athènes, avait
négocié l’alliance de la république avec
Sitalcès, roi de Thrace, qui avait
épousé la sœur de Nymphodore. Sadoc,
fils du roi Sitalcès, reçut des Athéniens
le droit de cité. Ceux-ci espéraient
également s’assurer l’alliance du roi de
Macédoine et du roi de Perse, et leur
<pb n="42"/>
envoyaient des ambassades. Dans l’at-
tente de ces auxiliaires qui n’arrivaient
jamais, la guerre continuait toujours.
Ceux qui étaient las d’en souffrir se
déclarèrent hautement pour la paix.
Aristophane était de ce nombre. Le but
de la comédie des <hi rend="italic">Acharniens,</hi> comme
de plusieurs autres de ses pièces, est
de faire sentir les avantages de la paix,
et d’engager Athènes à se réconcilier
avec Lacédémone.</p>
<p>Le principal personnage de la pièce,
Dicéopolis, las de la guerre, arrive au
lieu de l’assemblée, bien résolu de faire
mettre la paix en délibération. Mais il
se trouve seul au Pnyx, tandis que les
citoyens sont à flaner sur le marché.
Cependant les prytanes prennent place,
et le héraut demande qui veut prendre
la parole. Amphithéus, qui propose la
paix avec Lacédémone, est chassé de
<pb n="43"/>
l’assemblée. On introduit les ambassa-
deurs envoyés par Athènes auprès du
roi de Perse. De retour de leur mission,
ils amènent avec eux Pseudartabas,
envoyé du grand roi. Arrive à son tour
Théorus, député auprès de Sitalcès,
roi de Thrace. Dicéopolis dévoile les
mystifications des uns et des autres.</p>
<p>Amphithéus, qu’il avait chargé d’aller
négocier pour lui-même la paix avec les
Lacédémoniens, revient, et lui rap-
porte son traité particulier. Mais les
Acharniens, ennemis implacables des
Lacédémoniens, veulent assommer ce-
lui qui a traité avec eux. Leur troupe
furieuse survient au moment où Di-
céopolis offre un sacrifice à Bacchus.
Dicéopolis, pour échapper à leur co-
lère, les menace de se venger..... sur
qui ? Sur des sacs de charbon. Les
Acharniens, qui étaient presque tous
<pb n="44"/>
charbonniers, se laissent attendrir : on
entre en pourparler ; on lui permet de
dire librement son avis sur la guerre.
Mais avant de prendre la parole, il
demande à Euripide de lui prêter les
haillons et l’accoutrement d’un de ses
héros, afin d’être plus pathétique et
de produire plus d’effet sur les audi-
teurs. Les bouffonneries de cette scène
sont en même temps une parodie mor-
dante des tragédies d’Euripide.</p>
<p>Dicéopolis commence enfin son dis-
cours, et prouve que tous les torts ne
sont pas du côté des Lacédémoniens.
Une partie du chœur se range de son
avis ; l’autre le traite en ennemi, et
appelle contre lui le général Lama-
chus. Celui-ci devient l’objet des traits
satiriques de Dicéopolis, qui finit par
ouvrir son marché aux Mégariens et
aux Béotiens. On voit arriver alors un
<pb n="45"/>
Mégarien qui fait connaître la misère
à laquelle l’interruption du commerce
avec Athènes avait réduit son pays.
Contraint par la famine à vendre ses
petites filles, il les met dans un sac et
les apporte au marché, où il les pro-
pose à Dicéopolis, comme de jeunes
truies. De là une foule d’équivoques et
de bouffonneries. Survient un syco-
phante ou délateur, qui veut dénoncer
le Mégarien, comme faisant la contre-
bande. Dicéopolis le force au silence.
Un Béotien vient à son tour au mar-
ché, où il apporte des légumes, du
gibier, de la volaille, des poissons en
abondance. Dicéopolis fait ses provi-
sions, et se prépare à célébrer joyeu-
sement la fête des Coupes. Un serviteur
de Lamachus vient prier Dicéopolis de
faire part à son maître de quelques-
uns des mets délicats qu’il prépare pour
<pb n="46"/>
son festin. Il le refuse ; mais un peu
après, il se montre plus accommodant
pour une jeune mariée, qui lui demande
de l’associer au traité de paix qu’il a
fait avec les Thébains ; car elle déteste
la guerre, qui menace de la séparer de
son mari le jour même de ses noces.</p>
<p>Tout à coup on annonce une inva-
sion des ennemis sur le territoire de
l’Attique. Le général Lamachus est
obligé d’aller se mettre à la tête de
l’armée : ce qui donne à Dicéopolis
l’occasion de tourner en ridicule ses
préparatifs militaires, tandis que lui-
même, invité à un festin par le prê-
tre de Bacchus, goûte les douceurs de
la paix. Enfin on apporte sur le théâ-
tre Lamachus, qui a été grièvement
blessé dans le combat, et qui déplore
les malheurs de la guerre. Le citoyen
pacifique se réjouit au contraire du
<pb n="47"/>
parti qu’il a pris, et raille Lamachus
de sa mésaventure ; et le chœur lui dé-
cerne l’outre, prix réservé au meilleur
buveur dans les fêtes de Bacchus.</p>
<p>La comédie des <hi rend="italic">Acharniens</hi> fut re-
présentée, aux fêtes Lénéennes, la
sixième année de la guerre du Pélopo-
nèse, comme l’indiquent plusieurs pas-
sages de cette pièce même (vers 270,
897, édit. de Boissonade). La sixième
année de la guerre du Péloponèse ré-
pond à la troisième année de la quatre-
vingt-huitième olympiade, sous l’ar-
chontat d’Euthydème (l’an 426 avant
J.-C.). Périclès était mort depuis trois
ans.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="2">
<pb n=""/>
<head>
<title>PERSONNAGES.</title>
</head>
<p>DICÉOPOLIS.</p>
<p>UN HÉRAUT.</p>
<p>AMPHITHÉUS.</p>
<p>UN PRYTANE.</p>
<p>AMBASSADEURS.</p>
<p>PSEUDARTABAS.</p>
<p>THÉORUS.</p>
<p>CHOEUR DE VIEILLARDS ACHARNIENS.</p>
<p>FEMME }
FILLE } de Dicéopolis.</p>
<p>CÉPHISOPHON.</p>
<p>EURIPIDE.</p>
<p>LAMACHUS.</p>
<p>UN MÉGARIEN.</p>
<p>FILLES DU MÉGARIEN.</p>
<p>UN SYCOPHANTE.</p>
<p>UN BÉOTIEN.</p>
<p>NICARCHUS.</p>
<p>UN SERVITEUR DE LAMACHUS.</p>
<p>UN LABOUREUR.</p>
<p>UN PARANYMPHE.</p>
<p>MESSAGERS.</p>
<p>Le lieu de la scène est d’abord le Pnyx, place où se tenait
l’assemblée du peuple.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="3">
<pb n=""/>
<head>
<title>LES ACHARNIENS.</title>
</head>
<p>dicéopolis<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>Que de tourmens dans ma vie ! des plaisirs,
j’en ai eu peu, bien peu, quatre peut-être ; mais
les peines, elles sont innombrables. Voyons :
quand ai-je eu sujet de me réjouir ? Par exem-
ple, mon cœur s’est épanoui lorsque je vis Cléon
rendre gorge et lâcher les cinq talens<hi rend="superscript">2</hi>. Que j’en
ai eu de joie ! combien j’aimai alors les cheva-
liers ! ils ont par là bien mérité de la Grèce.
D’un autre côté, j’ai éprouvé un déplaisir au
théâtre : j’attendais depuis long-temps qu’on
annonçât Eschyle ; le héraut s’écria : « Théo-
<note type="footnote">1 Le nom de Dicéopolis est formé de deux mots, qui
signifient <hi rend="italic">citoyen juste,</hi> homme de bien.</note>
<note type="footnote">2 Cléon avait reçu cet argent de quelques insulaires, à
condition d’engager la république à diminuer leur tribut
annuel. Les chevaliers le forcèrent à le rendre. Il sera plus
d’une fois question de Cléon dans ces comédies.</note>
<pb n="50"/>
« gnis<hi rend="superscript">1</hi> ! fais paraître le chœur. » Jugez quel
coup ce fut pour moi ! Une autre fois j’eus à
me réjouir, lorsque Dexithée, concourant pour
le prix<hi rend="superscript">2</hi>, vint toucher un air béotien<hi rend="superscript">3</hi>. Cette
année, en revanche, combien je fus au supplice,
lorsque je vis Chéris<hi rend="superscript">4</hi> se disposer à jouer sur le
mode orthien<hi rend="superscript">5</hi> !</p>
<p>Mais jamais, depuis que je me baigne<hi rend="superscript">6</hi>, la
poussière ne m’a incommodé les yeux autant
qu’aujourd’hui, jour de l’assemblée, dans ce
<note type="footnote">1 Poëte tragique qu’Aristophane raille plus loin pour sa
froideur, ainsi que dans <hi rend="italic">les Fêtes de Cérès</hi>.</note>
<note type="footnote">2 Littéralement pour <hi rend="italic">le veau</hi>. C’était le prix des joueurs
de citbare, et pour les poëtes dithyrambiques un taureau.</note>
<note type="footnote">3 Ainsi appelé, dit le scholiaste, parce qu’il fut inventé
par Terpandre.</note>
<note type="footnote">4 Mauvais musicien. Il en parle encore plus bas, et dans
<hi rend="italic">la Paix</hi>.</note>
<note type="footnote">5 C’était un mode vif, guerrier, et dans les tons les plus
élevés. (Voy. <hi rend="italic">Hérodote,</hi> l. I, 24.)</note>
<note type="footnote">6 Juvénal désigne de même l’âge de puberté par l’admis-
sion dans les bains :
<hi rend="italic">Nec pueri credunt, nisi qui nondum ære lavantur</hi>.
(Sat. II, v. 152.)</note>
<pb n="51"/>
Pnyx<hi rend="superscript">1</hi> encore désert. Ils sont à bavarder dans
le marché, tout en s’efforçant d’éviter la corde
rouge<hi rend="superscript">2</hi>. Les prytanes<hi rend="superscript">3</hi> même n’arrivent pas ;
mais, lorsque enfin ils paraîtront, vous les verrez
se pousser, se presser en foule, se disputer les
premiers siéges. Quant aux moyens d’avoir la
paix<hi rend="superscript">4</hi>, ils n’y songent guère. O Athènes, Athè-
nes ! Pour moi, j’arrive toujours le premier à
l’assemblée ; et, me voyant seul, je m’assieds,
je soupire, je bâille, je m’étends, je me sou-
lage<hi rend="superscript">5</hi> ; ne sachant que faire, je trace des carac-
tères sur le sable, je m’épile, je calcule. Mes
regards se tournent vers mon champ ; plein d’a-
<note type="footnote">1 Le Pnyx, dans le voisinage de la citadelle, était une
place où se tenait l’assemblée du peuple.</note>
<note type="footnote">2 Lorsque les citoyens tardaient à se rendre à l’assem-
blée, les magistrats faisaient tendre sur l’<hi rend="italic">agora</hi> (le marché)
une corde teinte en rouge, pour envelopper la foule, et la
ramener ainsi au Pnyx. La corde déteignait sur les habits
des retardataires, qui étaient ainsi reconnus, et payaient
l’amende. ( <hi rend="italic">Voy</hi>. Sam. Petit, <hi rend="italic">Leg. Att.,</hi> pag. 285.)</note>
<note type="footnote">3 Ces magistrats convoquaient et présidaient les assem-
blées du peuple.</note>
<note type="footnote">4 On était alors dans la guerre du Péloponèse.</note>
<note type="footnote">5 <hi rend="italic">Pedo</hi>.</note>
<pb n="52"/>
mour pour la paix, de haine pour la ville, je
regrette mon bourg, qui jamais ne me disait :
« Achète du charbon, achète du vinaigre, de
« l’huile ; » il ne connaissait pas le mot <hi rend="italic">achète</hi>.
Seul il produisait tout. On n’y entendait pas ce
mot qui me déchire le cœur<hi rend="superscript">1</hi>. Aussi suis-je venu
aujourd’hui bien décidé à crier, à clabauder,
à interrompre les orateurs, s’ils parlent d’autre
chose que de la paix. Mais voici les prytanes ;
ils arrivent à midi. Ne l’ai-je pas dit ? Je l’avais
bien prévu ; les voilà qui se jettent tous sur les
premières places.</p>
<p>le héraut.</p>
<p>Avancez davantage, avancez, afin d’être dans
l’enceinte purifiée<hi rend="superscript">2</hi> !</p>
<p>amphithéus.</p>
<p>A-t-on déjà parlé ?</p>
<p>le héraut.</p>
<p>Qui demande la parole ?</p>
<note type="footnote">1 Le mot grec, qui veut dire <hi rend="italic">achète,</hi> ressemble à celui
qui signifie une <hi rend="italic">scie :</hi> de là un calembour intraduisible.</note>
<note type="footnote">2 Cette purification consistait à arroser le lieu de l’assem-
blée avec du sang de jeunes cochons.</note>
<pb n="53"/>
<p>amphithéus.</p>
<p>Moi.</p>
<p>le héraut.</p>
<p>Qui ?</p>
<p>amphithéus.</p>
<p>Amphithéus<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>le héraut.</p>
<p>Tu n’es donc pas un homme ?</p>
<p>amphithéus.</p>
<p>Non, mais un immortel. Amphithéus était fils
de Cérès et de Triptolème ; de celui-ci naquit
Céléus ; Céléus épousa Phénarète, mon aïeule ;
de Phénarète naquit Lycinus, qui me donna le
jour et me fit dieu<hi rend="superscript">2</hi>. Les dieux m’ont chargé
seul de négocier une trève avec les Lacédémo-
niens. Mais, citoyens, tout immortel que je
suis, je n’ai pas de quoi vivre ; car les prytanes
ne me donnent rien<hi rend="superscript">3</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Le môt <hi rend="italic">dieu</hi> entre dans la composition de ce nom.</note>
<note type="footnote">2 Ici le poëte raille indirectement Euripide sur son goût
pour les détails généalogiques.</note>
<note type="footnote">3 Ils étaient chargés de pourvoir aux besoins des citoyens
pauvres.</note>
<pb n="54"/>
<p>un prytane.</p>
<p>Archers…..</p>
<p>amphithéus.</p>
<p>Triptolème ! Céléus ! le souffrirez-vous ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Prytanes ! vous manquez à l’assemblée, en
faisant chasser un homme qui veut nous ménager
une trève et le bonheur de suspendre nos bou-
cliers.</p>
<p>le héraut.</p>
<p>Assis ! silence !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non, par Apollon ! je ne me tairai pas, que
vous ne proposiez de délibérer sur la paix.</p>
<p>le héraut.</p>
<p>Les ambassadeurs revenus de la cour du roi...</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>De quel roi ? Je suis las d’ambassadeurs, de
Paons<hi rend="superscript">1</hi>, et de tous ces vains étalages.</p>
<note type="footnote">1 Les paons étaient alors très-rares. A chaque nouvelle
lune, on en exposait à la curiosité du public. (<hi rend="italic">Voy</hi>. Petit,
<hi rend="italic">Leg. Att.,</hi> pag. 277.)</note>
<pb n="55"/>
<p>le héraut.</p>
<p>Silence !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ah ! ah ! Ecbatane<hi rend="superscript">1</hi> ! quelle tournure !</p>
<p>un des ambassadeurs.</p>
<p>Vous nous avez députés vers le grand roi,
sous l’archontat<hi rend="superscript">2</hi> d’Euthymène . avec deux
drachmes par jour.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Comment ! deux drachmes !</p>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Nous avons grandement souffert à errer sur
les bords du Caïstre, vivant sous des tentes,
mollement couchés dans nos chariots. Nous n’en
pouvons plus.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et moi, j’étais donc bien à l’aise, quand je
couchais sur la paille, en gardant les remparts ?</p>
<note type="footnote">1 Séjour des rois de la Perse pendant l’été.</note>
<note type="footnote">2 La deuxième année de la quatre-vingt-cinquième olym-
piade ; selon Brunck, treize ans avant la représentation de
cette pièce. D’autres placent cet archonte à la quatrième
année de la quatre-vingt-cinquième olympiade. Ce serait
alors onze ans qu’aurait duré l’ambassade.</note>
<pb n="56"/>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Partout où nous arrivions, nous étions forcés
de boire un vin pur et généreux dans des coupes
d’or et de cristal.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ville de Cranaüs<hi rend="superscript">1</hi> ! sens-tu comme tes ambas-
sadeurs se moquent de toi ?</p>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Ces Barbares n’estiment que les grands bu-
veurs et les grands mangeurs.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et nous, les débauchés et les infâmes.</p>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Au bout de quatre ans, nous arrivâmes au
palais : mais le roi en était parti à la tête de
son armée, pour évacuer<hi rend="superscript">2</hi> sur les montagnes<hi rend="superscript">3</hi>
d’or ; et cela dura huit mois entiers.</p>
<note type="footnote">1 Ancien roi d’Athènes.</note>
<note type="footnote">2 <hi rend="italic">Cacare</hi>.</note>
<note type="footnote">3 Le mot grec signifie aussi <hi rend="italic">pot de chamber</hi>.</note>
<pb n="57"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et combien mit-il de temps à fermer son<hi rend="superscript">1</hi>... ?</p>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Jusqu’à la pleine lune : il revint ensuite ; il
nous reçut, et nous fit servir des bœufs entiers
cuits au four.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qui vit jamais des bœufs cuits au four ?
Quelles fanfaronnades<hi rend="superscript">2</hi> !</p>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Il nous fit même servir un oiseau trois fois
plus gros que Cléonyme<hi rend="superscript">3</hi> ; on l’appelait le <hi rend="italic">Ha-
bleur</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et c’est pour toutes ces hableries que tu rece-
vais deux drachmes par jour ?</p>
<note type="footnote"><hi rend="italic">Podex</hi>.</note>
<note type="footnote">2 Ici le mot propre serait un mot populaire que la sol-
datesque a mis à la mode : les <hi rend="italic">blagues</hi>.</note>
<note type="footnote">3 Aristophane revient souvent sur ce Cléonyme dans cette
pièce, et dans <hi rend="italic">les Nuées, les Guêpes, les Oiseaux</hi>. C’était
un général athénien connu par son embonpoint et sa lâ-
cheté.</note>
<pb n="58"/>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Nous vous amenons en ce jour Pseudartabas,
l’OEil du roi.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qu’un corbeau te crève le tien, bel ambassa-
deur !</p>
<p>le héraut.</p>
<p>Que l’ΟΕil du roi paraisse !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>O puissant Hercule ! par les dieux, l’ami,
voilà bien un équipage de mer ! Est-ce que tu
suis les sinuosités d’un cap pour chercher quel-
que rade ? Son œil semble soutenu avec la
courroie d’une rame de navire<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Dis maintenant, Pseudartabas, ce que le roi
t’a chargé d’annoncer aux Athéniens.</p>
<note type="footnote">1 L’acteur qui représentait l’<hi rend="italic">OEil du roi</hi> portait un
masque qui n’avait qu’un œil énorme, que Dicéopolis com-
pare à l’ouverture pratiquée dans les vaisseaux pour y passer
les rames. Dans les <hi rend="italic">Perses</hi> d’Eschyle, le chœur (<hi rend="italic">v</hi>. 980)
appelle un des ministres de Xerxès l’<hi rend="italic">OEil du roi</hi>.</note>
<pb n="59"/>
<p>pseudartabas.</p>
<p><hi rend="italic">Lartaman exarxan apissona satra</hi><hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Avez-vous compris ce qu’il dit ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non, par Apollon.</p>
<p>l’ambassadeur.</p>
<p>Il dit que le roi vous enverra de l’or. Répète ;
annonce cet or à haute et intelligible voix.</p>
<p>pseudartabas.</p>
<p>Tu n’auras pas d’or, lonien au ventre<hi rend="superscript">2</hi> làche.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Oh ! oh ! le drôle ! cela est assez clair !</p>
<note type="footnote">1 Anquetil Duperron (Mém. del’Acad. des Inscr., t. 31)
prétend expliquer cette phrase par la langue des Parsis.
M. Silvestre de Sacy, consulté par M. Boissonade, a
répondu qu'il croyait bien y reconnaître quelques vestiges
de la langue persane, mais si altérés qu'il était impossible
d’en tirer un sens.
Peut-être fera-t-on quelque jour un commentaire sur le
turc que parle le Bourgeois gentilhomme.</note>
<note type="footnote">» Il y a un antre mol dans le grec : <hi rend="italic">hianti podice</hi>.</note>
<pb n="60"/>
<p>.</p>
<p>Eh bien, que dit-il ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il dit que les Athéniens sont des sots s’ils
comptent sur l’or des Barbares.</p>
<p>L’AMBASSADEUR.</p>
<p>Point du tout ; il parle de boisseaux d’or.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>De boisseaux ! tu es un fier charlatan ! Va-
t’en d’ici ; je vais l’interroger seul.</p>
<p>(à Pseudartabas. )</p>
<p>Allons, réponds-moi vite, si tu ne veux être
rougi en teinture de Sardes<hi rend="superscript">1</hi>. Le grand roi nous
enverra-t-il de l’or ?</p>
<p>(Pseudartabas fait signe que non.)</p>
<p>Les ambassadeurs nous en imposent donc ?</p>
<p>(Pseudartabas fait signe que oui. )</p>
<p>Mais ces hommes font des signes à la manière
grecque. Il n’est pas possible qu’ils ne soient
pas de ce pays. Eh ! je connais l’un de ces deux
eunuques : c’est Clysthène<hi rend="superscript">2</hi>, fils de Sibyrtius.
<note type="footnote">1 C’est-à-dire battu jusqu'au sang.</note>
<note type="footnote">2 Il reparle de Clysthène dans <hi rend="italic">les Chevaliers</hi> et dans <hi rend="italic">les
Fétes de Cérès</hi>.</note>
<pb n="61"/>
O la merveilleuse invention ! Comment, avec
cette barbe, misérable singe, veux-tu passer
pour un eunuque ? Et celui-ci, n’est-ce pas
Straton ?</p>
<p>le héraut.</p>
<p>Silence ! qu’on s’asseye. Le sénat invite l’OEil
du roi à se. rendre au Prytanée<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>(Pseudartabas se retire.)</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>N’y a-t-il pas là de quoi se pendre ? Après cela
que puis-je attendre encore ? Jamais la porte du
Prytanée ne se ferme pour de pareilles gens.
Mais je vais exécuter un grand projet. Où est
Amphithéus ?</p>
<p>amphithéus.</p>
<p>Me voici.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Tiens, prends ces huit drachmes, et fais al-
liance pour moi seul et ma famille avec les La-
cédémoniens. Vous autres, envoyez des ambas-
sadeurs et laissez-vous mystifier<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Les ambassadeurs y étaient logés et traités aux frais
de l’État.</note>
<note type="footnote">2 Dans cette scène, Aristophane gourmande la crédulité
des Athéniens. La mystification de l'ambassadeur de Perse
rappelle un peu le prince froquois, si bien accueilli dans
quelques salons de Paris, et les Osages qui furent admis à
la table du ministre des affaires étrangères, alors M. le
baron de Damas.</note>
<pb n="62"/>
<p>le héraut.</p>
<p>Que Théorus, ambassadeur auprès de Sital-
Cès<hi rend="superscript">1</hi>, paraisse.</p>
<p>théorus.</p>
<p>Me voici.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Autre charlatan que l’on annonce.</p>
<p>théorus.</p>
<p>Nous ne serions pas restés si long-temps en
Thrace</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non certes, si tu ne recevais un riche salaire.</p>
<p>théorus.</p>
<p>Si toute la Thrace n’eût été couverte de
neige, et si le froid n’eût glacé les fleuves dans
le temps même<hi rend="superscript">2</hi> où Théognis faisait représenter
<note type="footnote">1 Roi de Thrace. Ce Théorus est appelé parjure dans <hi rend="italic">les
Nuées</hi>. Dans <hi rend="italic">les Guêpes</hi>, on en parle comme d’un flatteur</note>
<note type="footnote">2 Allusion à la froideur de ses pièces (<hi rend="italic">voyez</hi> plus
haut.
pag.50). Il est assez curieux d’observer la tradition des
plaisanteries poétiques. Horace a dit :
<hi rend="italic">Seu piugui tentus omaso
Furius hibernas cana nive conspuel Alpes</hi>.</note>
<pb n="63"/>
ici ses tragédies. Je buvais alors avec Sitalcès.
En vérité, il adore Athènes ; il a pour vous la
passion d’un amant : il va jusqu’à écrire sur les
murs : « Charmans Athéniens ! » Son fils, que
nous avons fait citoyen d’Athènes, désirait vi-
vement de venir manger des andouilles aux
Apaturies<hi rend="superscript">1</hi>, et conjurait son père de secourir
sa nouvelle patrie<hi rend="superscript">2</hi>. Celui-ci a juré dans un sa-
crifice d’envoyer à notre secours une armée si
nombreuse, que les Athéniens s’écrieraient à
cette vue : « Quelle nuée de sauterelles ! »</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que je meure si je crois un mot de ce que tu
dis, hormis les sauterelles.</p>
<p>théorus.</p>
<p>Il vous envoie la peuplade la plus belliqueuse
de la Thrace.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Les voilà déjà.</p>
<note type="footnote">1 Fête d'Athènes. Le mot grec renferme l’idée de trom-
perie ; c’est pour cela que cette fête plaît au fils du roi.</note>
<note type="footnote">2 Sur l’alliance des Athéniens avec Stlalcés cl son fils Sa-
doc, voy. <hi rend="italic">Thucydide</hi>,I. I.</note>
<pb n="64"/>
<p>LE HERAUT.</p>
<p>Thraces, que Théorus amène, paraissez.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Quel est ce nouveau fléau ?</p>
<p>THÉORUS.</p>
<p>L’armée des Odomantes<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Quels Odomantes ? qu’est-ce là ? dis-moi qui
en a donc fait des eunuques ?</p>
<p>théorus.</p>
<p>Qu’on leur donne deux drachmes de solde,
et ils infesteront toute la Béotie<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Deux drachmes à ces eunuques ! Comme on
verrait gémir tous nos braves marins, ces défen-
seurs de l’Etat..... Ah ! malheureux ! je suis
perdu ; les Odomantes m’ont volé mon ail !
Voulez-vous bien me rendre mon ail ?</p>
<note type="footnote">1 Ils habitaient sur les bords du Strymon.</note>
<note type="footnote">2 Alors eu guerre avec Athènes.</note>
<pb n="65"/>
<p>théorus.</p>
<p>Imprudent ! garde-toi d’attaquer des hom-
mes qui ont mangé de l’ail<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Vous souffrez, prytanes, que des étrangers
me traitent ainsi dans mon propre pays ? Au
reste, je m’oppose à ce que l’assemblée délibère
sur la solde des Thraces : un prodige vient de se
manifester ; j’ai senti une goutte d’eau.</p>
<p>le héraut.</p>
<p>Que les Thraces se retirent ; ils se présente-
ront dans trois jours<hi rend="superscript">2</hi>. Les prytanes lèvent la
séance.</p>
<p>(L’assemblée se sépare.)</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Hélas ! comme ils ont rogné mon dîner !...
Mais voici Amphithéus de retour de Lacédé-
mone. Salut, Amphithéus.</p>
<note type="footnote">1 L’ail les rendait plus ardens au combat, comme les
coqs qui deviennent plus terribles lorsqu’on leur en a fait
prendre.</note>
<note type="footnote">2 L'assemblée se séparait quand il se manifestait quelque
présage défavorable.</note>
<pb n="66"/>
<p>amphithéus.</p>
<p>Laisse-moi courir ; les Achamiens me pour-
suivent.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qu’y a-t-il donc ?</p>
<p>amphithéus.</p>
<p>Je m’empressais de t’apporter le traité : mais
la chose a été éventée par une bande de vieil-
lards achamiens, gens âpres, durs, intraitables,
vrais guerriers de Marathon. Ils se mirent tous à
crier « Ah ! scélérat ! tu apportes la paix, et
« l’ennemi a coupé nos vignes ! » En même
temps ils ramassaient des pierres dans leurs
manteaux : je pris la fuite, et ils me poursui-
virent à grands cris.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Laisse-les crier. Mais voyons le traité.</p>
<p>amphithéus.</p>
<p>J’en apporte de trois qualités. En voici de
cinq ans ; tiens, goûte un peu<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Fi !</p>
<note type="footnote">1 Il en parle comme de vins qu’il lui ferait déguster.</note>
<pb n="67"/>
<p>amphithéus.</p>
<p>Quoi !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il n’est pas de mon goût ; il sent la poix et le
goudron de vaisseau<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>amphithéus.</p>
<p>En voici d’autre, de dix ans ; goûte-le aussi.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il est trop aigre ; il sent les ambassades fré-
quentes, et les lenteurs de nos alliés.</p>
<p>amphithéus.</p>
<p>Eh bien ! voici un traité de trente ans sur
terre et sur mer.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Honneur à Bacchus ! Celui-ci a un goiit d’am-
broisie et de nectar. Il ne me dit pas : « Pars ;
« prends des vivres pour trois jours<hi rend="superscript">2</hi>. » Mais il
me dit : « Vas où tu vomiras. » Je l’accepte, je
le ratifie ; je vais boire en son honneur, et je
<note type="footnote">1 Allusion aux flottes qu’on équipait pour la guerre.</note>
<note type="footnote">2 Les soldats, lorsqu'ils partaient pour la guerre, devaient
emporter des vivres pour trois jours.</note>
<pb n="68"/>
souhaite aux Acharniens toutes sortes de pros-
pérités. Délivré de la guerre et de ses maux, je
vais aux champs célébrer la fête de Bacchus<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>amphitéus.</p>
<p>Et moi, je me sauve pour échapper aux Achar-
niens.</p>
<ab>
<seg>
(Ici un changement de décoration est supposé nécessaire.
Le lieu de la scène ne peut plus être le Pnyx ; car voici
les Acharniens qui paraissent, et l'on va voir Dicéopolis,
de retour chez, lui, préparer un sacrifice.)</seg>
</ab>
<p>le chœur.</p>
<p>Voyez par là, cherchez, questionnez tous les
passans sur cet homme. Il importe à l’Etat de
se saisir de lui. Si quelqu’un sait quel chemin
a pris ce porteur de traités, qu’il m’en ins-
truise.</p>
<p>Il a fui, il a disparu ! Hélas ! triste effet des
années ! Non, dans mon jeune âge, lorsque,
<note type="footnote">1 Les dionysiaques des campagnes se célébraient daus
chaque village au mois Posidéon. Il ne faut pas les con-
fondre avec les fêtes lénéennes, qui se célébraient dans la
ville, au mois Anthestérion.</note>
<pb n="69"/>
chargé de sacs de charbon<hi rend="superscript">1</hi>, je suivais Phayllus<hi rend="superscript">2</hi>
à la course, ce porteur de traités n’aurait pas
si aisément échappé à ma poursuite ; sa légèreté
ne l’aurait pas sauvé. Mais maintenant que mes
genoux sont raides, et que les jambes du vieux
Lacratidès<hi rend="superscript">3</hi> se sont appesanties, le traìtre s’est
enfui.</p>
<p>Il faut le poursuivre. Que jamais, malgré
notre vieillesse, il ne se vante d’avoir échappé
aux Acharniens, celui qui, grands dieux ! a
traité avec mes ennemis, au moment où le ra-
vage de mes champs demande vengeance. Je ne
cesserai de les harceler, qu’après les avoir percés
de mes traits implacables, pour les empêcher
désormais de ravager mes vignobles.</p>
<note type="footnote">1 Les Acharniens faisaient principalement le commerce
de charbon.</note>
<note type="footnote">2 Coureur célèbre de Crotone. Hérodote (I. VIII, 47) dit
que Phayllus remporta trois fois le prix aux jeux pythiques,
et qu'il commandait à Salamine la galère envoyée par les
Crotoniates au secours de la Grèce. Aristophane le nomme
encore dans <hi rend="italic">les Guêpes</hi>.</note>
<note type="footnote">3 Lacratidès, dit le Scholiaste, était le nom d’un ancien
archonte du temps de la bataille de Marathon.</note>
<pb n="70"/>
<p>Mais il faut chercher notre homme, aller jus-
qu’à Ballène<hi rend="superscript">1</hi>, et le poursuivre de toutes parts
jusqu’à ce qu’on le trouve ; car je meurs d’envie
de le lapider.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que l’on prête un religieux silence.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Faisons silence. Avez-vous entendu ces pa-
roles religieuses ? Voilà l’homme même que nous
cherchons. Retirez-vous tous de ce côté ; car il
paraît se disposer à offrir un sacrifice.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que l’on prête un religieux silence. Toi, jeune
Canéphore<hi rend="superscript">2</hi>, avance davantage. Que Xanthias
tienne le phallus<hi rend="superscript">3</hi> élevé.</p>
<note type="footnote">1 Jeu de mots intraduisible. Pallène est un bourg de l’At-tique : en chaugeant le <hi rend="italic">P</hi> en <hi rend="italic">B</hi> on forme un mot qui signifie
jeter des pierres.</note>
<note type="footnote">2 Jeune fille qui portail la corbeille dans les cérémonies
religieuses.</note>
<note type="footnote">3 On portait le phallus dans les fêtes de Bacchus.</note>
<pb n="71"/>
<p>la femme.</p>
<p>Dépose la corbeille, ma fille, afin que nous
fassions les offrandes.</p>
<p>la fille.</p>
<p>Ma mère, passe-moi la cuiller, pour que je
répande de la purée sur le gâteau.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Voilà qui est bien. Puissant Bacchus, si la
reconnaissance préside à cette fête et au sacri-
fice que je t’offre avec ma famille, fais que,
délivré des charges de la guerre, je célèbre
heureusement les bacchanales champêtres, et
que mes trente années de paix me soient pro-
pices !</p>
<p>la femme.</p>
<p>Allons, ma fille, songe à porter la corbeille
avec grâce et d’un air grave. Heureux celui qui
t’aura pour épouse, et qui fécondera ton sein<hi rend="superscript">1</hi>
au lever du soleil<hi rend="superscript">2</hi> ! Avance ; mais prends bien
garde dans la foule qu’on ne te dérobe tes
bijoux d’or<hi rend="superscript">3</hi>.</p>
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Te ità curabit ut non minus, quàm mustela,
feteas</hi>.</note>
<note type="footnote">2 <hi rend="italic">Tempus</hi> <foreign xml:lang="grc"> </foreign>, observe un commentateur.</note>
<note type="footnote">3 Il paraît qu'on risquait d’étre volé sur la scène. (Voy.
<hi rend="italic">la Paix, v</hi>. 731 Parabase.)</note>
<pb n="72"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Xanthias, reste derrière la canéphore, et
tiens le phallus droit. Pour moi, je suivrai, en
chantant l’hymne à Phalès. Toi, femme, tu re-
garderas la cérémonie du haut de la maison<hi rend="superscript">1</hi>.
Allez.</p>
<p>O Phalès, compagnon de Bacchus, ami des
festins, coureur de nuit, dieu de l'adultère,
séducteur des jeunes garçons, enfin, après six
années je te salue<hi rend="superscript">2</hi> ; un traité bienheureux me
ramène dans mon bourg, et me délivre des
soucis, des combats et des Lamachus<hi rend="superscript">3</hi>. N’est-il
pas mille fois plus doux, Phalès ! ô Phalès ! de
surprendre une jolie bûcheronne, telle que
Thratta, l’esclave de Strymodore, dérobant du
bois sur le mont Phellée, de la saisir, la jeter à
terre, et de la posséder ? Phalès ! ô Phalès ! si
<note type="footnote">1 Dans les cérémonies publiques, les femmes ne suivaient
pas le cortége.</note>
<note type="footnote">2 Ce passage marque clairement la date de la représen-
tation à la sixième année de la guerre du Péloponèse. Le
service militaire avait pu seul éloigner six ans un citoyen de
ses foyers. (<hi rend="italic">Voy.</hi> aussi plus bas, vers 897.)</note>
<note type="footnote">3 Lamachus était un général des Athéniens, contemporain
d’Alcibiade et de Nicias.</note>
<pb n="73"/>
tu assistes à notre banquet, demain matin,
après les orgies de la veille, je t’offrirai les dons
de la paix, et je suspendrai mon bouclier àla
fumée.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>C’est lui-méme ; c’est lui. Jetez, jetez, jetez ;
assommez le traître. Que tardez-vous à l’assom-
mer ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Par Hercule ! qu’est-ce que cela ? vous allez
briser ma marmite.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>C’est toi que nous lapiderons, misérable !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Pour quelle raison, respectables Acharniens ?</p>
<p>le choeur.</p>
<p>Tu le demandes ? tu es un impudent, un in-
fàme ! traître à ta patrie, après avoir traité seul
avec l’ennemi, tu oses encore lever les yeux sur
nous !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Vous ignorez les motifs de ma conduite :
écoutez-moi.</p>
<pb n="74"/>
<p>le chœur.</p>
<p>Moi, t’écouter ? tu périras. Nous t’écraserons
sous des monceaux de pierres.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Vous n’en ferez rien avant de m’entendre.
Attendez un moment, je vous conjure.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Je ne veux pas attendre ; trève de paroles.
Je te déteste encore plus que Cléon, que j’é-
corcherai un jour, pour faire de sa peau des
sandales aux Chevalies<hi rend="superscript">1</hi>. Apres ton traité avec
les Lacédémoniens, je ne saurais écouter de
plus longs discours de ta bouche. Je veux me
venger.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mes amis, laissez là les Lacédémoniens : jugez
seulement si j’ai eu raison de faire la paix.</p>
<p>le choeur.</p>
<p>Et comment pourrais-tu avoir eu raison, dès
que tu as traité avec des gens qui n’ont ni foi,
ni loi, ni serment ?</p>
<note type="footnote">1 Allusion satirique au métier de Cléon, qui était cor-
voyeur. Les Chevaliers étaient ses ennemis déclarés, (<hi rend="italic">Voy</hi>.
la comédie de ce nom. )</note>
<pb n="75"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Pour moi, je sais que les Lacédémoniens,
contre lesquels nous montrons tant d’acharne-
ment, ne sont pas les auteurs de tous nos maux.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Ils ne sont pas les auteurs de tous nos maux ?
Scélérat ! tu oses parler ainsi à notre face ! et
je t'épargnerais !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non, je le répète, non : et moi qui vous
parle, je pourrais vous montrer qu’en plus d’une
occasion ils ont eu eux-mêmes à se plaindre.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Voilà qui est violent et bien propre à échauf-
fer la bile, que tu oses devant nous parler en
faveur de nos ennemis !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et si je ne dis la vérité, si le peuple n’en re-
connaît la justesse, je veux parler la tête sur
un billot.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Que tardons-nous, citoyens, àle lapider et à
le mettre en sang<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<note type="footnote">1 Littéralement : <hi rend="italic">à le teindre en pourpre</hi>.</note>
<pb n="76"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Quel nouvel accès vous saisit<hi rend="superscript">1</hi> ? Ne m’écou-
terez-vous donc pas, ô Acharnides ?</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Nous n’écouterons rien.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Me voilà mal dans mes affaires.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Que je meure si je t’écoute.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Vous ne serez pas si injustes, Acharniens !</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Apprête-toi à mourir.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Eh bien ! je m’en vengerai. Je tuerai à mon
tour vos amis les plus chers. Je tiens de vous des
ôtages que j’égorgerai.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Citoyens, que veut dire cette menace ? Au-
rait-il en son pouvoir quelqu’un de nos enfaus ?
d’où lui vient tant de hardiesse ?</p>
<note type="footnote">1 Littéralement : <hi rend="italic">quel noir tison s’est rallumé</hi> ? Allusion
aux charbonniers acharniens.</note>
<pb n="77"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Frappez si vous voulez, je me vengerai aussi-
tôt sur ce panier ; je saurai si les charbons vous
sont chers<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Ciel ! ce panier est mon concitoyen. Non, tu
n’en feras rien. Arrête, arrête !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il périra. Vous avez beau crier ; je ne veux
rien entendre.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Quoi ! tu ferais périr notre camarade, ce
charbonnier chéri ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Tout à l’heure vous ne vouliez pas non plus
m’écouter.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Eh bien ! parle à présent, si tu veux, de La-
cédémone, et de tout ce qui te plaira. Jamais je
n’abandonnerai ce panier chéri.</p>
<note type="footnote">1 Parodie de quelque scène tragique, par exemple, celle
ou Télèphe, pour se sauver des mains des Grecs, menaçait
de tuer Oreste.</note>
<pb n="78"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Commencez donc par jeter ces pierres à terre.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Les voilà à terre ; et toi, dépose aussi ton
épée.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ne vous avisez pas d’en cacher dans vos man-
teaux.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Nous avons tout jeté par terre. Vois comme
nous secouons nos manteaux. Ainsi plus de pré-
texte, dépose ton arme ; car non-seulement j’ai
secoué mon manteau, mais je l’ai retourné<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Vous allez donc enfin contenir vos cris : peu
s’en est fallu que les charbons du Parnes<hi rend="superscript">2</hi> ne
périssent, et cela par l’imprudence de leurs
compatriotes. Ce panier, dans sa frayeur, a
làché sous lui<hi rend="superscript">3</hi> une poussière noirâtre comme la
<note type="footnote">1 Plusieurs commentateurs prétendent que le mot <foreign xml:lang="grc"> </foreign>
désigne ici les évolutions que le chœur faisait en chantant.</note>
<note type="footnote">2 Montagne de l’Attique, sans doute dans le canton
d'Acharne.</note>
<note type="footnote">3 <hi rend="italic">Cacavit</hi>.</note>
<pb n="79"/>
liqueur de la sèche<hi rend="superscript">1</hi>. Il est dangereux d’avoir le
caractère aigre et intraitable au point de crier
et de battre, sans vouloir rien entendre, ni
mettre de l’eau dans son vin. Car enfin, je suis
prêt à parler pour les Lacédémoniens la tête
sur un billot, et cependant je tiens comme un
autre à la vie.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Que ne fais-tu donc apporter ce billot, pour
nous dire de ces choses de si grande impor-
tance ? Je désire fort connaître ton avis. Mais
tu t’y es engagé toi-même ; pose d’abord le
billot, et tu parleras ensuite.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Eh bien ! soit : voilà le billot ; et voici l’ora-
teur, moi, chétif. Je ne me couvrirai pas d’un
bouclier, soyez-en assurés. Je dirai en faveur
des Lacédémoniens ce que je crois juste. Ce
n’est pas que je n’aie aucun sujet de crainte :
je connais l’humeur de nos villageois ; ils sont
heureux lorsqu’on les accable d’éloges, mérités
ou non : ils ne sentent pas que c’est les trahir.
<note type="footnote">1 Poisson.</note>
<pb n="80"/>
Quant aux vieillards, ils ne songent qu’à pro-
noncer des condamnations. Je sais ce qu’il m’en
coûta pour ma comédie<hi rend="superscript">1</hi> de l’an passé. Cléon
me traîna devant le sénat, et, avec un bruit
effroyable, il vomit contre moi des torrens d’in-
jures et de calomnies ; peu s’en fallut que je ne
périsse dans le bourbier où il me plongea.
Laissez-moi donc, avant de commencer, me
revêtir du costume d’un pauvre misérable.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>A quoi bon tant de détours, d’artifices et de
retards ? Emprunte à Hiéronyme<hi rend="superscript">2</hi> le casque de
Pluton<hi rend="superscript">3</hi>, sous lequel retombe son épaisse che-
<note type="footnote">1 Elle avait pour titre <hi rend="italic">les Babyloniens</hi>. Comme cette
pièce avait été jouée vers le printemps aux fêtes diony-
siaques, en présence des alliés qui apportaient alors leurs
tributs à Athènes, Cléon, qui y était maltraité, accusa le
poëte d’avoir livré le peuple à la risée de l’étranger. Aris-
tophane ne se trouvait pas dans le même cas pour la comédie
des <hi rend="italic">Acharniens</hi>. Elle fut représentée aux fêtes lénéennes sur
la fin de l’automne, temps ou les étrangers étaient partis.</note>
<note type="footnote">2 Poëte tragique d’une imagination sombre et déréglée
Aristophane le plaisante sur un masque effrayant dont il avait
fait dans une de ses tragédies.</note>
<note type="footnote">3 Le casque de Pluton passait pour avoir la vertu de
rendre invisible. C’est une expression proverbiale.</note>
<pb n="81"/>
velure noire et hérissée. Déploie ensuite les
ruses<hi rend="superscript">1</hi> de Sisyphe : mais tu ne peux plus te dis-
penser d’entrer en matière.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il est temps que je rassemble les forces de
mon âme. Il faut que j’aille trouver Euripide.</p>
<p>(Il frappe à la porte d'Euripide.)</p>
<p>Esclave !</p>
<p>(Il faut supposer que la scène change encore ici.)</p>
<p>céphisophon.</p>
<p>Qui appelle ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Euripide est-il chez lui ?</p>
<p>céphisophon.</p>
<p>Il y est, et il n’y est pas<hi rend="superscript">2</hi> ; c’est selon.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Comment peut-il y être, et n’y être pas à la
fois ?</p>
<note type="footnote">1 Il eut l’adresse de revenir des enfers.</note>
<note type="footnote">2 Allusion à quelques subtilités de ce genre, assez fré-
quentes dans Euripide.(<hi rend="italic">Voy</hi>. Hippolyte, v. 1034 ; Phœniss.,
v. 297 ; Iphig. Taur., v. 512 ; Alceste, v. i39, 521, etc.)</note>
<pb n="82"/>
<p>céphisophon.</p>
<p>Sans doute, vieillard. Il n’y est pas ; car son
esprit est au dehors à chercher de petits vers.
Quant à lui-même, il y est, perché dans les
airs, et faisant une tragédie.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>O trois fois heureux Euripide, d’avoir un
serviteur qui réponde si clairement ! Appelle
ton maître.</p>
<p>céphisophon.</p>
<p>Cela ne se peut.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mais cependant….. car enfin je ne puis m’en
aller. Je vais frapper à sa porte. Euripide, mon
petit Euripide, réponds-moi, situ en es capable.
Je suis Dicéopolis, de Chollide<hi rend="superscript">1</hi> ; c’est moi,
te dis-je.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Je n’ai pas le temps.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Fais-toi rouler ici<hi rend="superscript">2</hi></p>
<note type="footnote">1 Bourg de l’Attique.</note>
<note type="footnote">2 Comme les dieux et les héros que l’on faisait paraître
sur la scène au moyen de machines.</note>
<pb n="83"/>
<p>euripide.</p>
<p>C’est impossible.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mais cependant…..</p>
<p>euripide.</p>
<p>Eh bien ! je me ferai rouler ; mais je ne puis
descendre.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Euripide !</p>
<p>euripide.</p>
<p>Quel son a frappé mon oreille ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>C’est donc en l’air que tu composes ? Je ne
m’étonne plus que tes héros soient boiteux<hi rend="superscript">1</hi>.
Mais quoi ! te voilà tout couvert de haillons, de
lambeaux de tragédie ! je ne m’étonne plus que
tes héros soient mendians. Mais je t’en conjure
à genoux, Euripide ; donne-moi des lambeaux
de quelque vieille pièce. Il me faut débiter au
chœur une longue tirade ; si je parle mal, je
suis un homme mort.</p>
<note type="footnote">1 Allusion à plusieurs personnages d'Euripide qui étaient
boiteux, Télèphe, Philoctète, Bellérophon. Dicéopolis ne
s’étonne pas qu’ils se cassent la jambe, s’ils tombent de la
machine où se perche Euripide.</note>
<pb n="84"/>
<p>euripide.</p>
<p>Quels lambeaux te donnerai-je ? Ceux sous
lesquels OEnéus, cet infortuné vieillard, parut
dans la lice ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non, pas ceux d’OEnéus ; mais de plus misé-
rables encore.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Ceux de Phœnix aveugle ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non, non ; de quelque héros plus malheu-
reux que Phœnix.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Quels peuvent être ces haillons qu’il deman-
de ? Seraient-ce ceux de Philoctète mendiant ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Point : celui-là était bien plus gueux encore.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Voudrais-tu les sales guenilles du boiteiu
Bellérophon ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Pas Bellérophon. Mon homme était boiteux,
mendiant, bavard, beau parleur.</p>
<pb n="85"/>
<p>euripide.</p>
<p>Ah ! je sais : Télèphe de Mysic<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Oui, Télèphe. Donne-moi ses haillons, je te
supplie.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Esclave, donne-lui les guenilles de Télèphe.
Elles sont au-dessus des haillons de Thyeste,
parmi ceux d’lno<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>céphisophon.</p>
<p>Les voici.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>O Jupiter ! dont l’œil perçant pénètre par-
tout<hi rend="superscript">3</hi>, laisse-moi revêtir le costume de la
misère. Euripide, puisque tu t’es montré si
généreux à mon égard, accorde-moi encore
l’accompagnement de cet accoutrement ; donne-
moi le petit bonnet mysien. « Car aujourd’hui
« il me faut contrefaire le mendiant, être ce
<note type="footnote">1 OEnéus, Phœnix, Philoctète, Bellerophon, Télèphe :
tragédies d'Euripide, dont il ne reste que des fragmens.</note>
<note type="footnote">2 Autre pièce dont il ne reste aussi que des fragmens.</note>
<note type="footnote">3 Il y a dans le texte une allusion aux trous de ces habits
percés de toutes parts.</note>
<pb n="86"/>
« que je suis, mais paraître tout autre<hi rend="superscript">1</hi>. »
Il faut que les spectateurs me connaissent, mais
que le chœur imbécile soit dupe de mon ver-
biage.</p>
<p>euripide.</p>
<p>J’y consens : je ne puis rien refuser à ton
esprit subtil.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>« Que les dieux accomplissent tes vœux, et
« ceux que je forme<hi rend="superscript">2</hi> pour Télèphe. » Bon !
comme mon esprit s’orne de gentillesses ! Mais
j’ai besoin aussi du bâton de mendiant.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Prends, et « retire-toi de ces portiques<hi rend="superscript">3</hi>. »</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Comme il me chasse de chez lui ! j’ai pourtant
encore besoin de bien des choses ! O mon cœur,
tiens ferme, demande, importune. Euripide,
donne-moi une vieille lanterne usée.</p>
<note type="footnote">1 Ces deux vers sont empruntés au Télèphe d'Euripide.</note>
<note type="footnote">2 Autre vers parodié.</note>
<note type="footnote">3 M. Boissonade conjecture qu’il y a ici quelque parodie
perdue pour nous.</note>
<pb n="87"/>
<p>euripide.</p>
<p>Mais, malheureux, qu’as-tu besoin de tout
cet embarras ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Je n’en ai pas besoin ; cependant je le veux.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Sais-tu que tu es bien ennuyeux ? va-t’en
d’ici.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que les Dieux te soient propices, comme ils
le furent à ta mère !</p>
<p>euripide.</p>
<p>Va-t’en maintenant.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non, mais donne-moi seulement un petit
gobelet dont le bord soit ébréché.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Prends et pars ; je te l’ai dit, tu m’importunes.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Tu ne sais pas tout le mal que tu me fais,
excellent Euripide ; donne-moi seulement une
petite marmite dont le fond soit garni d’une
éponge<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Quelques commentateurs prétendent qu’il demande cette</note>
<pb n="88"/>
<p>euripide.</p>
<p>Tu vas m’enlever toute une tragédie<hi rend="superscript">1</hi>. Tiens,
et pars.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Je m’en vais. Mais que fais-je ? il me manque
une chose ; et si je ne l’ai pas, je suis perdu.
Un mot encore, excellent Euripide ! et puis
après, je pars pour ne plus revenir. Je voudrais
quelques feuilles de légume dans mon panier.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Tu me ruines : tiens donc. Il ne me reste plus
de pièce.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>C’est tout, je me retire. C’est être trop im-
portun : « je me ferais haïr des rois<hi rend="superscript">2</hi>. » Ah !
malheureux, je suis perdu ! J’ai oublié juste-
ment ce qu’il y a de plus important pour moi.
<note type="footnote">marmite pour s’en servir en guise de casque. Ce serait le
modèle de l’armet de Mambrin. On garnissait le fond des
casques avec des éponges ou de la laine, pour amortir les
coups. D'autres peusent qu'il ne s’agit que d'ustensiles usés,
dont on bouchait les trous et les fentes avec des éponges.</note>
<note type="footnote">1 Critique piquante des moyens tragiques employés par
Euripide pour amener le pathétique.</note>
<note type="footnote">2 Parodie du Télèphe.</note>
<pb n="89"/>
Mon cher petit Euripide, mon bon ami, que je
meure si je te demande encore autre chose après
celle-là, celle-là seule : donne-moi un peu de
ce scandix<hi rend="superscript">1</hi> que vendait ta mère.</p>
<p>euripide.</p>
<p>Il fait l’insolent : fermez la porte sur lui.</p>
<p>dicéopolis, reste seul.</p>
<p>Il faudra que je me passe de scandix.
(A. lui-même.)
Sais - tu bien dans quelle lutte tu t’engages, en
osant parler en faveur des Lacédémoniens ? Al-
lons, ô mon cœur ! voici l’instant critique. Tu
hésites ? N’es-tu pas tout plein de ton Euripide ?
C’en est fait : vas, ô mon cœur ! point de fai-
blesse ; présente hardiment ta tête<hi rend="superscript">2</hi>, et dis tout
<note type="footnote">1 Espèce d’herbe sauvage qui ressemble au cerfeuil. On
prétend qu’Euripide était fils d'une marchande de légumes.
Il lui reproche, comme dit Pline (Hist. nat. XXII),
<hi rend="italic">matrem ejus ne olus quidem légitimum venditasse, sed
Scandicem</hi>.</note>
<note type="footnote">2 Ce rapprochement de métaphores forcées paraît être
une critique du passage d’lphigénie en Tauride, ou celle-
ci dit (vers 336) : « O mon cœur infortuné, autrefois
« compatissant pour les étrangers qui tombaient entre tes</note>
<pb n="90"/>
ce que tu voudras. Allons, marche, avance.
Vraiment, mon courage m’étonne !</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Que vas-tu faire ? que vas-tu dire ? En vérité,
il faut une âme inflexible et une résolution de
fer, pour aller exposer sa tête<hi rend="superscript">1</hi> contre une ville
entière, et oser seul la contredire !</p>
<p>demi-chœur.</p>
<p>Il ne redoute rien. Eh bien ! parle, puisque
tu le veux.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ne vous offensez pas<hi rend="superscript">2</hi>, spectateurs, si, tout
pauvre que je suis, je viens parler aux Athé-
niens d’affaires publiques dans une comédie. La
comédie sait aussi ce qui est juste. Mon langage
sera sévère, mais vrai. Cléon ne me reprochera
pas aujourd’hui de parler mal d’Athènes en pré-
sence des étrangers : nous sommes seuls. On
<note type="footnote">« <hi rend="italic">mains</hi>….. » Fénelon a écrit dans le Télémaque(liv. I)
« La gloire n'est duc qu’à un cœur qui sait souffrir la peine
« et <hi rend="italic">fouler aux pieds</hi> les plaisirs. »</note>
<note type="footnote">1 Il a dit plus haut que, la tête sur le billot, il parlerait en
faveur des Lacédémouiens.</note>
<note type="footnote">3 Parodie du Télèphe.</note>
<pb n="91"/>
célèbre les fêtes lénéennes ; il n’y a ici aucun
étranger<hi rend="superscript">1</hi> ; les alliés ne viennent pas apporter
leurs tributs. Nous sommes seuls, et bien éplu-
chés ; car, à mon avis, l’étranger parmi les ci-
toyens est comme la paille au milieu du grain.</p>
<p>Je déclare avant tout ma haine vigoureuse
pour les Lacédémoniens ; et plaise à Neptune,
dieu du Ténare, d’ébranler et de détruire leur
ville<hi rend="superscript">2</hi> ! car ils ont aussi coupé mes vignes. Mais
enfin... je puis le dire franchement devant les
amis qui m’écoutent... pourquoi accuser les La-
cédémoniens de nos pertes ? Quelques - uns de
nous... je ne dis pas tous... songez - y bien,je
ne parle pas de la république ; mais quelques
hommes perdus, dépravés, diffamés, étrangers
àla cité, calomnièrent les<hi rend="superscript">3</hi> Mégariens.Voyaient-
<note type="footnote">1 Voyez plus haut la note de la page 80</note>
<note type="footnote">2 Le poëte fait allusion àun tremblement de terre res-
senti à Sparte, peu après que les Lacédémoniens curent
violé l'asile du temple de Neptune, pour saisir des esclaves
qui s'y étaient réfugiés. (<hi rend="italic">Voy</hi>. Thucydide, 1. I. Aristophane,
Lysistrata.)</note>
<note type="footnote">3 Grec : « les manteaux des Mégariens, » c'est-à-dire,
les accusèrent d'introduire des marchandises par contre-
bande.</note>
<pb n="92"/>
ils un concombre, un levraut, un cochon de
lait, une gousse d’ail ou un peu de sel, tout
cela était de Mégare selon eux, et aussitôt saisi
et vendu. Ceci n’est rien encore. Quelques
jeunes gens ivres<hi rend="superscript">1</hi> vont à Mégare et enlèvent
la courtisane Simétha. Les Mégariens, irrités,
enlèvent à leur tour deux courtisanes d’Aspasie.
Dès ce moment la guerre éclate dans toute la
Grèce, au sujet de trois filles de joie. Voilà
pourquoi Périclès, nouveau dieu de l’Olympe,
lance sa foudre, fait gronder son tonnerre, et
met la Grèce en feu<hi rend="superscript">2</hi>. Il rend un décret qui
interdit aux Mégariens, comme dit la chanson<hi rend="superscript">3</hi>
la terre, la mer, nos marchés et nos ports.
Bientôt la famine les tourmente. Ils sollicitent,
par l’entremise des Lacédémoniens, la révoca-
tion du décret rendu à cause des prostituées.
Nous sommes toujours restés sourds à leurs
<note type="footnote">1 Voyez Plutarque, vie de Périclès.</note>
<note type="footnote">2 Passage célèbre. (<hi rend="italic">Voy</hi>. Cicéron, <hi rend="italic">Orator ad M. Bru-
Tum</hi>, 29.)</note>
<note type="footnote">3 Il existe une chanson de Timocréon de Rhodes, dont
les termes sont en effet conformes à ceux du décret de Péri-
clès. Elle est citée dans Brunck. (<hi rend="italic">Voy</hi>. aussi Plutarque.)</note>
<pb n="93"/>
prières : alors ils recoururent aux armes. C’est
ce qu’il ne fallait pas, dira-t-on ; dites donc ce
qu’il fallait<hi rend="superscript">1</hi>. Qu’un Lacédémonien fût accusé
d’être allé sur mer enlever un petit chien à
ceux de Sériphe<hi rend="superscript">2</hi>, seriez-vous demeurés tran-
quilles chez vous ? Il s’en faut de beaucoup.
Aussitôt vous auriez équipé trois cents navires ;
la ville eût retenti du bruit causé par le mouve-
ment des soldats, l’élection d’un triérarque, la
distribution de la paye ; on eût doré les statues
de Pallas<hi rend="superscript">3</hi> ; la foule se serait précipitée vers le
portique, où se fait la distribution du froment ;
on n’aurait vu partout qu’outres, câbles, ache-
teurs de tonneaux, ail, olives, ognons en filets,
couronnes, sardines, joueuses de flûte, yeux
pochés : sur le port, du bois pour fabriquer les
rames, le retentissement des chevilles qu’on
adapte, des peaux pour garnir les trous par où
passe la rame ; le son des flûtes, les cris d’en-
couragement, les fredons, les sifflemens. « Voilà
<note type="footnote">1 Vers du Télèphe d'Euripide.</note>
<note type="footnote">2 Petite île sous la protection d'Athènes.</note>
<note type="footnote">3 Les proues des galères portaient des images de Pallas
en bois.</note>
<pb n="94"/>
« ce que vous auriez fait, je le sais ; mais croyez-
« voua que Télèphe n’eut pas agi de même ?
« Vous n’avez donc pas le sens commun<hi rend="superscript">1</hi>. »</p>
<p>demi-chœur.</p>
<p>Comment ! scélérat ! infâme 1 vil mendiant,
tu oses nous parler ainsi ; tu oses outrager les
sycophantes ; et s’il s’en trouvait parmi nous ?</p>
<p>demi-chœur.</p>
<p>Par Neptune ! tout ce qu’il dit est juste ; il
ne ment en rien.</p>
<p>demi-chœur.</p>
<p>Que ce soit juste, est - ce une raison pour le
dire ? Il se repentira d’avoir osé parler ainsi.</p>
<p>demi-chœur.</p>
<p>Où cours-tu ? arrête. Si tu frappes cet homme,
tu en seras puni toi-même.</p>
<p>demi-chœur.</p>
<p>O Lamachus ! toi dont l’œil lance la flamme,
viens, accours en agitant ton aigrette terrible.
Lamachus, mon ami, citoyen de ma tribu ! vous
tous, général, officiers, ingénieurs, venez à
mon secours ; on porte la main sur moi.</p>
<note type="footnote">1 Ce sont deux vers du Télèphe.</note>
<pb n="95"/>
<p>lamachus.</p>
<p>D’où viennent ces cris de guerre ? Où faut·il
porter secours ? où faut-il faire tapage ? Qui
m’a forcé à tirer de l’étui ma gorgone<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>demi-chœur.</p>
<p>O Lamachus ! héros redoutable par tes ai-
grettes et tes bataillons !</p>
<p>demi-chœur.</p>
<p>O Lamachus ! cet homme ne cesse d’outrager
la ville entière !</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Est - ce toi, misérable mendiant, qui te per-
mets ces outrages ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>O Lamachus ! ô héros ! pardonne à un men-
diant s’il a voulu parler, et s’il a dit quelque
sottise.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Qu’as - tu dit de nous ? parleras-tu ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Je ne m’en souviens plus. La peur de ton
<note type="footnote">1 Son bouclier, sur lequel était empreinte la tête de la
Gorgone.</note>
<pb n="96"/>
armure me donne des vertiges... Je t’en con-
jure, éloigne un peu cet épouvantail qui est sur
ton bouclier.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Soit.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Renverse-le maintenant.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Voilà.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Donne-moi cette plume<hi rend="superscript">1</hi> qui est sur ton
casque...</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Tiens.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>A présent soutiens-moi la tête pour que je
vomisse ; ces aigrettes me donnent des nausées.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Que prétends-tu ?te faire vomir avec cette
plume ?.....
* ·</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mais dis-moi d’où elle vient ?</p>
<p>lamachus.</p>
<p>D’un oiseau.</p>
<note type="footnote">1 Pour se faire vomir en se la passant dans le gosier.</note>
<pb n="97"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Du fanfaron<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Prends garde ; c’est fait de toi.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non, Lamachus... cela n’est pas en ton pou-
voir. Si tu es assez fort, que ne me rends-tu
eunuque ? te voilà tout armé.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Un mendiant ose ainsi parler à un général !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Moi, un mendiant ?</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Qu’es-tu donc ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ce que je suis ? Un bon citoyen exempt d’am-
bition ; et depuis le commencement de la guerre,
un bon soldat ; toi, depuis la guerre, tu es un
général mercenaire.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Je dois mon élection aux suffrages…..</p>
<note type="footnote">1 Ici Aristophane forge un nom d'oiseau pour peindre le
lon glorieux de Lamachus.</note>
<pb n="98"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>De trois coucous<hi rend="superscript">1</hi>. Ce qui m'a indigné et
forcé de faire un traité d'alliance, c’est de voir
des hommes à cheveux blancs dans les rangs de
l’armée, tandis que des jeunes gens tels que toi
se dérobent aux fatigues par des ambassades :
les uns en Thrace avec un salaire de trois
drachmes ; ce sont les Tisaménophénippes<hi rend="superscript">2</hi> avec
les Panurgipparchides ; les autres près de Cha-
rès ; ceux-ci en Chaonie, tels que les Gérêto-
tbéodores, les Diomeialadzones ; ceux-la à Ca-
marina, à Gela, à Catagela<hi rend="superscript">3</hi>.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Ils ont été désignés par les suffrages du peu-
pie.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mais pourquoi les récompenses vous viennent-
elles toujours à vous autres, et jamais à ceux-ci ?</p>
<p>(Il les montre.)
Dis, Mariladès, toi dont la tête est blanchie par
<note type="footnote">1 C’est-à-dire d’ignorans et de gens méprisables.</note>
<note type="footnote">2 Mots singulièrement composés, dans lesquels on recon-
naît les noms propres de Tisamène, Phénippe, Hippar-
chide, Gérés, Théodore, avec des épithétes outrageantes.</note>
<note type="footnote">3 Nom de ville inventé, qui signifie <hi rend="italic">ridicule</hi>.</note>
<pb n="99"/>
Pâge, as-tu jamais eu une mission semblable ?
Il dit que non. Il est cependant sage et actif.
Dracylle, Euphoridès, Prinidès, quelqu’un de
vous connaît-il Ecbatane ou la Chaonie ? Aucun.
C’est le partage du fils de Césyra<hi rend="superscript">1</hi> et de Lama-
chus, qui naguère ne pouvaient payer leur écot
ni leurs dettes, et à qui leurs amis criaient
<hi rend="italic">gare</hi>, comme le soir quand on jette par la
fenêtre l’eau du bain.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Démocratie insolente ! peut-on supporter de
tels outrages ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non certes, si Lamachus n’était payé pour
cela.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Pour moi, je jure une guerre éternelle à tous
les Péloponésiens. Je les harcèlerai, je les pour-
suivrai tant que je pourrai, sur terre et sur mer.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et moi, je déclare a tous les Péloponésiens,
Mégariens, Béotiens, qu’ils peuvent vendre et
<note type="footnote">1 Quelques-uns croient que c’est Mégaclès. (<hi rend="italic">Voy</hi>. les
Nuées.)</note>
<pb n="100"/>
acheter sur mon territoire, Lamachus seul ex-
cepté.</p>
<p>(Le chœur reste seul.)</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Les discours de cet homme portent la convic-
tion dans les cœurs : il va changer l’opinion du
peuple au sujet de la paix. Mais préparons-
nous<hi rend="superscript">1</hi> à parler en vers anapestes<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>Depuis que notre poëte préside à nos chœurs,
on ne l’a pas encore vu se présenter aux specta-
teurs pour faire son éloge. Mais aujourd’hui que
ses ennemis le calomnient auprès des volages
Athéniens, et l’accusent de jouer la république
et d’insulter le peuple, il faut qu’il se justifie
devant vous, inconstans Athéniens. Il prétend
<note type="footnote">1 Littéralement : <hi rend="italic">dépouillons nos habits</hi>. Métaphore
empruntée aux athlètes qui descendaient nus dans l’arène.</note>
<note type="footnote">2 Mètre adopté dans les parabases. On appelait ainsi cette
partie de la pièce où le chœur, oubliant l’action qui se pas-
sait sur la scène, s’adressait aux spectateurs pour les entre-
tenir du poëte ou des affaires publiques. (<hi rend="italic">Voy</hi>. à ce sujet
une note à la fin du volume.)</note>
<pb n="101"/>
donc vous rendre de grands services, en vous
avertissant de ne pas vous laisser décevoir par
les discours des étrangers, ni séduire par la
flatterie, ni aveugler par la vanité. Autrefois
les députés des autres villes, lorsqu’ils voulaient
vous tromper, commençaient par vous appeler
<hi rend="italic">couronnés de violette</hi> ; et aussitôt, à ce mot
de couronnes, vous vous redressiez sur vos siè-
ges<hi rend="superscript">1</hi>. Qu’un autre d’un ton flatteur vînt dire :
« la splendide<hi rend="superscript">2</hi> Athènes, » il obtenait tout, pour
vous avoir ainsi assaisonnés comme des anchois.
En vous détrompant, le poète a donc bien mé-
rité de vous, ainsi qu’en enseignant aux villes
alliées le régime démocratique. Aussi ces peu-
ples, en vous apportant leurs tributs, seront
curieux de voir le poëte courageux qui n’a pas
craint de dire la vérité aux Athéniens. Et même
le bruit de sa hardiesse s’est déjà répandu si
loin, que le grand roi, questionnant un jour les
députés de Lacédémone, après leur avoir de-
mandé quel était le peuple le plus puissant sur
<note type="footnote">1 Mot à mot : <hi rend="italic">vous n’éliez assis que du bout des
fesses</hi>.</note>
<note type="footnote">2 Le mot grec signifie <hi rend="italic">grasse et luisante</hi>, comme ce qui
est oint d'huile : de là la comparaison qui suit.</note>
<pb n="102"/>
mer, les interrogea ensuite sur le poëte, et
voulut savoir sur qui tombaient ses traits mor-
dans ; et il ajouta que la nation qui suivrait ses
conseils l’emporterait sur ses rivales, et serait
victorieuse dans les combats. Aussi les Lacédé-
moniens, en vous proposant la paix, reedman-
dent Égine<hi rend="superscript">1</hi> ; non qu’ils se soucient beaucoup
de cette île, mais pour dépouiller ce poëte :
mais vous, n’y consentez point. Il défendra tou-
jours la justice dans ses comédies : il vous
apprendra à être heureux, non en vous cajo-
lant, non par des souplesses et des intrigues,
non par la fraude et des adulations excessives,
mais par des avis salutaires.</p>
<p>Que Cléon ourdisse contre moi toutes ses
trames, l’honnêteté et la justice seront de mon
côté ; et jamais en moi la république ne trou-
vera, comme en lui, un làche, et un vil pros-
titué.</p>
<p>Viens ici, muse acharnienne, qui as l’ardeur
et l’éclat du feu. Semblable à l’étincelle qui
<note type="footnote">1 On a supposé qu’Aristophane y avait des biens. Quoi
qu il en soit, la prise d’Égine fut une des principales causes
de la guerre. (<hi rend="italic">Voy</hi>. Thucydide, l. I.)</note>
<pb n="103"/>
s’échappe de l’yeuse embrasée<hi rend="superscript">1</hi>, lorsque le
vent agite la flamme sur laquelle on grille de
petits poissons, tandis que les uns préparent la
saumure fraîche de Thasos, et que les autres
pétrissent la farine ; viens, dans ton essor impé-
tueux, prêter à un concitoyen ta rude et sau-
vage harmonie.</p>
<p>Nous autres vieillards, nous venons accuser
cette ville. Au lieu de recevoir, sur la fin de nos
jours, le digne prix des services que nous avons
rendus à vos flottes, nous éprouvons les traite-
mens les plus durs : traînés devant le tribunal,
malgré notre grand âge, nous nous voyons
abandonnés aux railleries de jeunes orateurs.
Nous ne sommes plus rien ; usés, affaiblis, il
ne nous reste qu’un bâton, au lieu de l’appui
de Neptune. Debout, près de la pierre du tri-
bunal, osant à peine balbutier quelques mots,
nous ne voyons de la justice que son ombre :
tandis qu’un jeune orateur, qui a depuis long-
temps préparé sa harangue, nous accable sous
un déluge d’harmonieuses paroles. Il prend en-
<note type="footnote">1 Comparaison bien appropriée à des hommes dont le
métier était de faire du charbon.</note>
<pb n="104"/>
suite l'accusé à l'écart ; il lui adresse des ques-
tions insidieuses ; il tourmente, il vexe, il har-
cèle le vieux Tithon. Le vieillard serre les lèvres,
se retire chargé d’une amende, sanglotte, pleure,
et dit à ses amis : « Il faut que je donne ce qui
« devait payer mon cercueil. »</p>
<p>Est-il juste de juger ainsi, en consultant la
clepsydreM<hi rend="superscript">1</hi>, un vieillard blanchi par les années,
qui partagea avec ses compagnons les plus rudes
fatigues, qui maintes fois, pour la défense pu-
blique, se couvrit d’une sueur honorable, et
combattit bravement à Marathon pour la répu-
blique ? A Marathon, nous poursuivions l’enne-
mi ; aujourd’hui des méchans nous poursuivent
et nous condamnent. Quel Marpsias<hi rend="superscript">2</hi> pourrait
nous contredire ?</p>
<p>Est-il juste, en effet, qu’un homme courbé
sous le poids des ans, tel que Thucydide<hi rend="superscript">3</hi>,
<note type="footnote">1 C'est-à-dire à la minute. On fixait le nombre de clep-
sydres pendant lesquelles l'accusateur et l’accuse auraient le
droit de parler.</note>
<note type="footnote">2 C’était un déclamateur de ce temps-là.</note>
<note type="footnote">3 Il était à la tête du parti oppose à Périclès. Celui-ci
le fit bannir. (<hi rend="italic">Voy</hi>. Plutarque, vie de Périclès.) Aristo-
phane parle encore de ce Thucydide dans <hi rend="italic">les Guêpes</hi>.</note>
<pb n="105"/>
succombe dans ses démêlés avec le bavard Cé-
phisodème<hi rend="superscript">1</hi>, ce rejeton des déserts de la Scy-
tbie. Mon cœur s’est ému, mes larmes ont coulé
à la vue de ce vieillard traîné par un archer,
de Thucydide qui, j’en jure par Cérés, dans la
force de son âge, n’eût pas aisément souffert
que Cérés même l’insultât. Il eût terrassé dix
Evathlus<hi rend="superscript">2</hi>, épouvanté de ses cris trois mille
archers, percé de ses flèches toute la lignée de
l’archer. Puis donc que la vieillesse ne peut
obtenir de vous le repos, ordonnez, par un
décret, que les causes soient divisées ; que le
vieillard plaide avec le vieillard ; le jeune
homme débauché et bavard, avec le fils de
Clinias<hi rend="superscript">3</hi>. Sans doute il faut poursuivre les mé-
chans ; mais que, dans tout procès, le vieillard
ne soit condamné que par un vieillard, le jeune
homme par un jeune homme.</p>
<note type="footnote">1 Céphisodème était un orateur athénien : mais un de ses
ancêtres avait épousé une femme de Scythie. Le poëte lui
reproche cette origine.</note>
<note type="footnote">2 Dans <hi rend="italic">les Guépes</hi> il est aussi question d'un Évathlus, qui
est mis de pair avec le lâche Cléonyme.</note>
<note type="footnote">3 Alcibiade.</note>
<pb n="106"/>
<p>dicéopolis seul.</p>
<p>Voici les limites de mon marché. Tout Pélo-
ponésien, Mégarien, Béotien, pourra y apporter
sa marchandise et m’en vendre, à l’exception de
Lamachus. Je tire au sort trois agoranomes<hi rend="superscript">1</hi>
pour présider à ce marché ; qu’ils portent à la
main des fouets de Leprée<hi rend="superscript">2</hi>. Que nul syco-
phante, nul habitant du Phase<hi rend="superscript">3</hi>, n’entre en ces
lieux. Je vais faire apporter la colonne<hi rend="superscript">4</hi> sur
laquelle est inscrit le traité, afin de l’exposer à
tous les regards.</p>
<p>(Entre un Mégarien avec deux petites filles.)</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Salut, marché de l’Attique, si cher aux Mé-
gariens ! Par Jupiter, dieu de l’amitié, je te
<note type="footnote">1 Magistrats chargés d'inspecter les marchés.</note>
<note type="footnote">2 Nom de lieu. Ces agoranomes étaient toujours armés de
fouets faits avec des courroies.</note>
<note type="footnote">3 Le mot grec renferme aussi le sens de délateur.</note>
<note type="footnote">4 Après avoir conclu un traite, on élevait une colonne
sur laquelle il était gravé.</note>
<pb n="107"/>
désirais comme le fils désire sa mère. Vous,
filles infortunées d’un malheureux père, voyez
si vous trouverez du gâteau quelque part. Ecou-
tez ; approchez votre ventre. Voulez-vous être
vendues, ou souffrir les horreurs de la faim ?</p>
<p>les petites filles.</p>
<p>Vends-nous ! vends-nous !</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>C’est aussi mon avis. Mais quel serait l’homme
assez sot pour vous acheter et prendre une charge
manifeste ? Mais il me vient une idée toute mé-
garienne : je vous déguiserai en petits cochons,
et je m’en dirai marchand. Armez vos mains de
ces ongles, et faites en sorte de paraître de
bonne race ; car, j’en jure par Mercure, vous
ne retrouveriez à la maison que famine et mi-
sère. Allons, couvrez-vous de ce groin, et puis
glissez-vous dans ce sac. Souvenez-vous de bien
grogner, de faire <hi rend="italic">coï,</hi> d’imiter le cri des co-
chons destinés aux sacrifices... Moi, j’appelle-
rai Dicéopolis... Dicéopolis ! veux-tu m’acheter
de petits cochons ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qu’est-ce ?Un Mégarien !</p>
<pb n="108"/>
<p>le mégarien.</p>
<p>Nous venons au marché.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Comment allez-vous ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Nous mourons de faim, toujours étendus au-
près du feu.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Par Jupiter, c’est une chose fort agréable,
quand on a un joueur de flûte. Mais que faites-
vous encore à Mégare ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Tu le demandes ? Lorsque je sortis de Mé-
gare, nos magistrats s’occupaient des moyens
de rendre notre mort la plus prompte et la plus
misérable possible.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Vous allez donc être délivrés d’embarras.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Sans doute.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qu’y a-t-il encore ? Combien se vend le blé<hi rend="superscript">2</hi>
Mégare ?</p>
<pb n="109"/>
<p>le mégarien.</p>
<p>Chez nous, c’est une chose aussi chère et
aussi sacrée que les dieux.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Vends-tu du sel ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Ne tenez-vous pas toutes nos salines ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et de l’ail ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Comment en aurais-je ? Les rats des champs
ne font pas plus de dégât, que vous dans vos
incursions. Vous arrachez avec des piquets tou-
tes les têtes d’ail.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que nous apportes-tu donc ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>De petites truies<hi rend="superscript">1</hi> propres aux sacrifices.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Fort bien. Voyons.</p>
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Perpetuus est in hoc diverbio lusus, ex ambiguitate
nominis grœci, quod porcum significat et pudendum mu-
liebre</hi>. Brunck. Nous n’avons pu reproduire cette conti-
nuelle éqnivoque en français.</note>
<pb n="110"/>
<p>le mégarien.</p>
<p>Elles sont magnifiques. Tiens, soulève celle-
ci ; comme elle est grasse et belle !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qu’est-ce que cela ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Un petit cochon.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que dis-tu ?de quel pays vient-il ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>De Mégare. Est-ce que ce n’est pas là un
cochon ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il ne me semble pas.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>C’est étrange ! Voyez quelle incrédulité ! Nier
que ceci soit un cochon ! Gageons, si tu veux,
une mesure de sel broyé avec du thym, si ce
n’est pas là ce que chez les Grecs on appelle un
cochon.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Sans doute ; mais d'une certaine espèce.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>De la mienne assurément. Que penses-tu
<pb n="111"/>
donc que ce soit ? veux-tu les entendre gro-
gner ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Oui, je veux bien.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Vite, fais-toi entendre, petite. Il ne s’agit
pas ici de te taire, malheureuse ! Par Mercure,
je te rapporterais à la maison.</p>
<p>une petite fille.</p>
<p>Coï ! coï !</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Est-ce là un cochon ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Cela en a tout l’air maintenant ; mais quand
il aura grandi, ce sera bien autre chose.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Dans cinq ans, sois-en sûr, elle sera tout
comme sa mère.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mais elle n’est pas bonne pour le sacrifice.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Comment ! et pourquoi cela ?</p>
<pb n="112"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Elle n’a pas de queue<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>C’est tout jeune. Mais avec l’àge elle en aura
une grande, bien grasse et bien rouge. Si tu
veux la nourrir, ce sera une superbe truie.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Comme tout se ressemble dans l’une et dans
l’autre !</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Elles sont toutes deux de la même mère et
du même père. Quand elle sera plus grasse et
que ses soies auront fleuri, ce sera un sacrifice
digne de Vénus.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mais on ne sacrifie point de truie à Vénus.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>On n’en sacrifie pas à Vénus ? c’est la seule
déesse qui les aime. La chair de ces jeunes ani-
maux est délicieuse, lorsqu’elle est mise en
broche et rôtie.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Peuvent-elles manger sans leur mère ?</p>
<note type="footnote">1 On n’immolait que des victimes parfaits.</note>
<pb n="113"/>
<p>le mégarien.</p>
<p>Et sans leur père aussi, je te jure.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que mangent-elles le plus volontiers ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Tout ce qu’on leur donne. Essaie.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Petites !... petites !</p>
<p>une petite fille.</p>
<p>Coï ! coï !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mangerais-tu bien des pois <hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>LA 1<hi rend="superscript">re</hi> PETITE FILLE.</p>
<p>Coï ! coï ! coï !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et des figues phibalees<hi rend="superscript">2</hi> ?</p>
<p>la I<hi rend="superscript">re</hi> petite fille..</p>
<p>Coï ! coï !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et toi, en mangerais-tu bien aussi ?</p>
<note type="footnote"> <hi rend="italic">Vox græca penem eliam significat</hi>. Brunck.</note>
<note type="footnote">2 Espèce de figues. Ce mot s’appliquait aussi aux hommes
maigres.</note>
<pb n="114"/>
<p>la 2<hi rend="superscript">e</hi> petite fille.</p>
<p>Coï ! coï !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Comme elles crient après les figues ! Qu’on
leur en apporte... les mangeront-elles ? Ah !
puissant Hercule ! comme elles les font craquer !
De quel pays sont ces petites truies ? ce sont
des Voraces<hi rend="superscript">1</hi> ! mais il n’est pas possible qu’elles
aient tout mangé.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Toutes, à l’exception de celle-là seule que
j’ai prise.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ce sont de gentilles bêtes. Voyons, combien
veux-tu me les vendre ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Tu auras l’une pour une botte d’ail ; et l’au-
tre, si tu veux, pour une mesure de sel.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Je les achète. Attends-moi ici.</p>
<p>(Dicéopolis s’en va.)</p>
<note type="footnote">1 Il en fait un nom de pays.</note>
<pb n="115"/>
<p>le mégarien.</p>
<p>Bien ! Mercure, dieu du gain, fais que je
vende ainsi ma femme et ma mère<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>un sycophante.</p>
<p>Holà ! de quel pays es-tu ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Mégarien, marchand de cochons.</p>
<p>le sycophante.</p>
<p>Je dénonce, comme ennemis, toi et tes co-
chons.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Nous y voilà ! la cause de toutes nos misères
est revenue.</p>
<p>le sycophante.</p>
<p>Tu te repentiras de mégarisera. Ne lâcheras-
tu pas ce sac ?</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Dicéopolis ! Dicéopolis ! on me dénonce !</p>
<note type="footnote">1 Cette extrémité indique l’excessive misère à laquelle la
guerre avait réduit les Mégariens.</note>
<note type="footnote">2 C’est-à-dire de faire le commerce avec Mégare</note>
<pb n="116"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et qui prétend te dénoncer ? Agoranomes<hi rend="superscript">1</hi>,
ne chasserez-vous pas les sycophantes ? De quoi
t’avises-tu de vouloir nous éclairer sans lan-
terne<hi rend="superscript">2</hi> ?</p>
<p>le sycophante.</p>
<p>Ne puis-je donc pas dénoncer les ennemis ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il t’en coûtera cher, si tu ne vas calomnier
ailleurs.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Quel fléau pour Athènes !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Prends courage, Mégarien. Tiens, voilà le
prix de tes cochons ; prends cet ail et ce sel.
Adieu<hi rend="superscript">3</hi>, bien de la joie.</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Ce n’est pas trop l’usage<hi rend="superscript">4</hi> chez nous.</p>
<note type="footnote">1 Inspecteurs du marché.</note>
<note type="footnote">2 Le mot grec signifie à la fois <hi rend="italic">éclairer</hi> et <hi rend="italic">dénoncer</hi>.</note>
<note type="footnote">3 Le mot <foreign xml:lang="grc">χαίρείν</foreign>, pris dans le double sens de <hi rend="italic">salut</hi> et
de <hi rend="italic">joie,</hi> se trouve dans Euripide en plusieurs endroits :
<hi rend="italic">Hécube,</hi> v. 425 ; <hi rend="italic">Phœniss.,</hi> v. 618 ; <hi rend="italic">Oreste,</hi> v. 1076.
(<hi rend="italic">Voy.</hi> Boissonade sur Aristenète.)</note>
<note type="footnote">4 Allusion à leur misère présente.</note>
<pb n="117"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Étourderie de ma part ! que la faute en re-
tombe sur moi !</p>
<p>le mégarien.</p>
<p>Allez, petits cochons ; maintenant que vous
n’avez plus votre père, tâchez de trouver qui
vous donne à manger du gâteau salé<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>(L’un et l’autre s’en vont.)</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Ce Mégarien est heureux. Ne vois-tu pas
comme tout lui réussit ? Il gagnera sa vie tran-
quillement assis au marché. Mais que Ctésias
ou un autre délateur se présente, ils ne tarde-
ront pas à s’en repentir. O toi ! tu n’auras plus
à souffrir des monopoleurs ; Prépis n’y torchera
plus devant toi son large derrière<hi rend="superscript">2</hi> ; Cléonyme
ne te pressera plus dans la foule. Tu te promè-
neras en beau manteau de laine ; tu n’y rencon-
treras pas Hyperbolus toujours prêt à chercher
<note type="footnote">1 Les Mégariens n’avaient alors que du sel à manger avec
leur pain.</note>
<note type="footnote">2 Il y a là une allusion aux mœurs infâmes de ce Prépis.</note>
<pb n="118"/>
querelle, ni Cratinus<hi rend="superscript">1</hi> avec ses cheveux ajustés
d’une manière efféminée, cet improvisateur en
vogue, ce misérable, dont les aisselles exhalent
l’odeur de bouc<hi rend="superscript">2</hi>. Tu n’y seras plus le jouet de
l’infàme Pauson<hi rend="superscript">3</hi>, ni de ce Lysistrate <hi rend="superscript">4</hi>, l’op-
probre des Cholargiens<hi rend="superscript">5</hi> homme imprégné de
tous les vices, et que le froid et la faim tour-
mentent plus de trente jours par mois.</p>
<p>un béotien.</p>
<p>Par Hercule ! mon épaule n’en peut plus.
Isménias, dépose doucement à terre le pouliot<hi rend="superscript">6</hi>.
<note type="footnote">1 Autre que le poëte comique.</note>
<note type="footnote">2 Il y a encore ici un jeu de mots sur <hi rend="italic">Tragase,</hi> bourg de
l’Attique, où était né Cratinus, et dont la racine signifie
<hi rend="italic">bouc</hi>. Tout cela s’applique à Cratinus, et non à Artémon,
dont le nom se trouve dans le texte, mais par allusion pro-
verbiale.</note>
<note type="footnote">3 Pauson était peintre. Dans le <hi rend="italic">Plutus,</hi> Aristophane le
plaisante sur sa pauvreté.</note>
<note type="footnote">4 Il est question de lui dans <hi rend="italic">les Chevaliers</hi> et dans <hi rend="italic">les
Guêpes</hi>.</note>
<note type="footnote">5 Bourg de l’Attique.</note>
<note type="footnote">6 Herbe qu’on donne aux moutons.</note>
<pb n="119"/>
Vous, flûteurs thébains, soufflez avec vos flûtes
d’os dans le derrière de mon chien.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que la peste les étouffe ! ces frelons ne s’éloi-
gneront pas de ma porte ? Qui m’a amené ces
maudits flûteurs, élèves bourdonnans de Ché-
ris<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Par Iolaüs<hi rend="superscript">2</hi> ! je serai charmé de les voir en
déroute : depuis Thèbes jusqu’ici ils n’ont cessé
de souffler derrière moi ; toute la fleur de mon
pouliot en est tombée. Étranger, veux-tu m’a-
cheter de ma marchandise, des poules, des sau-
terelles ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ah ! bonjour, cher Béotien, mangeur de
Collix<hi rend="superscript">3</hi>. Qu’apportes-tu ?</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Tout ce que nous avons de bon en Béotie,
de l’origan, du pouliot, des nattes, des feuilles
<note type="footnote">1 Mauvais joueur de flûte thébain.</note>
<note type="footnote">2 Héros honoré à Thèbes.</note>
<note type="footnote">3 Sorte de petit pain rond.</note>
<pb n="120"/>
à mèches, des canards, des choucas, des atta-
gas, des piettes, des roitelets, des plongeons...</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>On dirait vraiment un orage ; tout le marché
est jonché d’oiseaux.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>J’apporte encore des oies, des lièvres, des
renards, des taupes, des hérissons, des chats,
des pyctides, des loutres, des anguilles de Co-
païs<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Des anguilles ! Oh ! permets que je les salue,
toi qui apportes le morceau le plus agréable
aux mortels !</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Que l’aînée des cinquante vierges de Copaïs
se montre<hi rend="superscript">2</hi> et fasse fête à cet étranger.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>O fille chérie, et depuis long-temps désirée !
tu viens enfin combler les vœux des chœurs co-
miques et réjouir Morychus<hi rend="superscript">3</hi>. Esclaves, appor-
<note type="footnote">1 Lac de Béotie.</note>
<note type="footnote">2 Parodie d’un vers d’Eschyle.</note>
<note type="footnote">3 Dans <hi rend="italic">les Guêpes</hi> et dans <hi rend="italic">la Paix,</hi> Aristophane en parle
encore comme d’un gourmand.</note>
<pb n="121"/>
tez-moi le réchaud et le soufflet. Voyez, enfans,
cette superbe anguille qui vient enfin, après six
ans<hi rend="superscript">1</hi>, apaiser nos regrets : saluez-la, enfans.
Je vous prodiguerai le charbon en sa faveur.
Qu’on la rentre. Oui, si l’on te fait cuire avec
des bettes, la mort ne pourra me séparer de
toi<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Et que me donneras-tu pour cette anguille ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Je la prends pour mon droit de marché. Vois
si tu es disposé à vendre le reste.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Oui certes, tout est à vendre.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Quel prix en demandes-tu ? ou bien veux-tu
prendre de nos marchandises en échange ?</p>
<note type="footnote">1 Ce passage marque la date de cette comédie à la sixième
année de la guerre du Péloponèse. L’interruption du com-
merce avec les Béotiens ne permettait pas aux Athéniens de
manger des anguilles de Copaïs. (<hi rend="italic">Voy</hi>. pag. 47.)</note>
<note type="footnote">3 Parodie de deux vers de l’Alceste d’Euripide, <hi rend="italic">v</hi>. 380.</note>
<pb n="122"/>
<p>le béotien.</p>
<p>Oui, je prendrai les productions d’Athènes
que nous n’avons pas en Béotie.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Tu achèteras donc des anchois de Phalère, ou
de la poterie.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Des anchois ! de la poterie ! nous en avons
chez nous. Je ne veux emporter que des choses
dont nous manquons, et que vous avez en abon-
dance.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>J’entends. Prends-moi un sycophante, bien
empaqueté, en guise de poterie.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Par les Dieux ! ce serait une bonne affaire
que d’aller le montrer comme un singe plein de
méchanceté.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Tiens, voici fort à propos le délateur Nicar-
chus.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Il est bien petit.</p>
<pb n="123"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mais il est tout venin.</p>
<p>(Entre Nicarchus.)</p>
<p>nicarchus.</p>
<p>A qui sont ces marchandises ?</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Elles sont à moi. Elles viennent de Thèbes ;
Jupiter m’en est témoin.</p>
<p>nicarchus.</p>
<p>Et moi, je les dénonce comme ennemies.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Quel démon te pousse à faire la guerre aux
oiseaux ?</p>
<p>nicarchus.</p>
<p>Je te dénoncerai toi-même.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Quel mal ai-je fait ?</p>
<p>nicarchus.</p>
<p>Je vais te le dire dans l’intérêt de ceux qui
m’écoutent. Tu apportes des mèches de pays
ennemi.</p>
<pb n="124"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et tu dénonces un homme pour des mèches ?</p>
<p>nicarchus.</p>
<p>Une seule peut embraser toute la flotte.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Une mèche embraser la flotte !</p>
<p>nicarchus.</p>
<p>Sans doute.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et comment ?</p>
<p>nicarchus.</p>
<p>Quelque Béotien peut en enflammer une,
l’attacher à un insecte ailé, la lancer au moyen
d’un tube sur la flotte par un vent violent : le
feu prenant aux vaisseaux, en un instant ils
seraient embrasés.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Misérable infâme ! et tout cela avec l’insecte
et la mèche !</p>
<p>nicarchus.</p>
<p>Des témoins ! on me frappe.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qu’on lui ferme la bouche.</p>
<pb n="125"/>
<p>le béotien.</p>
<p>Donne-moi des cordes pour l’attacher, et que
je puisse l’emporter comme un vase de terre,
sans le briser.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Homme de bien, attache fortement cette mar-
chandise, pour qu’elle ne se brise pas dans le
trajet.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Je n’y manquerai pas ; car elle rend un son
grêle, comme si elle eût été fêlée au feu ; c’est
un son tout-à-fait insupportable aux dieux.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Que fera-t-il de cela ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il s’en servira à toutes sortes d’usages : il en
fera la coupe de tous les maux, le mortier à
piler les procès, la torche des dénonciations, le
récipient à brouiller toutes les affaires.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Mais qui oserait se servir d’un vase qui craque
ainsi continuellement dans la maison ?</p>
<pb n="126"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il est solide, et ne cassera jamais, pourvu
qu’on le suspende la tête en bas.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Le voilà bien empaqueté.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Je vais ramasser ma récolte.</p>
<p>le chœur, à Dicéopolis.</p>
<p>O le meilleur des hôtes, aide-le à enlever sa
marchandise, pour qu’il puisse l’emporter, et
jeter ensuite ce sycophante où il voudra.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>J’ai eu bien de la peine à faire ce maudit
paquet. Allons, Béotien, emporte ta marchan-
dise.</p>
<p>le béotien.</p>
<p>Approche, Isménichus ; présente tes épaules
endurcies, et porte ce fardeau avec précaution.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Tu ne portes là rien de bon, et pourtant tu
gagneras quelque chose à ce marché ; les syco-
phantes te porteront bonheur.</p>
<p>(Le Béotien s’en va.)</p>
<pb n="127"/>
<p>un serviteur de lamachus.</p>
<p>Dicéopolis !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qui est là ? que me veux-tu ?</p>
<p>un serviteur.</p>
<p>Lamachus te prie de lui céder, pour la fête
des Coupes<hi rend="superscript">1</hi>, quelques grives, moyennant une
drachme ; il a commandé une anguille de Co-
païs, de trois drachmes.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Quel est ce Lamachus qui veut de l’anguille ?</p>
<p>le serviteur.</p>
<p>C’est le terrible, l’infatigable Lamachus, qui
agite son bouclier de Gorgone, et son triple pa-
nache.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Non certes, je ne lui en vendrai pas, dût-il
me donner son bouclier. Qu’il agite ses aigrettes
sur le poisson salé. S’il fait du bruit, j’appelle les
<note type="footnote">1 Fête instituée a l’occasion de l’arrivée d’Oreste chez
Paudion, après le meurtre de sa mère. (<hi rend="italic">Voy.</hi> le Scholiaste,
et Plutarque, <hi rend="italic">Propos de table</hi>.)</note>
<pb n="128"/>
agoranomes. Moi, je me retire avec ces provi-
sions, <hi rend="italic">soutenu sur les ailes des grives et des
merles</hi><hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Vous voyez tous, citoyens, les précieux effets
de sa sagesse et de sa prudence. Depuis qu’il a
conclu un traité, il peut acheter tout ce que le
commerce fournit pour les besoins de la vie,
ou pour les plaisirs d’une table splendide ; tous
les biens lui arrivent en abondance.</p>
<p>Non, jamais le dieu de la guerre n’aura accès
dans ma demeure ; on ne le verra jamais, assis à
ma table, chanter Harmodius<hi rend="superscript">2</hi>. Plein de vin et
de fureur, il est venu troubler notre vie heu-
reuse, amenant avec lui tous les maux, la
ruine et la destruction. Nous avions beau lui
dire avec douceur : « Bois, repose-toi, accepte
« cette coupe amie ; » il n’en était que plus
<note type="footnote">1 Parodie de quelque chanson.</note>
<note type="footnote">2 Parmi les chansons de table des Athéniens, il y en avait
une en l’honneur d’Harmodius, qui tenta de délivrer sa
patrie du joug des fils de Pisistrate. (<hi rend="italic">Voy</hi>. Athénée, I. XV.)</note>
<pb n="129"/>
ardent à mettre le feu à nos vignes, et à répan-
dre notre vin par terre.</p>
<p>Tout abonde à la table de Dicéopolis ; fier
de sa prospérité, il a jeté devant sa porte ces
plumes, indices de sa joyeuse vie<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>O Paix ! douce compagne de la belle Vénus
et des Grâces qu’elle chérit, ai-je pu ignorer si
long-temps combien tu es belle ? Puissé-je
m’unir éternellement avec toi, sous les auspices
de quelque amour couronné de roses, tel que le
représente ce tableau<hi rend="superscript">2</hi> ! Peut-être me trouves-
tu bien vieux ? je pourrais cependant t’offrir
encore trois avantages : je puis d’abord planter
un long plant de vigne<hi rend="superscript">3</hi>, puis élever auprès de
<note type="footnote">1 Ceux qui donnaient un dîner somptueux avaient quel-
quefois la vanité d’étaler devant leur porte les plumes des
volailles servies sur leur table.</note>
<note type="footnote">2 Sans doute l’acteur indiquait du doigt quelque tableau
connu.</note>
<note type="footnote">3 <hi rend="italic">In his turpiuscula latent. Vox</hi> <foreign xml:lang="grc"> </foreign> <hi rend="italic">etiam lusui
inservit, ob ejus cum obscœna alia similitudinem</hi>.
Boissonade.</note>
<pb n="130"/>
tendres rejetons de figuier, et y marier de
jeunes ceps de vigne, tout vieux que je suis,
et enfin garnir d’oliviers tout le tour de mon
champ, pour nous oindre d’huile l’un et l’autre,
aux néoménies.</p>
<p>un héraut.</p>
<p>Peuples, écoutez. Videz vos coupes au bruit
des trompettes, selon l’usage de vos pères :
celui qui aura bu le premier recevra une outre
ctésiphonienne<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Enfans, femmes, n’avez-vous pas entendu ?
que faites-vous ? que tardez-vous à obéir au
héraut ? Faites bouillir, faites rôtir, retournez
les viandes, débrochez les lièvres au plus tôt,
tressez les couronnes ; apportez-moi de petites
broches pour cuire les grives.</p>
<note type="footnote">1 Épigramme contre Ctésiphon, qui était gros et ventru.
Ce passage nous indique la manière dont on célébrait la fête
des Coupes.</note>
<pb n="131"/>
<p>le chœur.</p>
<p>Je te félicite de ta bonne conduite, et encore
plus de ta bonne chère.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que sera-ce quand tu verras rôtir ces grives ?</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Tu as bien raison.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ranimez-moi ce feu.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Entendez-vous comme il donne ses ordres en
cuisinier habile et consommé ?</p>
<p>un laboureur.</p>
<p>Malheureux que je suis !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Par Hercule ! quel est cet homme ?</p>
<p>le laboureur.</p>
<p>Un malheureux.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Passe ton chemin.</p>
<pb n="132"/>
<p>le laboureur.</p>
<p>O cher ami, puisque tu jouis seul de la paix,
cède m’en un peu, ne fût-ce que pour cinq ans.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que t’est-il arrivé ?</p>
<p>le laboureur.</p>
<p>Je suis ruiné, j’ai perdu un couple de bœufs.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et comment ?</p>
<p>le laboureur.</p>
<p>Les Béotiens me l’ont enlevé à Phyla<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>O trois fois malheureux ! et tu vas encore
vêtu de blanc ?</p>
<p>le laboureur.</p>
<p>C’étaient ces bœufs qui m’entretenaient dans
l’abondance.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que veux-tu donc ?</p>
<note type="footnote">1 Bourg de l’Attique.</note>
<pb n="133"/>
<p>le laboureur.</p>
<p>J’ai perdu la vue à force de pleurer mes
bœufs. Si tu prends quelque intérêt à Dercète
de Phyla, frotte-moi les yeux avec du baume
de paix.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mais ma recette n’est pas pour tout le monde.</p>
<p>le laboureur.</p>
<p>Allons, je t’en conjure, pour que je retrouve
mes bœufs, si c’est possible.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Je ne puis. Va-t’en pleurer auprès des disci-
ples de Pittalus<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>le laboureur.</p>
<p>De grâce, verse-moi une seule goutte de paix
dans ce chalumeau.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Pas l’épaisseur d’un cheveu. Va-t’en pleurer
ailleurs.</p>
<note type="footnote">1 Médecin d’Athènes.</note>
<pb n="134"/>
<p>le laboureur.</p>
<p>Malheureux que je suis ! plus de bœufs pour
labourer !</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Cet homme s’est procuré par ce traité bien
des avantages, et il ne paraît pas disposé à en
faire part à personne.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qu’on arrose les tripes avec du miel ; qu’on
fasse griller les sèches<hi rend="superscript">1</hi> !</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Tu entends comme il élève la voix !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Grillez les anguilles !</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Tu me feras mourir ainsi que tes voisins ; la
faim, l’odeur de ta cuisine, et tes cris, nous
mettent au supplice.</p>
<note type="footnote">1 Espèce de poisson.</note>
<pb n="135"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que ceci soit rôti avec soin, que la couleur
en soit bien dorée.</p>
<p>un paranymphe.</p>
<p>Dicéopolis !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Qui est-ce ? qui est-ce ?</p>
<p>le paranymphe.</p>
<p>Un jeune marié t’envoie cette part du repas
de noces.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>C’est un homme charmant, quel qu’il soit.</p>
<p>le paranymphe.</p>
<p>Il te prie, en échange, de lui verser dans
cette boîte d’albâtre un petit verre de paix,
pour l’exempter d’aller à la guerre, et lui per-
mettre de rester à faire l’amour.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Remporte ton plat, remporte ; je ne veux
rien. Je n’en verserais pas pour mille drachmes.
Mais cette femme, quelle est-elle ?</p>
<pb n="136"/>
<p>le paranymphe.</p>
<p>C’est celle qui préside à la noce. Elle a quel-
que chose à te dire à toi seul, de la part de la
mariée.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Eh bien, voyons, que dis-tu ? Par les dieux !
la demande est visible... la mariée me supplie
de faire en sorte que le corps<hi rend="superscript">1</hi> de son époux
reste àla maison. Allons, qu’on m’apporte les
traités, j’en donnerai à elle seule : elle est
femme, elle ne doit point pâtir de la guerre.
Approche ; donne ta fiole : sais-tu la manière
de s’en servir ? tu diras à l’épouse, quand on
fera l’appel des soldats, d’en frotter la nuit les
membres de son époux. Qu’on emporte le traité.
Vite, un vase, pour que je verse du vin dans les
coupes.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Quelqu’un s’avance de ce câté en fronçant le
sourcil ; on dirait qu’il a quelque malheur à
annoncer.</p>
<note type="footnote">1 Il y a dans le grec un mot beaucoup plus cru.</note>
<pb n="137"/>
<p>le héraut.</p>
<p>Fatigues, combats, Lamachus<hi rend="superscript">1</hi> !</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Qui ébranle ainsi les portes, garnies d’orne-
mens d’airain ?</p>
<p>le messager.</p>
<p>Les stratèges t’ordonnent de partir sur-le-
champ, avec tes cohortes et tes aigrettes, et
d’aller garder la frontière, malgré la neige qui
tombe. Pendant la fête des Coupes et des Mar-
mites, on leur a annoncé une invasion de bri-
gands béotiens<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>O stratèges ! plus nombreux qu’utiles ! N’est-
il pas fàcheux de ne pouvoir rester à célébrer la
fête ?</p>
<note type="footnote">1 Il y a un jeu de mots sur <foreign xml:lang="grc"> </foreign> et <foreign xml:lang="grc"> </foreign>.</note>
<note type="footnote">2 Le premier jour des fêtes lénéennes s'appelait l’ouver-
ture des Tonneaux ; le second, la fête des Coupes ; le troi-
sième, la fête des Marmites. Elles se célébraient au moi»
anthestérion, correspondant au mois de février.</note>
<pb n="138"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>O guerre lamachaïque !</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Eh quoi ! tu te moques de moi !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Veux-tu combattre un Géryon<hi rend="superscript">1</hi> à quatre pa-
naches ?</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Ah ! quelle triste nouvelle m’a apportée le
héraut !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ah ! ah ! quelle nouvelle m’apporte ce mes-
sager ?</p>
<p>le messager.</p>
<p>Dicéopolis !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Quoi ?</p>
<note type="footnote">1 Selon le Scholiaste, il lui montre une sauterelle et ses
quatre ailes, pour se moquer des panaches de Lamachus.</note>
<pb n="139"/>
<p>le messager.</p>
<p>Cours vite au festin, muni d’une corbeille et
d’une coupe ; le prêtre de Bacchus t’invite<hi rend="superscript">1</hi>.
Hâte-toi ; on n’attend que toi pour se mettre à
table. Tout est prêt, lits, tables, coussins, cou-
vertures, guirlandes, parfums, desserts ; les
courtisanes sont arrivées ; galettes, gâteaux,
pain de sésame, massepains, belles danseuses ;
tu y trouveras toutes les délices<hi rend="superscript">2</hi> d’Harmodius.
Mais cours au plus vite.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Que je suis malheureux !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Oui, d’avoir pris pour emblême cette grande
Gorgone ? Qu’on ferme la porte, et qu’on ap-
prête le repas.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Esclave ! esclave ! apporte ici mon sac.</p>
<note type="footnote">1 Il était d'usage que le prêtre de Bacchus donnât un
grand dîner, à la fête de ce dieu.</note>
<note type="footnote">2 C'est-à-dire d’un festin splendide. (<hi rend="italic">Voy</hi>. la note de la
page 128.)</note>
<pb n="140"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Esclave ! esclave ! apporte-moi ma corbeille.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Du sel mêlé de thym, et des ognons.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Du poisson : les ognons me répugnent.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Apporte-moi un <hi rend="italic">pudding</hi>1 de hachis rance.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Apporte-moi un <hi rend="italic">pudding</hi>, je le ferai cuire
ici.</p>
<note type="footnote">1 Je ne vois pas de mot plus convenable pour rendre
<foreign xml:lang="grc"> </foreign>, littéralement : <hi rend="italic">feuille de figuier</hi>. Il y en avait de
plusieurs espèces. Pollux (<hi rend="italic">Onomatiscon</hi> VI, 57) donne des
détails curieux sur ce plat. Brillat-Savarin, le savant auteur
de la <hi rend="italic">Physiologie du goût</hi>, aurait pu y trouver le sujet d’un
article intéressant sur la gastronomie ancienne et moderne
comparées. Voici la recette de Pollux : on prenait de la
graisse de porc fondue, avec du lait, de manière à en former
un mélange épais ; on y ajoutait du fromage frais, des
jaunes d’œuf et des cervelles ; et, après avoir enveloppé le
tout dans une feuille de figuier odorante, on le faisait cuire
dans du jus de volaille ou de chevreau. Ensuite on le retirait
du feu, et, après avoir enlevé la feuille, on le jetait dans un
vase conteuant du miel bouillant. Tous les ingrédiens étaient
mis en proportions égales, si ce n’est les jaunes d'œuf, qui
devaient y être en plus grande quantité. On laissait coaguler
le mélange, et on le servait ainsi. Ce plat avait emprunté
son nom à la feuille de figuier. Qui ne reconnaît dans la
description de cet entremets, une analogie frappante avec
un plat délicieux, récemment importé d’Angleterre en
France, le <hi rend="superscript">plum- pudding</hi> ?</note>
<pb n="141"/>
<p>lamachus.</p>
<p>Mets là les plumes de mon casque.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mets là ces ramiers et ces grives.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Cette plume d’autruche est bien belle et bien
blanche !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Cette chair de ramier est hien belle et bien
dorée !</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Donne-moi l’étui où est ma triple aigrette.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Donne-moi le civet de lièvres.</p>
<pb n="142"/>
<p>lamachus.</p>
<p>Comme les mites ont rongé mon aigrette !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Comme je vais manger du civet avant dîner !</p>
<p>lamachus.</p>
<p>L’ami, cesse de te moquer de mon armure.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>L’ami, veux-tu bien ne pas regarder ces
grives ?</p>
<p>lamachus.</p>
<p>L’ami, veux-tu bien ne pas me parler ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Je ne te parle pas ; je dispute avec mon
esclave... Veux-tu gager, et prendre Lamachus
pour juge ? il nous dira si les sauterelles sont
plus délicates que les grives.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Tu m’insultes, je crois ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Il donne la préférence aux sauterelles.</p>
<pb n="143"/>
<p>lamachus.</p>
<p>Esclave ! décroche ma lance, et apporte-la-
moi.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Esclave ! détache cette andouille, et apporte-
la-moi.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Tiens ferme la lance, tandis que je tirerai le
fourreau.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Tiens ferme aussi, et ne lâche pas<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Approche les supports de mon bouclier.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Approche les pains, supports de mon esto-
mac.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Dépose ici mon bouclier à la Gorgone.</p>
<note type="footnote">1 Le Scholiaste dit qu’il présente la broche à son esclave,
pour débrocher les viandes rôties.</note>
<pb n="144"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Donne-moi un gâteau au fromage.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>N’est-ce pas là une plaisanterie bien gros-
sière ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>N’est-ce pas là un gâteau délicieux ?</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Verse de l’huile sur ce bouclier. Oh ! j’y vois
l’image d’un vieillard qui va avoir grand’peur.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Verse du miel sur ce gâteau. Oh ! j’y vois un
vieillard qui fait enrager Lamachus le Gorgo-
nien.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Ma cuirasse de bataille. !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ma cuirasse de table, ma coupe<hi rend="superscript">1</hi> !</p>
<note type="footnote">1 Il y a dans tout ce dialogue un cliquetis de jeux de mots
que notre langue ne peut rendre qu'imparfaitem ent.</note>
<pb n="145"/>
<p>lamachus.</p>
<p>Avec cela, je tiendrai tête aux ennemis.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Avec cela, je tiendrai tête aux buveurs.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Attache des courroies à ce boucher ; moi, je
me charge de porter ce sac.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mets les plats dans la corbeille, je me charge
de ce manteau.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Prends ce boucher, et partons. Il neige.....
Oh ! que la guerre est dure par les frimas !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Enlève ces plats. Oh ! que les plaisirs de la
table sont doux !</p>
<p>(Ils sortent tous les deux. )</p>
<pb n="146"/>
<p>le chœur.</p>
<p>Allez gaîment au combat. Que votre des-
tinée à tous deux est différente ! l’un boira,
couronné de fleurs ; l’autre montera la garde,
transi de froid. Celui-là dormira avec une belle
jeune fille.....<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>1<hi rend="superscript">er</hi> DEMI-CHOEUR.</p>
<p>Que Jupiter confonde le fils de Psacas, cet
Antimachus historien et poëte, qui, étant cho-
Rége<hi rend="superscript">2</hi> aux fêtes lénéennes, me renvoya triste-
ment sans souper ! Je le dis du fond de l’âme ;
puisse-t-il un jour désirer vivement une sèche,
la voir frite, sortant de la poêle, servie sur la
table avec le sel ; et qu’au moment où il ira
pour la prendre, un chien s’en saisisse et l’em-
porte !</p>
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Quæ penem ei fricabit</hi>.</note>
<note type="footnote">2 L’office du chorége était d’ordonner à ses frais les
représentations théâtrales. Le Scholiaste dit qu’Antimachus
avait fait les choses mesquinement-</note>
<pb n="147"/>
<p>2<hi rend="superscript">e</hi> DEΜI-CHOER.</p>
<p>C’est là le premier malheur que je lui sou-
haite ; puisse-t-il lui arriver une autre aventure
nocturne ! Que, saisi de la fièvre, et revenant
chez lui de ses courses équestres, il rencontre
Oreste ivre et furieux<hi rend="superscript">1</hi> qui lui brise la tète ; et
que, voulant dans l’obscurité ramasser une
pierre, il mette la main sur de la merde toute
fraîche ! qu’il s’élance armé ainsi, manque son
coup, et frappe Cratinus<hi rend="superscript">2</hi> !</p>
<p>un serviteur de lamachus.</p>
<p>Vous tous, esclaves de Lamachus, vite de
l’eau ! Faites chauffer de l’eau dans une petite
marmite ; préparez des linges, du cérat, de la
laine non lavée, des bandes pour envelopper la
plaie. Le grand homme s’est heurté contre un
pieu en franchissant un fossé ; il s’est déboîté la
<note type="footnote">1 Cet Oreste était quelque garnement d'Athènes ; il ne
s'agit pas ici du fils de Clytemnestre.</note>
<note type="footnote">2 Le Scholiaste dit que ce n’est pas le poëte comique.</note>
<pb n="148"/>
cheville, s’est brisé la tête contre une pierre,
et a fait sauter la Gorgone hors du bouclier.
Alors, apercevant son formidable panache au
milieu des pierres, il s’est écrié avec douleur :
« Astre éclatant<hi rend="superscript">1</hi> ! je te vois pour la dernière
« fois ; la lumière m’abandonne ; je me meurs. »
Il dit, tombe dans le fossé, se relève, rencontre
des fuyards, poursuit les brigands, et les presse
de sa lance. Mais le voici lui-même ; ouvrez la
porte.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Oh ! là là ! Oh ! là là ! Quel froid ! quelles dou-
leurs aiguës ! Je péris misérablement, frappé
par une lance ennemie ! Mais ce qu’il y aurait
pour moi de plus cruel et de plus insuppor-
table, ce serait que Dicéopolis me vit en cet
état, et se moquât de mes mésaventures.</p>
<p>dicéopolis, entrant avec deux courtisanes.</p>
<p>Trallalalala ! O les belles gorges ! elles sont
fermes comme des coings ! O mes bijoux,
<note type="footnote">1 Parodie de quelque poëte tragique.</note>
<pb n="149"/>
donnez-moi un baiser bien tendre, bien vo-
luptueux ; car j'ai le premier vidé ma coupe.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Cruelle destinée ! ô blessures trop cuisantes !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Ah ! ah ! Salut, cavalier Lamachus !</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Que de souffrances !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Que de peines !</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Tu me persiffles ?</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Tu me mords !</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Infortuné ! quel rude écot j’ai payé dans ce
combat !</p>
<pb n="150"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Est-ce qu’on payait son écot<hi rend="superscript">1</hi>à la fête des
Coupes ?</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Oh ! oh ! Pæan ! Pæan<hi rend="superscript">2</hi> !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Mais ce n’est pas aujourd’hui la fête de Pæan.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Soulevez-moi, soulevez-moi la jambe. Hélas !
mes amis, soutenez-moi.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et vous, mes belles amies, rendez-moi aussi
quelque service.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Ce coup, que j’ai reçu à la tête, me donne ;
des vertiges, et me trouble la vue.</p>
<note type="footnote">1 Il n’était pas d'usage de faire payer ceux qui étaient
invités aux banquets des fêtes solennelles.</note>
<note type="footnote">2 Nom d’Apollon sauveur.</note>
<pb n="151"/>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Et moi, je veux me coucher ; je n’en puis
plus, j’ai besoin de soulagement<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Portez-moi chez Pittalus ; mettez-moi entre
les mains des médecins.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Conduisez-moi chez les juges. Où est le roi
du festin ? Donnez-moi donc l’outre réservée au
vainqueur.</p>
<p>lamachus.</p>
<p>Une lance cruelle a percé mes os.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Voyez cette coupe vide. Fanfare ! victoire !</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Fanfare, si tu le veux ! victoire !</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>J’ai rempli ma coupe de vin pur, et je l’ai
bue d’un seul trait !</p>
<note type="footnote">1 La crudité des termes, dans ces deux derniers couplets
de Dicéopolis, ne peut se rendre en français.</note>
<pb n="152"/>
<p>le chœur.</p>
<p>Fanfare, vaillant buveur ! emporte l’outre
avec toi.</p>
<p>dicéopolis.</p>
<p>Suivez-moi en chantant : « Fanfare ! vic-
« toire ! »</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Nous te suivrons. Fanfare ! victoire ! Nous
chanterons toi et ton outre !</p>
<p>FIN DES ACHARNIENS.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="4">
<pb n=""/>
<head>
<title>TABLEAU
DES COMÉDIES D’ARISTOPHANE
QUI NOUS RESTENT,
Avec la date des représentations.</title>
</head>
<p>Acharniens. 88<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 3<hi rend="superscript">e</hi> année ;
426 ans avant J.-C., 6<hi rend="superscript">e</hi> année de la
guerre du Péloponèse.</p>
<p>Chevaliers. 88<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 4<hi rend="superscript">e</hi> année ;
425 ans av. J. -C., 7<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre
du Péloponèse.</p>
<p>Nuées, 1<hi rend="superscript">re</hi> représentation. 89<hi rend="superscript">e</hi> olym-
piade, 1<hi rend="superscript">re</hi> année ; 424 ans av. J.-C.,
8<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre du Péloponèse.</p>
<p>–– 2<hi rend="superscript">e</hi> représentation. 89<hi rend="superscript">e</hi> olympiade,
<pb n="154"/>
2<hi rend="superscript">e</hi> année ; 423 ans av. J.-C., 9<hi rend="superscript">e</hi> de
la guerre du Péloponèse.</p>
<p>Guêpes. 89<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 2<hi rend="superscript">e</hi> année ; 423
ans av. J.-C., 9<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre du
Péloponèse.</p>
<p>Paix. 90<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 1<hi rend="superscript">re</hi> année ; 420
ans av. J.-C., 12<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre du
Péloponèse.</p>
<p>Oiseaux. 91<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 2<hi rend="superscript">e</hi> année ; 415
ans av. J.-C., 17<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre du
Péloponèse.</p>
<p>Fêtes de Cérès. 92<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 1<hi rend="superscript">re</hi>
année ; 412 ans av. J.-C., 20<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre du Péloponèse.</p>
<p>Lysistrata. 92<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 1<hi rend="superscript">re</hi>année ;
412 ans av. J.-C., 20<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre
du Péloponèse.</p>
<p>Grenouilles. 93<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 3<hi rend="superscript">e</hi> année.
<pb n="155"/>
406 ans av. J.-C., 26<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre
du Péloponèse.</p>
<p>Harangueuses. 96<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 4<hi rend="superscript">e</hi> an-
née ; 393 ans av. J.-C.</p>
<p>Plutus, 1<hi rend="superscript">re</hi> édition. 92<hi rend="superscript">e</hi> olympiade,
4<hi rend="superscript">e</hi> année ; 409 ans av· J.-C.</p>
<p>— 2<hi rend="superscript">e</hi> édition. 97<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 4<hi rend="superscript">e</hi> année ;
390 ans av. J.-C.</p>
<p>Les deux premières comédies d’Aris-
tophane, dont il ne nous reste que des
fragmens, sont :</p>
<p>Les Détaliens (<hi rend="italic">epulones</hi>). 88<hi rend="superscript">e</hi> olympia-
de, 1<hi rend="superscript">re</hi> année ; 428 ans avant J.-C.,
4<hi rend="superscript">e</hi> de la guerre du Péloponèse.</p>
<p>Les Babyloniens. 88<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 2<hi rend="superscript">e</hi>
année ; 427 ans av. J-C.,5<hi rend="superscript">e</hi> de la
guerre du Péloponèse.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="5">
<pb n=""/>
<head>
<title>NOTE SUR LA PARABASE
DANS
LA COMÉDIE GRECQUE.</title>
</head>
<p>Le Chœur se composait de six par-
ties, appelées <hi rend="italic">commotion, parabase,
strophe, epirrhema, antistrophe, ante˗
pirrhema</hi>. Elles se suivaient dans l’or-
dre où nous venons de les nommer.
De ces six parties, trois étaient en vers
lyriques, le commation, la strophe, et
l’antistrophe ; les trois autres étaient
en vers anapestiques.</p>
<p>Le commation était composé de huit
vers, qui renfermaient soit une apos-
<pb n="158"/>
trophe adressée à quelque personnage,
ou une réflexion sur ce qui venait de
se passer ou ce qui se préparait.</p>
<p>La strophe et l’antistrophe étaient
chacune de douze vers, et se répon-
daient mutuellement : elles exprimaient
tantôt les louanges des dieux, et l’éloge
des héros et des bons citoyens, tantôt
des’trails satiriques. Comme nos vau-
devilles, qui sont composés sur des airs
connus et souvent populaires, ces vers
étaient écrits dans des rhythmes faciles,
et s’imprimaient sans peine dans la mé-
moire : aussi quiconque avait le mal-
heur d’être chanté sur le théâtre, devait
l’être long-temps dans toute la ville.</p>
<p>La parabase suivait immédiatement
le commation ; elle était ainsi nommée
<pb n="159"/>
du verbe <foreign xml:lang="grc"> </foreign>, <hi rend="italic">changer de place</hi>.
Ordinairement le Chœur était partagé
en deux troupes qui se plaçaient à la
droite et à la gauche de l’orchestre :
dans la parabase, elles se réunissaient
et se tournaient vers les spectateurs.</p>
<p>Cela avait lieu lorsque les acteurs quit-
taient le théâtre pour la première fois,
ou, comme nous dirions, àla fin du
premier acte. Ne pouvant plus alors
s’entretenir avec les personnages de la
pièce, le Chœur adressait la parole au
peuple. Les poètes saisissaient cette
occasion, soit pour s’expliquer sur ce
qui les regardait personnellement, soit
pour raisonner sur les affaires publi-
ques.</p>
<p>L’épirrhème et l’antépirrhème ne dif-
<pb n="160"/>
feraient de la parabase que parce qu’ils
devaient se renfermer dans un nombre
de vers déterminé, qui allait ordinai-
rement à seize. Ces deux parties se ré-
pondaient comme la strophe et l’anti-·
strophe.</p>
<p>La parabase fut supprimée dans la
comédie nouvelle ; ainsi il n’y en a pas
dans le <hi rend="italic">Plutus</hi>. (<hi rend="italic">Voy</hi>. un Mémoire de
<hi rend="italic">Lebeau</hi>, dans les Mémoires de l’Aca-
démie des Inscriptions.)</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="6">
<pb n="161"/>
<head>
<title>NOTE SUR LE RAPPORT
DES
MONNAIES ATHÉNIENNES.</title>
</head>
<p>1 talent valait 60 mines.</p>
<p>1 mine = 100 drachmes.</p>
<p>1 drachme = 6 oboles.</p>
<p>Par conséquent :</p>
<p>1 talent valait 6,000 drachmes, ou
36,000 oboles.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="7">
<pb n="162"/>
<head>
<title>CONVERSION
DES MONNAIES ATHÉNIENNES
EN MONNAIES DE France.</title>
</head>
<p>1 obole valait 15 centimes.</p>
<p>1 drachme = 92 centimes.</p>
<p>1 mine = 91 francs 66 cent.</p>
<p>1 talent = 5,500 francs.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="8">
<pb n="163"/>
<head>
<title>MESURES DE CAPACITÉ</title>
</head>
<p>(setier.)</p>
<p>1 médimne valait 3 triteus = 6 hecteus</p>
<p>(demi-setier.)</p>
<p>= 12 hémiecton = 48 chenix.</p>
<p>(setier.)</p>
<p>1 triteus = 2 hecteus.</p>
<p>(setier.)</p>
<p>(demi-setier.)</p>
<p>1 hecteus = 2 hémiecteus.</p>
<p>(demi-setier.)</p>
<p>1 hémiecteus = 4 chenix.</p>
<p>FIN DU TOME PREMIER.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="9">
<pb n=""/>
<head>
<title>TABLE DES PIÈCES
CONTENUES
DANS CE VOLUME.</title>
</head>
<p>Discours sur Aristophane et sur la comédie grecque.. v</p>
<p>Fastes de la guerre du Péloponèse.......... 1</p>
<p>Sujet de la comédie des <hi rend="italic">Acharniens</hi>......... 37</p>
<p><hi rend="italic">Les Acharniens</hi>……………….. 49</p>
<p>Tableau des comédies d'Aristophane……… 153</p>
<p>Note sur la parabase dans la comédie grecque.... 157</p>
<p>Note sur le rapport des monnaies athéniennes..... 161</p>
<p>Conversion des monnaies athéniennes en monnaies de
France....................... 162</p>
<p>Mesures de capacité................. 163</p>
<p>FIN DE LA TABLE.</p>
</div>
</div>
<div type="textpart" subtype="book" n="3">
<head>
<title>LES CHEVALIERS,
COMÉDIE.</title>
</head>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="1">
<pb n=""/>
<head>
<title>SUJET DE LA COMÉDIE
DES CHEVALIERS.</title>
</head>
<p>Les <hi rend="italic">Chevaliers</hi>, qui donnent leur
nom à cette pièce, formaient un des
ordres de l’Etat. Le peuple athénien
avait été depuis long-temps partagé en
quatre ordres ou classes, d’après la
quotité du revenu des terres que cha-
que citoyen possédait.</p>
<p>« Solon voulant, dit Plutarque<hi rend="superscript">1</hi>,
« que les offices et magistrats demou-
« rassent entre les mains des riches
« citoyens ? comme ilz étoient, et au
« demeurant mesler l’aulhorité du gou-
« vernement, de sorte que le menu
<note type="footnote">1 Vie de Solon, trad. d’Amyot.</note>
<pb n="4"/>
« peuple en eust sa part, ce qu’il
« n’avoit pas auparavant, il feit une
« générale estimation des biens de
« chasque particulier citoyen : et de
« ceulx qui se trouvèrent avoir de re-
« venu annuel, jusqu’il la quantité de
« cinq cents minots et au-dessus, tant
« en grains qu’en fruits liquides, il en
« feit le premier ordre, et les appela
« <hi rend="italic">Pentacosiomedimnes</hi><hi rend="superscript">1</hi>, c’est a dire,
« ayans cinq minots de revenu.
« Et ceulx qui en avoyent trois cents
« et pouvoyent entretenir un cheval de
« service, il les meit au second reng,
« et les appela <hi rend="italic">Chevaliers</hi>, Ceulx qui
« n’en avoyent que deux cents, furent
« mis au troisieme reng, et appelés
« <hi rend="italic">Zeugites</hi>. Tous les autres au-des-
« soubs s’appeloyent <hi rend="italic">Thètes</hi>, comme
<note type="footnote">Médimne, mesure attique.</note>
<pb n="5"/>
« qui diroit, mercenaires ou manœu-
« vres, vivans de leurs bras, ausquelz
« il ne permeit de tenir ny exercer
« aucun office public, et ne jouissoyent
« du droit de bourgeoisie, sinon en
« tant qu’ilz avoyent voix aux elections
« et aux assemblées de ville, et aux
« jugements, esquels le peuple jugeoit
« souverainement. »</p>
<p>La pièce d’Aristophane nous montre
que, de son temps, les Chevaliers, au
nombre de mille, formaient encore une
classe distincte ; tandis qu’a, l’époque
de Démosthène l’orateur, ils n’étaient
plus que de simples cavaliers, c’est-à-
dire, que ce nom désignait uniquement
ceux qui faisaient le service militaire à
cheval. Mais, dans les premiers temps,
ils avaient des prérogatives ; certaines
charges supérieures étaient réservées
aux citoyens qui payaient le cens attri-
<pb n="6"/>
bué aux premières classes. Celles-ci
formaient donc l’aristocratie d’Athènes.</p>
<p>Quant au sujet de cette comédie,
c’est une satire personnelle contre
Cléon, qui depuis la mort de Périclès,
arrivée cinq ans auparavant, était le
démagogue le plus puissant, c’est-à-
dire, l’orateur qui avait le plus d’in-
fluence sur le peuple. Il devait donc
avoir contre lui le parti aristocratique-
On avu dans <hi rend="italic">les Acharnions</hi>, que les
Chevaliers l’avaient contraint de resti-
tuer cinq talens qu’on l’accusait d’a-
voir reçus des pays tributaires, à con-
dition qu’il engagerait la république à
diminuer leur tribut annuel. D’un autre
côté, des succès militaires que Cléon
dut à la fortune au moins autant qu’à
son habileté, lui avaient inspiré une
présomption arrogante, et lui faisaient
beaucoup de jaloux. Voici le fait sur
<pb n="7"/>
lequel Aristophane revient sans se las-
ser, et qui est pour lui une source in-
tarissable de sarcasmes.</p>
<p>Pendant la sixième année de la
guerre, Démosthène, général athé-
nien, avait fait une expédition dans la
Messénie, et s’était emparé de Pylos,
petite ville maritime sur la côte occi-
dentale du Péloponèse. Les Lacédé-
moniens attaquent aussitôt la place par
terre et par mer ; mais vaincus dans un
combat, malgré la valeur de Brasidas,
ils laissent dans l’ile de Sphactérie,
voisine de Pylos, quatre cent vingt
hommes de troupes, dont plusieurs
appartenaient aux premières familles
de Sparte. Pour les délivrer, ils en-
voient des députés à Athènes, avec des
propositions pour traiter. Cléon s’op-
pose à tout accord avec les Lacédé-
moniens, et insulte même leurs am-
<pb n="8"/>
bassadeurs. De son côté, Démosthène
éprouvait beaucoup de difficultés, soit
à se maintenir dans Pylos, soit à enle-
ver l’île de Sphactérie, et il envoie son
collègue Nicias à Athènes, pour deman-
der des secours. Le peuple s’irritait de
ces retards et de ce mauvais succès ;
Cléon en rejetait la faute sur l’incapa-
cité et la lenteur des généraux ; il se
vanta même publiquement de prendre
l’île en vingt jours, si on le faisait gé-
néral. On le prit au mot, et Thucydide
rapporte que sa jactance fut d’abord à
Athènes un sujet de plaisanterie. On
lui donna donc ordre de partir. Mais la
fortune le servit à souhait ; car avant
qu’il ne fût arrivé, Démosthène brûla
un petit bois de l’île, qui gênait ses
troupes, et par là la prise de Sphac-
térie devint très-facile. Cléon survient ;
il se joint à lui ; les Lacédémoniens
<pb n="9"/>
sont contraints à se rendre, et Cléon
ramène à Athènes trois cents prison-
niers. Vainqueur, contre l’attente gé-
nérale, il devint plus que jamais l’idole
du peuple, et par là même plus odieux
à ses ennemis.</p>
<p>C’est peu de temps après cet événe-
ment qu’Aristophane composa sa comé-
die. Il n’attaque plus Cléon par des traits
rapides et fugitifs, comme ceux qu’il
lance en passant sur les orateurs, les
généraux, les magistrats, les citoyens
distingués ou non : c’est sa personne
même qu’il met en scène, et qu’il fla-
gelle d’une manière sanglante ; il lui
reproche les rapines, les flagorneries,
les débauches ; il accumule sur lui
toutes les accusations qui peuvent ren-
dre un homme odieux et méprisable.
Toutefois il ne faut pas perdre de vue
que le portrait que trace Aristophane
<pb n="10"/>
est l’ouvrage d’un ennemi déclaré. L’his-
torien Thucydide, qui appartenait lui-
même au parti aristocratique, parle de
Cléon avec plus d’impartialité. Ou sait
que des motifs d’animosité personnelle
corroboraient chez Aristophane l’ani-
mosité politique. Nous avons vu dans
<hi rend="italic">les Acharniens</hi>, qu’après la représen-
tation des <hi rend="italic">Babyloniens</hi>, la première
de ses comédies, Cléon l’avait accusé
devant le sénat d’avoir livré le peuple
à la risée des étrangers. Il lui intenta
encore une autre accusation, savoir, de
n’ètre pas citoyen d’Athènes, et d’en
usurper les droits. Aristophane crut donc
pouvoir user de représailles.</p>
<p>Dans sa pièce des <hi rend="italic">Chevaliers</hi>, il per-
sonnifie le Peuple sous les traits d’un
vieillard irascible et radoteur, que sa
faiblesse livre aux charlatans qui le
flagornent avec le plus d’impudence.
<pb n="11"/>
Deux esclaves du bonhomme Peuple,
Démosthène et Nicias, les deux géné-
raux dont nous venons de parler, se
plaignent amèrement d’un de leurs ca-
marades, qui, à force d’intrigues et de
bassesses, est parvenu à s’emparer de
la faveur de leur maître, et à le gou-
verner aveuglément. Ce camarade, qui
leur rend la vie si dure, est Cléon,
qu’ils appellent tantôt le Paphlagonien,
tantôt le Corroyeur. En cherchant les
moyens de se débarrasser de lui, ils
découvrent un oracle annonçant qu’il
doit être renversé par un charcutier.
Aussi, dès que le charcutier vient à.
paraître, ils l’endoctrinent et lui ap-
prennent qu’il est appelé à gouverner
la république. Le pauvre homme a
beau s’en défendre, et alléguer son
ignorance, son état misérable : « Tu
« sors de la lie du peuple, tu es un
<pb n="12"/>
« vaurien ; c’est précisément pour cela,
« lui disent-ils, que tu deviendras un
« grand personnage. » C’est avec cette
ironie mordante que le poëte raille la
démocratie. Cléon paraît ; sa vue seule
met le charcutier en fuite : mais les
Chevaliers, qui forment le Chœur,
viennent à son secours : peu à peu le
charcutier s’aguerrit ; il fait assaut
d’injures, il lutte avec lui d’effron-
terie, d’impudence, de friponnerie, et
il lui prouve qu’il a bien plus de qua-
lités que lui-même pour gouverner.
Cléon est vaincu tour à tour devant le
sénat et devant le Peuple, qui, enfin
désabusé, ouvre les yeux sur les tur-
pitudes de son favori, lui retire la
charge qu’il lui avait confiée, et le
chasse de sa présence. Le Peuple à son
tour se corrige, il déteste l’aveuglement
qui le livrait à des charlatans miséra-
<pb n="13"/>
blés ; il reparaît aux yeux des specta-
teurs, rajeuni et régénéré, et finit par
chanter les douceurs de la paix.</p>
<p>Aristophane fut obligé de jouer lui-
même le rôle de Cléon, et il monta
sur le théâtre pour la première fois,
aucun comédien n’ayant osé s’en char-
ger. Il se barbouilla le visage, parce
qu’aucun ouvrier n’avait osé faire un
masque ressemblant à Cléon.</p>
<p>Cette pièce fut représentée aux fêtes
lénéennes, la 4<hi rend="superscript">e</hi> année de la 88<hi rend="superscript">e</hi> olym-
piade, sous l’archontat de Stratoclès,
426 ans avant J.-C., la 7<hi rend="superscript">e</hi> année de la
guerre du Péloponèse.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="2">
<pb n=""/>
<head>
<title>PERSONNAGES.</title>
</head>
<p>démosthène.</p>
<p>NICIAS.</p>
<p>UN CHARCUTIER, nommé Agoracrite.</p>
<p>CLÉON.</p>
<p>CHŒUR DE CHEVALIERS.</p>
<p>LE PEUPLE, personnifié sous les traits d’un vieillard.</p>
<p>Le lieu de la scène est devant la maison du vieux Peuple.</p>
</div>
</div>
<div type="textpart" subtype="book" n="4">
<pb n=""/>
<head>
<title>LES NUÉES,
COMÉDIE.</title>
</head>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="1">
<pb n=""/>
<head>
<title>SUJET DE LA COMÉDIE
DES NUÉES.</title>
</head>
<p>Le seul nom des <hi rend="italic">Nuées</hi> rappelle iné-
vitablement le procès de Socrate, et
une opinion long-temps accréditée pré-
sente le poete comme le premier auteur
de la mort du philosophe. Élien, dans
son recueil d’anecdotes, raconte, on
ne sait sur quelle autorité, qu’Anytus
et Mélitus, voulant essayer l’effet de
l’accusation qu’ils méditaient contre
Socrate, avaient payé Aristophane pour
le tourner en ridicule dans une de ses
pièces, et animer le peuple contre lui.
Dans cette supposition, la représenta-
tion des <hi rend="italic">Nuées</hi >aurait eu lieu peu de
temps avant le procès, et les accusa-
<pb n="142"/>
teurs auraient profité de l’animosité
publique, pour porter le coup décisif.
Mais ce système est contredit par la
date même de la représentation, que
des témoignages authentiques fixent à
la 1<hi rend="superscript">e</hi> année de la 89<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, c’est-
à-dire 424 ans avant J.-C. ; et la mort de
Socrate n’arriva que l’an 400 ou 399
avant J.-C. (4<hi rend="superscript">e</hi> année de la 94<hi rend="superscript">e</hi> olym-
piade ou 1<hi rend="superscript">re</hi> année de la 95<hi rend="superscript">e</hi>) ; ce qui
donne un intervalle de 24 ans. La date
des <hi rend="italic">Nuées</hi> est indiquée dans la pièce
même ; l’auteur y parle de Cléon, com-
me encore vivant : or, d’après Thucy-
dide, Cléon mourut la 10<hi rend="superscript">e</hi> année de la
guerre du Péloponèse, qui tombe à la
3<hi rend="superscript">e</hi> année de la 89<hi rend="superscript">e</hi> olympiade. De plus,
dans la parabase des <hi rend="italic">Guêpes</hi>, jouées en
423 (89<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, 2<hi rend="superscript">e</hi> année), Aris-
tophane se plaint du mauvais succès des
<hi rend="italic">Nuées</hi> ; car on sait que les juges lui
<pb n="143"/>
avaient préféré ses rivaux : le prix avait
été donné au <hi rend="italic">Pytina</hi> de Cratinus, et au
<hi rend="italic">Connus</hi> d’Amipsias. Ces mêmes plain-
tes, il les exhale dans la parabase des
<hi rend="italic">Nuées</hi>, telles que nous les avons au-
jourd’hui ; en effet, après cet échec, il
retoucha sa pièce, dans l’intention de
la reproduire sur le théâtre ; et, selon
une des préfaces grecques, elle fut en-
core plus mal accueillie que la première
fois. Ce qui précède suffit donc pour
disculper Aristophane d’avoir vendu sa
plume à Anytus et Mélitus ; il est à re-
marquer, d’ailleurs, que dans l’Euthy-
phron de Platon, écrit long-temps après
cette comédie, il est parlé de Mélitus
comme d’un jeune homme. Toutefois,
si le poëte se trouve ainsi justifié d’im-
putations odieuses, nous ne prétendons
pas l’absoudre complètement, quant
au résultat. Ces incriminations mêlées
<pb n="144"/>
de bouffonneries, purent préparer de
loin une accusation plus sérieuse : les
griefs articulés au procès, presque dans
les mêmes termes que ceux de la comé-
die, sont toujours de corrompre la jeu-
nesse, de mépriser les dieux de la pa-
trie, et d’introduire des dieux étrangers.
C’est ce que nous atteste encore l’apo-
logie écrite par Platon.</p>
<p>Quels motifs purent donc porter
Aristophane à attaquer un sage, qui
nous apparaît aujourd’hui comme l’au-
teur d’une grande révolution morale,
comme le réformateur de l’humanité ?</p>
<p>Il γ avait alors une guerre déclarée
entre les philosophes et les poë'tes comi-
ques ; ainsi aux partis politiques qui
divisaient Athènes, se joignaient encore
les partis littéraires. Les philosophes
blâmaient le dévergondage et la licence
obscène des comiques ; ceux-ci tour-
<pb n="145"/>
naient en ridicule les disputes subtiles
de leurs adversaires. Les philosophes
Hippon et Bæda avaient été attaqués
par les poëtes Cratès et Diphile ; Eupo-
lis n’épargnait pas les plaisanteries à
Socrate, et Amipsias le joua dans une
de ses comédies. Socrate, de son côté,
ne dissimulait pas son mépris pour leurs
bouffonneries licencieuses. Il était d’ail-
leurs ami d’Euripide, et l’opinion cou-
rut même qu’il l’aidait dans ses tragé-
dies. Aristophane, qui ne ménageait
pas Euripide, n’avait nulle raison de
s’interdire, à l’égard du philosophe,
ce que se permettaient d’autres poëtes.
Quant à la question de savoir si dans
<hi rend="italic">les Nuées</hi> c’est la personne même de
Socrate qu’il a voulu jouer, ou s’il le
prend simplement comme un type gé-
néral, comme le représentant des so-
phistes, rien ne s’oppose à ce qu’on
<pb n="146"/>
prête à la fois l’une et l’autre intention
à un esprit si riche en moquerie.</p>
<p>Bien connu de la populace d’Athè-
nes, Socrate faisait profession de dis-
cuter avec le premier venu, sur la place
publique, ou dans les boutiques des
barbiers et des cordonniers ; son exté-
rieur, ses habitudes, la familiarité de
son langage et de ses comparaisons,
étaient une bonne fortune pour les poë-
tes comiques, qui, lorsqu’ils trouvaient
le moyen de faire rire, ne se piquaient
pas d’un extrême respect pour les per-
sonnes. Il n’était pas malaisé de lui
prêter une teinte de ridicule, et Aris-
tophane accumula sur lui une foule de
traits dont les autres philosophes avaient
bien à réclamer leur part. Ainsi se trouva
confondu avec les sophistes celui qui
était leur plus redoutable adversaire.
Au reste, l’étude attentive de la pièce
<pb n="147"/>
et de la pensée qui en fait le fond, nous
éclairera peut-être sur la marche qu’a
tenue l’esprit de l’auteur, et sur les im-
pressions auxquelles il obéissait.</p>
<p>Le véritable sujet des <hi rend="italic">Nuées</hi>, c’est
l’éducation. Je ne parle pas seulement
de l’admirable scène où le Juste et l’In-
juste personnifiés, se disputent à qui
formera l’esprit du jeune Phidippide.
Là le poëte met en présence deux doc-
trines rivales. On y voit d’un cöté le
Juste reprocher à son adversaire d’em-
pêcher les jeunes gens de fréquenter les
écoles, et d’être le corrupteur de la
jeunesse : il expose l’ancien système
d’éducation ; le même, dit-il, qui forma
les guerriers de Marathon, et qui leur
enseignait la justice et la modestie. En-
tre autres détails intéressans, ce passage
nous apprend que les trois degrés de
l’instruction élémentaire étaient alors
<pb n="148"/>
les leçons du <hi rend="italic">grammatiste</hi>, auprès du-
quel les enfans apprenaient à lire et à
écrire ; du <hi rend="italic">cithariste</hi> ou maître de mu-
sique, et du <hi rend="italic">pédotribe</hi> ou maître d’exer-
cices gymnastiques. A ce tableau, le
Juste oppose le système contraire, qui
n’avait pour résultats que du bavar-
dage, des mœurs dissolues, et l’esprit
de chicane. L’lnjuste, de son côté,
exalte sa nouvelle doctrine, et l’inap-
préciable talent de gagner les plus mau-
vaises causes. Mais il ne s’agit encore
là que des premiers degrés de l’édu-
cation ; dans tout le reste de la pièce,
la pensée dominante est la critique des
doctrines qui s’emparaient de la jeu-
nesse à son entrée dans le monde.</p>
<p>Au sein d’une république où l’élo-
quence était le grand ressort du gou-
vernement, quiconque voulait acquérir
de l’influence et jouer un rôle dans les
<pb n="149"/>
affaires, devait être orateur. Cette im-
portance du talent de la parole en fit
bientôt un art compliqué, pour lequel
il fallut un apprentissage, et qui eut
ses règles, ses écoles, ses maîtres. C’est
ainsi que la rhétorique devint partie es-
sentielle de l’éducation, et en fut le
complément nécessaire. On sait quelles
fortunes firent les rhéteurs, et quelle
considération les environna d’abord :
il suffit de citer Isocrate. Un art cultivé
avec tant de passion dut bientôt se raf-
finer, se subtiliser : les abus ne tardè-
rent pas à paraître ; les leçons des rhé-
teurs dégénérèrent en charlatanisme lu-
cratif, en art de soutenir le pour et le
contre ; ils enseignaient pour de l’argent
à gagner les mauvaises causes : ces lieux
communs qu’ils débitaient sur le juste
et l’injuste, sur le vice et la vertu,
ébranlaient toutes croyances morales et
<pb n="150"/>
conduisaient au scepticisme. Tel fut
l’ouvrage des sophistes. A leurs pré-
ceptes se mêlait fréquemment l’exposi-
tion des opinions philosophiques et des
systèmes en vogue sur la formation du
monde. Or les cosmogonies touchant
de très-près à la mythologie, la reli-
gion de l’Etat se trouvait engagée dans
leurs discussions ; de là l’imputation
d’introduire des dieux étrangers, et de
mépriser les dieux de la pairie ; de là
les accusations d’impiété et d’athéisme.</p>
<p>Ou aperçoit peut-être ici comment
tout cela se tenait et se confondait
dans l’esprit d’Aristophane ; comment
rhéteurs, sophistes, philosophes, im-
pies, et corrupteurs de la jeunesse,
étaient à ses yeux une seule et même
chose. L’éducation qu’ils donnaient aux
jeunes Athéniens, tel est donc le sujet
de sa comédie. Quant à l’action qui y
<pb n="151"/>
sert de cadre, elle se réduit à ce fait :
un homme ruiné, cherchant les moyens
de ne pas payer ses dettes, imagine
d’envoyer son fils à l’école de Socrate,
pour y apprendre l’art de frustrer ses
créanciers.</p>
<p>Il est curieux de voir un critique al-
lemand, d’ailleurs fort érudit, M. Her-
mann, se donner beaucoup de peine
pour prouver, en vertu des règles d’A-
ristote, qui n’était pas encore né, qu’A-
ristophane n à pas fait la comédie qu’il
aurait dû faire. M. Hermann reprend
dans <hi rend="italic">les Nuées</hi> la violation de l’unité
d’action, l’absence de nœud et de dé-
nouement, et enfin des hors-d’œuvre
ou des scènes étrangères à l’action.
Voici comme il raisonne : « Puisque
« l’<hi rend="italic">exposition</hi> nous montre un débiteur
« qui cherche les moyens de frustrer ses
« créanciers, le <hi rend="italic">nœud</hi> doit être dans
<pb n="152"/>
« cette question : paiera-t-il, ou ne
« paiera-t-il pas ? de plus, le <hi rend="italic">dénoue-
« ment</hi> doit être la punition du débi-
« teur de mauvaise foi. Or, Aristophane
« s’avise de nous faire voirie père battu
« par son fils, tandis que, conformé-
« ment à son exposition et à la règle
« de l’unité d’action, iliiurait dû mon-
« trer le vieillard condamné sur la
« plainte de ses créanciers : au con-
« traire le vieux Strepsiade les.a battus,
« et la pièce ne dit rien de sa punition ;
« il n’y a donc pas de <hi rend="italic">dénouement</hi>. »
Le critique ne s’est pas aperçu que l’ob-
jet réel de l’auteur, dans cette pièce,
est de jouer les philosophes et les con-
séquences de leurs doctrines. Il ne’voit
pas que l’embarras de Strepsiade pour
payer ses dettes, et ses querelles avec
son fils, dont la passion pour les che-
vaux l’a ruiné, ne sont que l’avant-
<pb n="153"/>
scène de l’action véritable, et un pré-
texte pour amener les philosophes,
l’école, les subtilités et l’apprentissage
du sophisme. Conséquent à sa pre-
mière idée, M. Hermann ne voit dans
la scène où Phidippide bat son père,
qu’un épisode tout-à-fait étranger à
l’action, et il en conclut que le poëte
aurait mieux fait de le supprimer, par
égard pour la règle. Voyez jusqu’où
la préoccupation peut conduire un bon
esprit ! Si le but que s’est proposé le
poète est de jouer les philosophes, ce
but une fois admis, le chef-d’œuvre de
la pièce, le complément même de l’ac-
tion n’est-il pas dans la conduite de ce
fils qui bat son père, et qui lui prouve
qu’il a raison de le battre, tant il a
bien profité des leçons de Socrate ? c’est
précisément là le trait le plus comique,
au-delà duquel il n’y a rien à ajouter.
<pb n="154"/>
Quant au dénouement, il est ce qu’il
peut être : il est tout entier dans le re-
pentir du père désabusé, et dans l’im-
pression du spectateur, qui est la même
que celle de Strepsiade. Une fois que
l’auteur a produit l’effet moral qu’il
voulait produire, le but est atteint.
Ici, le dénouement matériel n’a rien
qui contrarie cet effet moral : Strep-
siade, irrité contre les sophistes, met
le feu à leur école : l’action est suffisam-
ment terminée, le spectateur n’attend
plus rien.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="2">
<pb n=""/>
<head>
<title>PERSONNAGES.</title>
</head>
<p>STREPSIADE.</p>
<p>PHIDIPPIDE.</p>
<p>UN ESCLAVE DE STREPSIADE.</p>
<p>UN DISCIPLE DE SOCRATE.</p>
<p>SOCRATE.</p>
<p>CHŒUR DES NUÉES.</p>
<p>LE JUSTE.</p>
<p>L’INJUSTE.</p>
<p>PASIAS, créancier.</p>
<p>UN TÉMOIN.</p>
<p>AMYNIAS, créancier.</p>
<p>DISCIPLES DE SOCRATE.</p>
<p>CHÉRÉPHON.</p>
</div>
<div type="textpart" subtype="chapter" n="3">
<pb n=""/>
<head>
<title>LES NUÉES.</title>
</head>
<p>(La scène représente la chambre à coucher de Strepsiade.
Il est dans sou lit : on voit également son fils couché, et
des esclaves qui dorment. De la fenêtre on doit apercevoir
la maison de Socrate. )</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>O Jupiter ! la longueur des nuits est intermi-
nable ! le jour ne viendra jamais : il y a déjà
long-temps que le chant du coq s’est fait enten-
dre ; et mes esclaves ronflent encore ! Autrefois,
il n’en eût pas été ainsi. Maudite soit la guerre
pour mille raisons, et surtout parce qu’elle
m’ote les moyens de châtier mes esclaves<hi rend="superscript">1</hi> ! Cet
honnête fils que j’ai là ne s’éveille pas de toute la
nuit ; il dort sous les cinq couvertures qui l’en-
veloppent. Eh bien, essayons aussi ; enfonçons-
nous dans le lit ….. Infortuné,je ne puis dor-
<note type="footnote">1 Ils pouvaient alors se soustraire aux mauvais traitemens
de leur maître, en passant chez l'ennemi. .</note>
<pb n="158"/>
mir ; les dépenses de mon fils, ses chevaux, ses
dettes à payer, tout cela me tourmente. Lui, il
soigne sa chevelure, il monte ses coursiers,
conduit un char ; il ne rêve que chevaux ; et
moi, je suis perdu, quand je vois la lune rame-
ner le vingtième jour du mois ; car le moment de
payer les intérêts approche<hi rend="superscript">1</hi>. Enfant, allume la
lampe ; apporte-moi mon registre ; je veux voir
à qui je dois, et faire le calcul des intérêts.
Voyons. Combien dois-je ? « Douze mines à Pa-
« sias. » Pourquoi ces· douze mines à Pasias ?
Qu’en ai -je fait ? Ah ! je sais : c'est le prix
d’un cheval<hi rend="superscript">2</hi>. Hélas ! que n’avait-il lui-même
l’œil crevé d’un coup de pierre<hi rend="superscript">3</hi> !</p>
<p>PHIDIPPIDE, rêvant.</p>
<p>Philon, tu triches ; garde ton rang.</p>
<note type="footnote">1 C'était à la fin du mois qu'ils se payaient.</note>
<note type="footnote">2 Grec : de Coppatia. Les chevaux étaient marqués de
différentes lettres ; le coppa était un de ces signes. De là on
en fit un nom de cheval. Cette expression amène au vers
suivant un jeu de mots qui ne peut se rendre.</note>
<note type="footnote">3 Alors on ne l'aurait pas acheté. Ce monologue rappelle
1 a première scène dn <hi rend="italic">Malade imaginaire</hi> ?.</note>
<pb n="159"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>C’est là le mal qui me tue ; même en dor-
mant, il ne rêve que chevaux.</p>
<p>phidippide, rêvant.</p>
<p>Combien ces chars doivent-ils fournir de
courses ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Des courses ? tu en fais fournir assez à ton
Père….. Mais quelle dette ai-je encore ? Trois
mines à Amynias, pour un char et des roues.</p>
<p>phidippide, rêvant.</p>
<p>Emmène le cheval au logis. Roule-le d’abord
sur le sable<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Malheureux ! tu fais assez rouler ma fortune ;
les uns ont déjà des jugemens contre moi, les
autres veulent des sûretés<hi rend="superscript">2</hi> pour les intérêts.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Mais mon père, qu’est-ce qui te tourmente ?
tu n’as fait que te tourner toute la nuit.</p>
<note type="footnote">1 Ce qui se faisait quand les chevaux étaient en sueur.</note>
<note type="footnote">2 Ce que nous appelons des hypothèques.</note>
<pb n="160"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Il y a là quelque démarque<hi rend="superscript">1</hi> qui me tour-
mente.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>De grâce, laisse-moi un peu dormir.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Dors donc, mais sache que toutes ces dettes
retomberont sur toi….. Ah ! périsse misérable-
ment celle qui me fit épouser ta mère ! Je pas-
sais aux champs les jours les plus heureux ; ma
vie était simple et grossière, sans délicatesse ;
j’avais en abondance des ruches, des brebis ;
du marc d’olives. Depuis, moi, paysan, j’ai
pris une femme de la ville<hi rend="superscript">2</hi>. J’épousai la nièce
de Mégaclès, fils de Mégaclès, femme fastueuse,
dépensière, une autre Cœsira<hi rend="superscript">3</hi>. Devenu son
<note type="footnote">1 Les démarques tenaient registre de toutes les dettes des
habitans du bourg auquel ils étaient préposés, et saisissaient
les débiteurs en retard. Strepsiade fait aussi allusion aux
puces qui le tourmentent.</note>
<note type="footnote">2 N’est-ce pas l'original de George Dandin ?</note>
<note type="footnote">3 Femme d’Alcméon, renommée par son luxe et son
faste. Periclès et Alcibiade descendaient des Alcméonide.·</note>
<pb n="161"/>
époux, je n’apportais au lit nuptial que l’odeur
du vin doux, des figues sèches, de la laine des
brebis ; elle, au contraire, ce n’était que parfums,
essences, coquetterie, luxe, festins, amour du
plaisir, et tempérament de feu. Je ne dirai pas
qu’elle fût oisive : elle tissait ; et souvent, en
lui montrant ce manteau, je prenais prétexte
de lui dire : « Ma femme, tu presses trop les
« fils<hi rend="superscript">1</hi>. »</p>
<p>un esclave.</p>
<p>Il n’y a plus d’huile dans la lampe.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ah ! pourquoi m’avoir allumé une lampe qui
boit tant d’huile ? Viens ici, que je te fasse
pleurer.</p>
<p>l’esclave.</p>
<p>Et pourquoi ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Pour avoir mis une mèche trop grosse…..
Lors donc que ce fils fut venu au monde, nous
nous querellâmes, ma noble épouse et moi, au
sujet du nom qu’il porterait. Elle y voulait de
<note type="footnote">1 Le mot grec signifie aussi <hi rend="italic">prodiguer</hi>.</note>
<pb n="162"/>
la chevalerie : c’était les Xanthippe, Charippe,
Callippid<hi rend="superscript">1</hi> ; moi, je lui donnais celui de son
grand-père, Phidonidea<hi rend="superscript">2</hi>. Enfin, après une lon-
gue querelle, nous prîmes un milieu, et nous
l’appelâmes Phidippide<hi rend="superscript">3</hi>. Sa mère lui disait,
en lui apprenant à parler : « Mon fils, quelle
« joie, quand je te verrai monté sur un char,
« et richement vêtu, entrer triomphant dans
« nos murs, ainsi que fit Mégaclès ! » Moi, je
disais : « Quand te verrai-je vêtu d’une peau,
« comme ton père, ramener les chèvres du mont
« Phellée<hi rend="superscript">4</hi> ? » Mais il n’écoutait pas mes discours ;
et sa passion pour les chevaux m’a ruiné. Enfin,
à force d’y songer toute cette nuit, j’ai trouvé
un expédient merveilleux qui me sauvera, si
mon fils s’y prête. Mais il faut d’abord l’éveiller.
Comment m’y prendre pour l’éveiller le plus
doucement possible ?... Phidippide ! mon petit
Phidippide !</p>
<note type="footnote">1 Le mot <hi rend="italic">cheval (hippos)</hi> entre dans la composition de
ces mots.</note>
<note type="footnote">2 Ménager.</note>
<note type="footnote">3 Nom où les idées de <hi rend="italic">cheval</hi> et d’<hi rend="italic">épargne</hi> se trouvent
réunies.</note>
<note type="footnote">4 Montagne de l'Attique.</note>
<pb n="163"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Quoi, mon père ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Baise-moi, mon fils ; donne-moi ta main.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>La voilà. De quoi s'agit-il ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Dis-moi un peu, m'aimes-tu ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Oui, par Neptune, dompteur de coursiers.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ah ! ne me parle jamais de ce dompteur de
coursiers ; il est la cause de tous mes maux.
Mais, mon fils, s’il est vrai que tu m'aimes de
tout ton cœur, fais ce que je vais te dire.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Que venx -tu donc de moi ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Hàte-toi de changer de conduite ; viens écou-
ter mes conseils.</p>
<pb n="164"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Parle, que veux-tu de moi ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Les suivras-tu ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Oui, j’en atteste Bacchus.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Regarde de ce côté. Vois-tu cette petite porte
et cette petite maisonnette ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Oui, mon père ; qu’est-ce que cela veut dire ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>C’est le lieu des méditations des âmes sages.
Là habitent ces hommes qui prouvent que le
ciel est un four<hi rend="superscript">1</hi> étendu autour de nous, et
dont nous sommes les charbons. Ils enseignent,
pour de l’argent<hi rend="superscript">2</hi>, à gagner les causes bonnes
ou mauvaises.</p>
<note type="footnote">1 Doctrine d’Hippon de Samos. Le poëte comique Cratès
s’en était déjà moqué dans une de ses pièces.</note>
<note type="footnote">2 On sait que Socrate ne tirait de ses leçons aucun sa-
laire. Aristophane fait de Socrate le représentant de la
classe des sophistes.</note>
<pb n="165"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Qui sont ces hommes ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je ne sais pas bien leur nom. Ce sont des
penseurs, de fort honnêtes gens.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Ah ! je vois : ces misérables, ces charlatans
au teint pâle, aux pieds nus ; Socrate, entre
autres, et ce Chéréphon<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Tais-toi, tais-toi ; ne va point parler sotte-
ment. Si tu as à cœur les intérêts de ton père,
mets-toi de leur bande, et laisse là l'équitation.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Non, certes ; quand tu me donnerais tous les
faisans que nourrit Léogoras<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>O mon enfant chéri, je t’en conjure ; va à
leur école.</p>
<note type="footnote">1 Platon cite Chéréphon comme un des disciples les plus
assidus de Socrate. (<hi rend="italic">Voy</hi>. Apologie.)</note>
<note type="footnote">2 Personnage connu par sa gourmandise.</note>
<pb n="166"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Et qu’irai-je y apprendre ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ils enseignent, dit-on, deux raisonnemens :
le juste et l’injuste. Par le moyen du second,
on peut gagner les plus mauvaises causes. Si
donc tu apprends ce raisonnement injuste, je ne
paierai pas une obole de toutes les dettes que
j’ai contractées pour toi.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Je ne puis y consentir ; avec ce visage pâle et
exténué, oserais-je regarder un cavalier ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Par Cérès, tu ne mangeras plus rien à moi,
ni toi ni ton cheval de trait, ni ton cheval de
main ; je te chasserai de ma maison<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Mon oncle Mégaclès ne me laissera pas sans
chevaux. Je m’en vais, et je me moque de tes
menaces.</p>
<p>(Il sort.)</p>
<note type="footnote">1 Il ajoute <hi rend="italic">ad corvos,</hi> dont l'équivalent serait chez nous ;
« Va-t’on au diable. »</note>
<pb n="167"/>
<p>(Il y a évidemment ici un changement de scène, puisque
Strepsiade va frapper à la porte de Socrate.)</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Pour une chute, je ne me tiens pas pour
Battu<hi rend="superscript">1</hi> ; mais j’invoquerai les dieux, et j’irai
moi-même à cette école pour me faire instruire.
Mais vieux comme je suis, lourd, sans mémoire,
pourrai-je apprendre toutes ces fines subtili-
tés ?..... Allons. Pourquoi hésiter ? Frappons à
cette porte. Enfant ! enfant !</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Va te faire pendre ! Qui frappe à cette porte ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Strepsiade, fils de Phidon, du bourg de Ci-
cynne.</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Par Jupiter, il faut être bien grossier pour
<note type="footnote">1 Métaphore tirée de l’exercice de la lutte, où l’on ne
réputait vaincu que celui qui avait été terrassé trois fois.</note>
<pb n="168"/>
venir heurter si brutalement à cette porte, et
faire avorter<hi rend="superscript">1</hi> les conceptions de mon esprit.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Excuse-moi, car j’habite au fond des champs ;
mais dis-moi la chose que j’ai fait avorter.</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Il n’est permis de la dire qu’aux disciples.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Dis-le moi donc sans crainte ; car je viens à
cette école en qualité de disciple.</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Je te le dirai ; mais songe que ce sont des
mystères. Socrate demandait tout à l’heure à
Chéréphon combien de fois une puce sautait la
longueur de ses pattes. Elle avait piqué Chéré-
phon au sourcil, et de là était sautée sur la tête
de Socrate<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Allusion au métier de la mère de Socrate, qui était
sage-femme. Socrate lui-même employait volontiers cette
comparaison, et il s’appelait accoucheur des âmes. (<hi rend="italic">Voyez</hi>
le Théétète de Platon, traduit par M. Cousin.)</note>
<note type="footnote">2 Le Scholiaste dit qu’il y a aussi là une plaisanterie sur
les sourcils épais de Chéréphon, et sur le front chauve de
Socrate.</note>
<pb n="169"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Et comment a-t-il mesuré cela ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Fort ingénieusement. Il a fait fondre de la
cire, ensuite il a pris la puce, et lui a trempé
les pattes dedans. La cire refroidie a fait à la
puce des souliers de Perse<hi rend="superscript">1</hi> ; en les déchans-
sant, il a par leur moyen mesuré l’espace.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>O Jupiter, quelle subtilité d’esprit !</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Que serait-ce, si je te disais une autre inven-
tion de Socrate ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Laquelle ? dis-moi, je t’en prie.</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Chéréphon le Sphettien<hi rend="superscript">2</hi> lui demanda s’il
pensait que le bourdonnement des cousins vînt
de la trompe ou du derrière.</p>
<note type="footnote">1 Chaussure de femme.</note>
<note type="footnote">2 Le bourg de Sphette était de la tribu Acamantide.</note>
<pb n="170"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Eh bien, qu’a-t-il dit des cousins ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Il a dit qu’ils ont l’intestin fort étroit ; or,
l’intestin étant fort étroit, l’air y passe avec vio-
lence jusqu’au derrière ; l’ouverture du derrière
communique avec l’intestin ; donc c’est le der-
rière qui produit ce bourdonnement, par la
violence de l’air.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ainsi, le derrière des cousins est une trom-
pette. Trois fois heureux l’auteur d’une si pré-
cieuse découverte ! Il ne doit pas être embarrassé
pour gagner ses procès, celui qui asu pénétrer
l’intestin d’un cousin.</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Dernièrement, un lézard lui fit perdre une
haute pensée.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>De quelle manière, dis-moi ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>La nuit, comme il observait le cours de la
<pb n="171"/>
lune et ses révolutions, les yeux en l’air, la
bouche ouverte, le lézard lâcha sur lui son or-
dure, du haut du toit.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Il est plaisant, ce lézard qui fait dans la bou-
che de Socrate !</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Hier soir, nous n’avions pas à souper.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Eh bien ! qu’imagina-t-il pour avoir à manger ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Il étendit de la poussière sur le tableau,
courba une lame de fer, en fit un compass<hi rend="superscript">1</hi>,....
et il sortit de la palestre avec un manteau volé.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Et nous admirons Thalès ! Ouvre, ouvre-moi
vite cette école ; montre-moi Socrate à l’ins-
tant ; je brûle d’être son disciple. Ouvre-moi
<note type="footnote">1 Comme pouf faire une démonstration de géométrie.
Eupolis, autre poëte comique, avait également parlé, sur
la scène, de Socrate commettant un larcin.</note>
<pb n="172"/>
donc la porte. (La porte s’ouvre, et on voit l’intérieur
de l’école. ) O Hercule ! de quel pays sont tous ces
animaux ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>De quoi t’étonnes-tu ? A qui trouves-tu qu’ils
ressemblent ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Aux Lacédémoniens faits prisonniers àPylos<hi rend="superscript">1</hi>.
Mais pourquoi ces regards fixés sur la terre ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Ils cherchent ce que la terre cache dans son
sein.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ils cherchent donc des ognons ? Ne vous mettez
pas en peine ; je sais où il y en a de bons et de
beaux. Mais que font ceux-ci, le dos si courbé ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Ils veulent pénétrer dans les abîmes du Tar-
tare.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Pourquoi leur derrière regarde-t-il le ciel ?</p>
<note type="footnote">1 Par Cléon. Ils avaient souffert de la famine pendant le
siège. (<hi rend="italic">Voy</hi>. les Chevaliers.)</note>
<pb n="173"/>
<p>le disciple.</p>
<p>Il apprend de son côté l’astronomie. Mais
rentrez, de peur que le maître ne tous sur-
prenne<hi rend="superscript">1</hi></p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Non, non, pas encore ; qu’ils restent ; j’ai
une petite affaire à leur communiquer.</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Ils ne peuvent pas rester long-temps à l’air et
dehors.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Au nom des dieux, qu’est-ce que ceci<hi rend="superscript">2</hi>, je te
prie ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>C’est l’astronomie.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Et cela ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>La géométrie.</p>
<note type="footnote">1 Il dit cela à plusieurs condisciples, qui étaient venus à
la porte.</note>
<note type="footnote">2 Il montre du doigt une sphère ou des cartes.</note>
<pb n="174"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>A quoi sert- elle, la géométrie<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>A mesurer la terre.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Celle qui se partage au sort<hi rend="superscript">2</hi> ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Non ; la terre entière.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Voilà qui est beau. C’est une idée utile et
patriotique.</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Tiens, voici le tour de la terre entière. Re-
garde ; voici Athènes.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Que dis-tu là ? Je n’en crois rien. Je n’y vois
pas de juges en séance<hi rend="superscript">3</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Le Bourgeois gentilhomme fait des questions du même
genre.</note>
<note type="footnote">2 Les terres conquises étaient distribuées aux citoyens
pauvres.</note>
<note type="footnote">3 Trait de satire contre le goût des Athéniens pour les
jugements et les procès. (<hi rend="italic">Voy.</hi> les Guêpes.)</note>
<pb n="175"/>
<p>le disciple.</p>
<p>C’est bien là pourtant le territoire de l’At-
tique.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Où sont les Cicynniens, mes compatriotes ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Ici ; et voilà l’Eubée, qui, comme tu vois,
est fort étendue.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Périclès et vous l’avez assez pressurée<hi rend="superscript">1</hi>. Mais
où est Lacédémone ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Lacédémone ? la voilà.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comme elle est près de nous ! Éloignez-la de
nous le plus possible<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Il n’y a pas moyen.</p>
<note type="footnote">1 Le mot grec signifie à la fois <hi rend="italic">être étendu,</hi> et <hi rend="italic">être chargé
d’impôts</hi>. On sait que l’île d’Eubée s’étend surtout en lon-
gueur. Elle avait été conquise par Périclès.</note>
<note type="footnote">2 Allusion à la rivalité de Lacédemone et d'Athènes.</note>
<pb n="176"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Vous vous en repentirez. Mais quel est cet
homme juché en l’air dans un panier ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>C’est lui.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Qui, lui ?</p>
<p>le disciple.</p>
<p>socrate.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quoi ! Socrate ! Appelle-le-moi bien fort.</p>
<p>le disciple.</p>
<p>Appelle-le toi-même ; je n’ai pas le temps.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Socrate ! mon petit Socrate !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Que me veux-tu, chétif mortel ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Avant tout, dis-moi, je t’en conjure, ce que
tu fais là.</p>
<pb n="177"/>
<p>socrate.</p>
<p>Je marche dans les airs ; je contemple le so-
leil.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ce n’est donc point de la terre, c’est du haut
de ton panier que tu regardes<hi rend="superscript">1</hi> les dieux ? si
toutefois<hi rend="superscript">1</hi>...</p>
<p>socrate.</p>
<p>Je ne pourrais jamais bien pénétrer les cho-
ses célestes, si je ne suspendais mon esprit, et
si je ne mêlais la subtilité de mes pensées avec
l’air le plus subtil. Si je restais sur la terre
pour contempler les régions supérieures, je ne
découvrirais rien ; car la terre attire à elle tou-
tes les vapeurs de la pensée. Telle est aussi la
nature du cresson.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comment ! la pensée<hi rend="superscript">3</hi> attire des vapeurs sur
le cresson ? Mais je t’en prie, cher Socrate,
<note type="footnote">1 Le mot grec signifie aussi <hi rend="italic">mépriser,</hi> comme <hi rend="italic">despicere</hi>.</note>
<note type="footnote">2 Réticence qui n’est pas sans quelque perfidie. Insinua-
tion d’athéisme.</note>
<note type="footnote">3 Le bonhomme Strepsiade s’embrouille dans sa phrase.</note>
<pb n="178"/>
descends ; viens m’instruire des choses sur les-
quelles je viens prendre tes leçons.</p>
<p>(Socrate descend de son panier.)</p>
<p>socrate.</p>
<p>Qu’est-ce qui t’amène ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Le désir d’apprendre à bien dire. Les usu-
riers, les créanciers les plus impitoyables, me
persécutent et me pillent ; ils saisissent mes
biens pour garanties.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Comment as-tu pu t’endetter sans t’en aper-
cevoir ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>La maladie des chevaux, maladie dévorante,
m’a ruiné. Mais apprends-moi l’un de tes deux
raisonnemens, celui qui sert à ne pas payer.
Quelque prix que tu me demandes, je jure par
les dieux de te satisfaire.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Quels dieux ? car il faut que tu saches que les
dieux n’ont pas cours chez nous.</p>
<pb n="179"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Par quoi jurez-vous donc ? par le fer<hi rend="superscript">1</hi>, comme
à Byzance ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Veux-tu connaître parfaitement les choses cé-
lestes, savoir ce qu’elles sont ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Oui, certes ; si toutefois il en est.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Et t’entretenir avec les Nuées, nos déesses ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Assurément.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Assieds-toi donc sur ce grabat sacré.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>M’y voici.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Prends cette couronne.</p>
<note type="footnote">1 Il y a une équivoque. Strepsiade prend au propre le
mot <foreign xml:lang="grc"> </foreign>, que Socrate avait dit au figuré.</note>
<pb n="180"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>A quoi bon une couronne ? O Socrate ! n’al-
lez pas me sacrifier comme Athamas<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Ne crains rien ; ce sont choses que nous fai-
sons à ceux qui veulent s’initier.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Que gagnerai-je à tout cela ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu deviendras un parleur habile, retors, fin
comme fleur de farine ; seulement, reste tran-
quille.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Par Jupiter, tu ne mens pas ! Si tu continues
à m’asperger ainsi<hi rend="superscript">2</hi>, je serai bientôt fleur de
farine.</p>
<note type="footnote">1 Allusion à une pièce de Sophocle, où Athamas était
mené au sacrifice le front ceint d’une couronne.</note>
<note type="footnote">2 Selon le Scholiaste, Socrate faisait tomber de la farine
sur la tête de Strepsiade, de même que dans les sacrifices
ou répandait de la farine sur les gâteaux d’offrande. (<hi rend="italic">Voy</hi>.
les Acharniens, page 71.) Strepsiade joue là le rôle de vic-
time.</note>
<pb n="181"/>
<p>socrate.</p>
<p>Vieillard, il faut se taire, et écouter la prière
dans un religieux silence. Souverain maître,
air immense, qui enveloppes la terre de toutes
parts, lumineux éther, et vous, vénérables
déesses, Nuées, mères de la foudre et des ton-
nerres, levez-vous ; ô reines ! apparaissez au
philosophe.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Non, non, pas encore ; attends que j’aie mis
ce manteau en double sur ma tête, pour n’être
pas mouillé. Malheureux ! qui suis sorti sans
prendre de bonnet !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Venez, ô Nuées augustes, vous manifester à
ce mortel, soit que vous occupiez les sommets
glacés de l’Olympe, soit que vous formiez des
chœurs de danse avec les nymphes, dans les jar-
dins de l’Océan, votre père, ou que vous pui-
siez les eaux du Nil avec vos urnes d’or ; soit
enfin que vous résidiez aux Palus-Méotides, ou
sur le sommet du Mimas<hi rend="superscript">1</hi>, couvert de neiges ;
<note type="footnote">1 Montagne de Thrace.</note>
<pb n="182"/>
exaucez mes prières, et accueillez favorable-
ment ce sacrifice.</p>
<p>chœur de nuées<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>Nuées éternelles, du sein de l’Océan, notre
père, élevons-nous en rosée légère et brillante,
sur les montagnes ombragées de forêts, d’où se
découvrent au loin les hauts promontoires, la
terre féconde en fruits, le cours des fleuves,
et la mer retentissante ; le grand œil du monde
brille d’une éclatante lumière. Dissipons ces
brouillards obscurs qui nous enveloppent, et
montrons-nous à la terre dans notre immortelle
beauté !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Nuées vénérables, vous avez ouï mes vœux !
Et toi, as-tu entendu leur voix divine, accom-
pagnée des grondemens du tonnerre ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Moi aussi, je vous révère, puissantes déesses,
<note type="footnote">1 Elles ne paraissent d’abord que dans le lointain et au
milieu des airs.</note>
<pb n="183"/>
et je veux répondre à votre tonnerre, tant il
m’a imprimé d’effroi. Aussi, permis ou non, je
lâcherai tout<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Ne t’avise pas de railler et de faire comme
ces misérables comiques. Mais silence ! l’auguste
essaim des déesses s’avance avec des chants har-
monieux.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Vierges humides de rosée, allons visiter la con-
trée illustre de Pallas, cette terre de Cécrops,
féconde en grands hommes ; aimable séjour où
l’on voit le culte des mystères sacrés, le sanc-
tuaire réservé aux saintes initiations<hi rend="superscript">2</hi>, les of-
frandes aux hahitans de l’Olympe, les temples
et les statues consacrés aux dieux, des pompes
religieuses, des sacrifices et des festins en toute
saison ; mais au printemps, la fête de Bacchus,
le son perçant des flûtes, et les chants des
chœurs qui provoquent la joie.</p>
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Cacare volo</hi>.</note>
<note type="footnote">2 i Le temple de Cérès à Éleusis.</note>
<pb n="184"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Au nom de Jupiter, dis-moi, Socrate, quelles
sont ces femmes, qui ont fait entendre une voix
si majestueuse ? Serait-ce des héroïnes ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Non ; ce sont les célestes Nuées, divinités
des hommes oisifs ; elles nous donnent les pen-
sées, l’éloquence, l’esprit, le charlatanisme,la
loquacité, la ruse, et l’intelligence.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Aussi, depuis que leur voix s’est fait enten-
dre, mon esprit voltige et cherche déjà à subti-
liser, à disputer sur de la fumée, à contredire,
à réfuter les argumens par de petites raisons. Je
souhaite donc passionnément de voir ces déesses
de près, si cela est possible.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Regarde de ce côté, vers le mont Parnès ; je
les vois descendre lentement.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Où donc ? montre-moi.</p>
<pb n="185"/>
<p>socrate.</p>
<p>Les voilà. Elles s’avancent en foule, de côté,
par ces vallées et ces forêts.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Qu’y a-t-il donc ? je ne les vois pas.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Là, à l’entrée<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je commence à entrevoir.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu dois maintenant les voir parfaitement, à
moins que tu n’aies dans les yeux de la chassie
grosse comme une citrouille.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Oui, je les vois. O vénérables déesses ! Elles
remplissent maintenant toute la scène.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu ignorais pourtant l’existence de ces divi-
nités ?</p>
<note type="footnote">1 <foreign xml:lang="grc"> </foreign> cette partie de la scène par laquelle le chœur
entrait.</note>
<pb n="186"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Il est vrai ; je les prenais pour du brouillard,
de la rosée ou de la fumée.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu ne sais donc pas combien elles nourrissent
de sophistes, de devins, de médecins, d’effé-
minés, de poëtes dithyrambiques, de charlatans
sublimes, tous fainéans qu’elles nourrissent,
parce qu’ils les chantent ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>C’est donc pour cela qu’ils chantent dans
leurs vers<hi rend="superscript">1</hi> la vitesse des Nuées humides qui
éclipsent la lumière, la chevelure hérissée de
Typhon à cent têtes, et les tempêtes furieuses ;
les oiseaux aériens, armés de serres crochues et
nageant dans les airs, enfin les pluies et les eaux
des humides Nuées ? Et, pour ces beaux vers, ils
dévorent les plus beaux poissons, et la chair
délicate des grives.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Quant à cela, n’est-ce pas juste ?</p>
<note type="footnote">1 Parodie du style dithyrambique.</note>
<pb n="187"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mais dis-moi, si elles sont véritablement des
Nuées, comment se fait-il qu’elles ressemblent à
des femmes ? elles ne le sont pourtant pas.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Et que sont-elles donc ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je ne sais pas trop ; elles ressemblent à des
flocons de laine, mais non à des femmes ; pas
le moins du monde. Pourtant celles-ci ont des
nez<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Réponds un peu à ces questions.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Demande-moi tout ce que tu voudras.</p>
<p>SOCRATE, en regardant le ciel.</p>
<p>N’as-tu jamais vu de Nuées ressembler à un
centaure, à un léopard,à un loup, à un tau-
reau ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Sans doute. Eh bien ?</p>
<note type="footnote">1 Il parle du masque des acteurs.</note>
<pb n="188"/>
<p>socrate.</p>
<p>Elles prennent toutes les formes qu’elles veu-
lent. Si elles voient un de ces débauchés à longue
chevelure et à poitrine velue, comme le fils de
Xénophante<hi rend="superscript">1</hi> ; aussitôt, pour se moquer de sa
folie, elles se changent en centaures.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Et si elles voient Simon, ce voleur des de-
niers publics<hi rend="superscript">2</hi>, que font-elles alors ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Pour représenter son caractère, elles se méta-
morphosent en loups.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>C’est donc pour cela qu’hier apercevant Cléo-
nyme, qui jeta son bouclier pour fuir, à la vue
de ce lâche, elles sont devenues cerfs.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Et maintenant, vois-tu ? elles ont aperçu
<note type="footnote">1 Hiéronyme, poëte dithyrambique, selon le Scholiaste.
(<hi rend="italic">Voy</hi>. les Acharniens, page 30.)</note>
<note type="footnote">2 Eupolis avait déjà reproché à ce Simon d’avoir volé le
trésor d’Héraclée.</note>
<pb n="189"/>
Clisthène, c’est pour cela qu’elles sont devenues
femmes<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Salut, ô déesses !Si jamais vous avez rompu
le silence pour quelque mortel, daignez me
faire entendre votre céleste voix, ô reines toutes-
puissantes !</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Salut, vieillard chargé d’années, ardent à la
poursuite de la sagesse ; et toi, ministre sacré
des niaiseries les plus subtiles, fais-nous con-
naître tes désirs. Car, de tous les sophistes qui
discourent des météores, tu es, avec Prodicus<hi rend="superscript">2</hi>,
celui que nous exauçons le plus volontiers : celui-
ci, pour sa science et son génie ; toî, pour ta dé-
marche superbe, ton regard dédaigneux, ta pa-
tience à marcher pieds nus, ton air grave et
assuré.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>O terre, quelle voix ! qu’elle est sainte, au-
guste, redoutable !</p>
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Voyez</hi> sur ce Clisthène, les Chevaliers, les Grenouil-
les, etc.</note>
<note type="footnote">2 Fameux maître de rhétorique de ce temps-là. Platon
le met souvent en scène.</note>
<pb n="190"/>
<p>socrate.</p>
<p>Voilà les seules divinités qu’il y ait au monde :
tout le reste n’est que niaiserie.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mais dis-moi, je te prie, Jupiter Olympien
n’est-il pas dieu aussi ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Quel Jupiter ? tu te moques. Il n’y a pas de
Jupiter.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Que dis-tu là ? Et qui fait pleuvoir ? apprends-
moi cela d’abord.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Ce sont elles ; et je t’en donnerai des preuves
certaines. Où as-tu jamais vu pleuvoir sans
Nuées ! Si c’était lui, que ne le fait-il par un
ciel serein, quand les Nuées sont éloignées<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ah ! par Apollon, ta preuve est évidente.
<note type="footnote">1 C’est aussi l’argument qu’emploie Lucrèce, VI, 400
<hi rend="italic">Denique cur nunquam cœlo jacit undique puro.
Jupiter in terras fulmen sonitusque profundit ?</hi></note>
<pb n="191"/>
Autrefois je croyais vraiment que Jupiter pissait
dans un crible. Mais, quand il tonne, qui fait
ce bruit si épouvantable ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Les Nuées : elles tonnent en se roulant.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comment cela, esprit audacieux ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Lorsqu’elles sont pleines d’eau, et mises en
mouvement, du haut des airs où elles sont sus-
pendues, leur poids les emporte nécessairement
l’une sur l’autre, elles se choquent, et crèvent
avec fracas.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mais qui les pousse ainsi, et les précipite ?
n’est-ce point Jupiter ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Pas du tout : c’est le Tourbillon<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Système de Démocrite et de Protagore. Telle fut aussi
la doctrine d’Épicure, exprimée par Lucrèce, liv. VI.
<hi rend="italic">Principio tonitru quatiuntur lumina cœli
Propterea quia concurrunt sublime volantes
Æthereœ nubes, contra pugnantibu' ventis</hi>.
Et plus loin :
<hi rend="italic">Hoc etiam p acto tonitru concussa videntur
Omnia sœp e gravi tremere, et divolsa repente
Maxim a dissiluisse capacis mœnia mundi,
Nubibus intorsit sese, conclusaque ibidem
Turbine versanti magis ac magis undique nubom,</hi> et</note>
<pb n="192"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Le Tourbillon ? J’ignorais vraiment qu’il n’y
eût pas de Jupiter, et que le Tourbillon régnat
en sa place. Mais tu ne m’as encore rien appris
sur le bruit du tonnerre.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Ne m’as-tu pas entendu te dire que les Nuées
étant pleines d’eau, et tombant les unes sur les
autres, font ce fracas à cause de leur densité ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Le moyen de croire cela ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu vas le comprendre par ton propre exem-
ple. Quand, dans la fête des Panathénées, tu
t’es gorge de viandes, et que tu éprouves quel-
<pb n="193"/>
que malaise, n’entends-tu pas gronder certains
bruits dans ton ventre ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Oui, sans doute. La colique le tourmente ;
une guerre s’y déclare ; il gronde comme le ton-
nerre, puis il éclate avec fracas. D’abord il fait
entendre un petit bruit, <hi rend="italic">papax ;</hi> ensuite pa-
pappax ; et quand je fais mon cas, c’est un vrai
tonnerre, papapappax, tout comme les Nuées.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Eh bien ! si ton ventre si chétif produit tout
ce vacarme, l’air, avec son étendue immense,
ne doit-il pas tonner avec fracas ? Aussi les mots
<hi rend="italic">tonner</hi> et <hi rend="italic">péter</hi> se ressemblent.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mais dis-moi, d’où peut venir la foudre étin-
celante, qui tantôt frappe et consume, tantôt
effleure sans ôter la vie ? C’est évidemment Ju-
piter qui la lance sur les parjures.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Pauvre sot, vrai contemporain de Saturne,
<pb n="194"/>
tu es bien de l’autre monde<hi rend="superscript">1</hi> ! Et comment, s’il
frappe les parjures, n’a-t-il pas déjà foudroyé
Simon, Cléonyme, et Théorus ? Ce sont pour-
tant bien des parjures. Mais il frappe ses pro-
pres temples<hi rend="superscript">2</hi>, le promontoire de Sunium, et
les chênes élevés ! et pourquoi ? car un chêne
n’est point parjure.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je ne sais ; mais ton raisonnement paraît
juste. Qu’est-ce donc que la foudre ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Quand un vent sec s’élève et s’enferme dans
les Nuées, il les gonfle comme une vessie ; en-
suite la violence de son action les crève ; il s’é-
chappe avec impétuosité, et s’enflamme lui-
même par la rapidité de son mouvement.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Par ma foi, la même chose m’arriva àla fête
de Jupiter. Je faisais griller pour toute ma fa-
mille le ventre d’une victime ; je ne pensai pas
<note type="footnote">1 Littéralement : « plus ancien que le pain et que la
lune. »</note>
<note type="footnote">2 <hi rend="italic">Voy</hi>.· encore Lucrèce, liv. VI, vers 386 et 416.</note>
<pb n="195"/>
à le fendre ; il se gonfla, éclata tout à coup,
me lança tout aux yeux, et me brûla le visage.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>O toi ! qui désires apprendre de nous la sa-
gesse, que tu seras heureux entre tous les Athé-
niens et tous les Grecs, si tu as de la mémoire
et du zèle, si tu armes ton âme de constance,
et que tu ne te lasses ni de travailler, ni d’être
debout, ni de marcher,ni d’endurer le froid ; si
tu sais commander à ton appétit, si tu t’abstiens
de vin, des exercices du corps et autres sottises ;
enfin, si comme tout homme sensé, tu mets ta
gloire à te distinguer par ta conduite, par ta
prudence et par ton habileté dans les combats
de langue !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>S’il te faut une âme ferme, endurcie par les
soucis, et un estomac frugal fait aux privations,
et qui se contente d’un peu de sariette, je te
réponds de moi ; mon corps pourrait servir d’en-
clume.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Promets de ne reconnaître désormais d’autres
<pb n="196"/>
dieux que les nôtres :le Chaos, les Nuées et la
Langue ; voilà nos trois dieux.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Jamais je ne parlerai aux autres, pas même
si j’en trouvais sur mon chemin ; ils n’auraient
de moi ni sacrifices, ni libations, ni offrande.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Maintenant demande avec confiance ce que
tu veux de nous. Tu l’obtiendras, si tu nous
honores et nous admires, et si tu veux devenir
habile.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>O déesses ! ce que je vous demande est bien
peu de chose : faites seulement que je passe de-
cent stades tous les Grecs en éloquence.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Nous te l’accordons. Désormais nul orateur
ne l’emportera sur toi par la beauté de ses ha-
rangues.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quant à de belles harangues, ce n’est pas là
ce que je désire ; mais seulement mettre de mon
<pb n="197"/>
côté l’apparence du bon droit, et échapper à mes
créanciers.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Tu seras satisfait ; ce que tu désires est facile.
Livre-toi sans crainte à nos ministers<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je suivrai vos conseils. La nécessité me presse ;
les chevaux et le mariage m’ont ruiné.</p>
<p>Maintenant, que ceux-ci fassent de moi ce
qu’ils voudront. Je leur abandonne mon corps ;
je le livre aux coups, à la faim, ala soif, à la
misère, au froid ; qu’ils fassent une outre de ma
peau, pourvu que je ne paie pas mes dettes ;
qu’on m’appelle insolent, babillard, effronté,
impudent, infâme, menteur, hableur, fourbe,
rusé, fin matois, vieux renard, scélérat, hypo-
crite, coquin, pendard, impie, peste, fléau :
si tous ceux que je rencontre s’en tiennent à ces
injures, que mes maîtres me traitent à leur gré ;
et s’ils le désirent, j’en jure par Cérès, qu’on
farcisse mes intestins pour les servir aux philo-
sophes.</p>
<note type="footnote">1 Les philosophes.</note>
<pb n="198"/>
<p>le chœur.</p>
<p>Cet homme a une volonté ferme et résolue.
Sache que cette science, que tu dois apprendre
de nous, élèvera ta gloire jusqu’aux cieux.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Que m’ arrivera-t-il donc ?</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Tu mèneras avec moi, pendant le reste de tes
jours, la vie la plus heureuse.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Est-ce que je verrai jamais cela ?</p>
<p>le chœur.</p>
<p>La foule assiégera tes portes ; on voudra t’a-
border, t’entretenir des causes les plus épi-
neuses, te consulter sur des affaires qui te rap-
porteront beaucoup d’argent. (A Socrate.) Mais
toi, commence à donner au vieillard quelqu’une
de tes leçons ; exerce son esprit, et éprouve un
peu ses forces.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Voyons, fais-moi connaître ton caractère, afin
que je sache comment je dois dresser mes bat-
teries.</p>
<pb n="199"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quoi donc ? est-ce que tu as le dessein de
me prendre d’assaut ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Non, mais je veux d’abord savoir de toi si tu
as de la mémoire.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>C’est selon. Si l’on me doit, j’ai une mémoire
excellente ; mais, si je dois, hélas !je n’en ai
plus.</p>
<p>socrate.</p>
<p>As-tu quelque disposition naturelle à l’élo-
quence ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>A l’éloquence, non ; mais à la fraude.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Comment pourras-tu donc apprendre ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ne t’inquiète pas, cela ira.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Or çà, quand je te ferai part de quelque idée
<pb n="200"/>
savante sur les choses célestes, tâche de la saisir
aussitôt.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quoi donc ? Faut-il attraper la sagesse à la
volée, comme un chien ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Voilà un homme bien grossier et bien igno-
rant ; je crains fort, bon homme, que tu n’aies
besoin de coups. Voyons, que fais-tu quand on
te bat ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je me laisse battre ; un peu après je prends
des témoins ; ensuite j’intente une action en
justice.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Allons, ôte ton manteau.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ai-je fait quelque mal ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Non ; mais l’usage veut qu’on entre nu<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Comme aux mystères.</note>
<pb n="201"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je ne viens pas ici chercher un objet vole<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Mets bas. Pourquoi tant de paroles ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Un mot seulement : si je suis un écolier dili-
gent et qui étudie avec zèle, auquel de tes dis-
ciples ressemblerai-je ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu seras tout le portrait de Chéréphon.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ah ! malheureux ! je ressemblerai donc à un
mort<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tais-toi ; viens vite, et suis-moi de ce côté.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Donne-moi donc un gâteau de miel ; j’entre
<note type="footnote">1 Celui qui voulait chercher dans une maison quelque
objet qu’il supposait y avoir été recelé, était obligé de
quitter ses vêtemens avant d’entrer.</note>
<note type="footnote">2 On a déjà parlé de la pâleur de Chéréphon.</note>
<pb n="302"/>
là-dedans avec autant d’effroi que si j’allais à
l’antre de Trophonius<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Marche donc ; pourquoi t’arrêter à cette
porte ?</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Va en toute confiance. Que le succès récom-
pense le courage de ce vieillard, que son âge
avancé n’empêche pas de se livrer à l’étude des
sciences nouvelles, et à la recherche de la sa-
gesse.</p>
<note type="footnote">1 Ceux qui descendaient dans cet antre se munissaient de
gâteaux de miel, poux jeter aux serpents dont il était
rempli.</note>
<pb n="203"/>
<p>le chœur.</p>
<p>[Parabase.]</p>
<p>Spectateurs, je vous dirai franchement la vé-
rité ; j’en atteste Bacchus<hi rend="superscript">1</hi>, dont je suis l’élève.
Puissé-je être vainqueur, et passer pour poëte
habile ! Connaissant vos lumières, et persuadé
que cette pièce, travaillée par moi avec tant
de soin, était la meilleure de mes comédies, je
crus devoir la soumettre une première fois à vo-
tre goût. Cependant, je fus vaincu au jugement
d’hommes ignorans<hi rend="superscript">2</hi>. Je me plains de cette
injustice à vous, juges éclairés, pour lesquels
je travaillais. Toutefois, ce ne sera jamais pour
moi un motif de renoncer à l’opinion des
hommes capables ; car, depuis que, dans cette
enceinte, mon Modeste et mon Débauché<hi rend="superscript">3</hi>
ont reçu un accueil si favorable de juges de-
vant lesquels on est heureux de paraître, une
<note type="footnote">1 C’était le dieu des poëtes dramatiques.</note>
<note type="footnote">2 Cratinus et Amipsias, ses rivaux, remportèrent le prix.</note>
<note type="footnote">3 Personnages des Détaliens, première pièce d’Aristo-
phane.</note>
<pb n="304"/>
seconde fois je fus contraint d’exposer mon
fruit (vierge alors, il ne m’était pas permis
d’enfanter<hi rend="superscript">1</hi>) ; mais une autre mère le re-
cueillit<hi rend="superscript">2</hi>, et vous avez généreusement élevé
son enfance :de ce moment, je comptai entière-
ment sur votre bienveillance. Aujourd’hui donc,
cette comédie paraît sur la scène, comme une
autre Électre, et cherche des yeux ses anciens
amis ; elle saura reconnaître au premier coup
d’œil la chevelure de son Oreste<hi rend="superscript">3</hi>. Remarquez
sa modestie et sa décence : elle est la première
qui ne vienne pas armée d’un instrument de
cuir<hi rend="superscript">4</hi>, rouge par le bout, et de grande dimen-
sion, pour faire rire les enfans ; elle ne s’amuse
ni à railler les chauves, ni à danser la cordace<hi rend="superscript">5</hi> ;
elle n’introduit point de vieillard qui, en pro-
nonçant ses vers, frappe de son bâton tous ceux
<note type="footnote">1 Il fallait avoir quarante ou trente ans pour donner en
son nom des pièces de théâtre.</note>
<note type="footnote">2 Elle fut présentée par Cléonide et Callistrate.</note>
<note type="footnote">3 Allusion à la reconnaissance d’Électre et d’Oreste dans
Eschyle.</note>
<note type="footnote">4 <hi rend="italic">Phallum describit, qui erat coriaceus penis</hi>.</note>
<note type="footnote">5 Espèce de danse comique et lascive.</note>
<pb n="305"/>
qu’il rencontre, pour répondre à des plaisante-
ries mordantes<hi rend="superscript">1</hi> ; elle ne s’élance pas sur la
scène une torche à la main, et en criant : « Iou !
« iou ! » elle ne se confie qu’en elle-même, et
en ses vers. Pour moi, qui suis le poëte, je n’en
ai pas plus d’orgueil<hi rend="superscript">2</hi>, et je ne cherche pas à
vous tromper, en vous présentant deux ou trois
fois le même sujet. Sans cesse j’en invente de
nouveaux ; aucuns ne se ressemblent, tous sont
agréables et plaisans. J’ai attaqué Cléon<hi rend="superscript">3</hi> dans
sa puissance ; mais j’ai suspendu mes coups lors-
qu’il fut tombé. Quant à nos poëtes, depuis
qu’Hyperbolus a donné prise sur lui, ils attaquent
sans cesse le malheureux, ainsi que sa mère. D’a-
bord Eupolis présenta sur la scène Maricas : c’é-
taient mes Chevaliers, maladroitement retour-
nés : il y avait ajouté une vieille femme ivre,
dansant la cordace ; personnage dès long-temps
inventé par Phrynichus, qui l’exposait à un
monstre marin. Hermippus a joué aussi Hyper-
<note type="footnote">1 Traits satiriques contre ses rivaux.</note>
<note type="footnote">2 Le mot grec signifie à la fois <hi rend="italic">s’enorgueillir</hi> et <hi rend="italic">avoir une
belle chevelure</hi>. Or, Aristophane était chauve.</note>
<note type="footnote">3 Dans <hi rend="italic">les Chevaliers</hi>.</note>
<pb n="306"/>
bolus ; maintenant tous les autres tombent sur
Hyperbolus, et m’empruntent la comparaison
des anguilles<hi rend="superscript">1</hi> ; que ceux qui rient à leurs piè-
ces ne se plaisent pas aux miennes<hi rend="superscript">2</hi>. Vous, si
vous goûtez ma personne et mes ouvrages, vo-
tre bon goût sera loué dans l’avenir.</p>
<p>J’invoque d’abord en faveur de ce chœur,
Jupiter, roi du ciel, et maître des immortels ;
puis le dieu terrible qui ébranle la terre et la mer
de son trident ; et toi, notre illustre père, Éther
vénérable, qui entretiens la vie universelle ; et
toi, Soleil, conducteur de coursiers, toi dont
les rayons étincelans échauffent la terre, et
dont la gloire est grande chez les dieux et chez
les hommes !</p>
<p>Sages spectateurs, prêtez-nous attention.
Nous venons nous plaindre de vos torts envers
<note type="footnote">1 Voyez <hi rend="italic">les Chevaliers,</hi> page 88.</note>
<note type="footnote">2 C’est la réponse de Boileau à quelqu’un qui lui vantait
des vers médiocres : « Quant à vous qui trouvez ces vers-la
« si bons, vous me ferez beaucoup d’honneur et de plaisir
« de trouver les miens détestables. »</note>
<pb n="207"/>
nous. Votre ville a reçu de nous plus de bien-
faits que de tous les autres dieux ensemble ; ce-
pendant nous sommes les seules divinités à qui
vous n’offriez ni sacrifices ni libations, nous,
vos zélées protectrices. Si l’on décrète quelque
expédition insensée, aussitôt nous tonnons, ou
nous tombons en pluie. Lorsque vous élûtes gé-
néral le corroyeur paphlagonien, ennemi des
dieux, nous fronçâmes le sourcil avec indigna-
tion. Le tonnerre gronda au milieu des éclairs ;
la lune se détourna de sa route accoutumée, et
le soleil, retirant son flambeau, refusa de luire,
si Cléon était général. Cependant vous l’avez élu.
Aussi dit-on que la folie préside a vos conseils,
mais que les dieux font tourner à bien toutes les
fautes que vous commettez. Voulez-vous savoir
le moyen de remédier à celle-ci ? il est facile
de vous l’apprendre. Prenez ce Cléon<hi rend="superscript">1</hi>, cette
<note type="footnote">1 Ce passage est un de ceux qui autorisent à penser que
<hi rend="italic">les Nuées</hi>, telles que nous les avons aujourd’hui, sont un
composé des différentes éditions qu’Aristophane en donna
lui-même. Il parle ici de Cléon comme vivant ; un peu
plus haut il vient de mentionner sa mort. De plus, Cléon
étant mort la 10<hi rend="superscript">e</hi> année de la guerre du Péloponèse ou la 3<hi rend="superscript">e</hi>
année de la 89<hi rend="superscript">e</hi> olympiade (<hi rend="italic">voy</hi>. Thucydide et la parabase
des <hi rend="italic">Guêpes</hi>), on en peut conclure qu’Aristophane retoucha
encore ses <hi rend="italic">Nuées,</hi> après la 2<hi rend="superscript">e</hi> édition, dont la date tombe à
la seconde année de la même olympiade. Enfin, le <hi rend="italic">Maricas</hi>
d’Eupolis, qu’il vient de citer, fut représenté la 4<hi rend="superscript">e</hi> année
de la 89<hi rend="superscript">e</hi> olympiade, au dire des Scholiastes.</note>
<pb n="208"/>
mouette vorace, et quand vous l’aurez convaincu
de rapine et de corruption, serrez-lui le cou
dans une travée : votre faute sera réparée ; vos
affaires même n’en seront que plus prospères.</p>
<p>Viens aussi, Phébus, dieu de Délos, qui ha-
bites le sommet du Cynthius ; et toi<hi rend="superscript">1</hi>, qui as
dans Éphèse un temple d’or où tu es servie par
les filles des Lydiens ; et toi, puissante Minerve,
maîtresse de l’égide, protectrice de cette con-
trée ; et toi, qui erres sur le Parnasse avec des
flambeaux, au milieu des bacchantes de Del-
phes, joyeux Bacchus !</p>
<p>Comme nous étions prêtes à partir, la lune
nous a abordées, et nous a chargées d’abord de
saluer de sa part les Athéniens et leurs alliés ;
puis elle nous a exprimé sa colère, pour la ma-
nière indigne dont on la traite, elle qui vous
<note type="footnote">1 Diane.</note>
<pb n="209"/>
rend à tous de signalés services, non en belles
paroles, mais en réalité. Premièrement, elle
vous épargne par mois au moins une drachme de
lumière ; car le soir chacun dit en sortant :
« N’achète pas de flambeau ; la lune est belle ; »
sans compter mille autres bienfaits. Et vous,
vous bouleversez tout l’ordre des jours<hi rend="superscript">1</hi>. Aussi
a-t-elle sans cesse à essuyer la colère des dieux,
toutes les fois qu’ils reviennent sans avoir eu le
festin ou les fêtes qu’ils attendaient d’après l’or-
dre des temps. Quand il faudrait sacrifier, vous
êtes occupés à donner la question ou à rendre
la justice. Lorsque nous jeûnons pour la mort
de Memnon ou de Sarpédon<hi rend="superscript">2</hi>, vous êtes dans les
festins et les ris ; c’est pour cela que cette an-
née, Hyperbolus ayant été député à l’assemblée
des Amphictyons, nous autres déesses, lui avons
ôté sa couronne : il apprendra à régler les jours
sur le cours de la lune.</p>
<note type="footnote">1 Allusion au désordre du calendrier grec.</note>
<note type="footnote">2 Tous deux fils de Jupiter</note>
<pb n="210"/>
<p>socrate.</p>
<p>Non, j’en jure par les Vapeurs, par le Chaos,
et par l’Air, je n’ai vu de ma vie un homme si
grossier, si stupide, si sot, si oublieux. Les
jeux d’esprit les plus simples il les oublie, avant
même de les savoir. Cependant je veux encore
l’appeler ici, au grand jour. Strepsiade ! viens,
et apporte ton grabat.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Les punaises m’empêchent de le prendre.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Pose-le vite, et prête attention.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Me voici.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Voyons. Que veux-tu apprendre d’abord ?
sera-ce la mesure, les vers, ou le rhythme ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>La mesure. Un marchand de farine m’a trompé
l’autre jour de deux chénix.</p>
<pb n="211"/>
<p>socrate.</p>
<p>Ce n’est pas là ce que je te demande ; je veux
savoir quelle mesure te paraît la plus belle,
celle de trois ou celle de quatre ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je préfère le demi-setier<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu dis des bêtises, brave homme.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Veux-tu gager que le demi-setier est la me-
sure de quatre<hi rend="superscript">2</hi> ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Peste soit de l’homme ! Que tu as la tête
dure ! Mais peut-être apprendras-tu mieux le
rhythme.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>A quoi me servira le rhythme pour vivre ?</p>
<note type="footnote">1 Ce qui, dans l’idée du vieillard, est la même chose
qu’un tétramètre ; car le demi-setier valait quatre chénix.
Mais il ne comprend pas que Socrate veut parler du mètre
poétique.</note>
<note type="footnote">2 Ou tétramètre. (<hi rend="italic">Voy</hi>. la note précédente.)</note>
<pb n="212"/>
<p>socrate.</p>
<p>Il te rendra aimable en compagnie ; tu com-
prendras le rhythme énoplien et le rhythme du
dactyle<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Du dactyle ?Ah ! oui, je le connais.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Dis-le.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Celui-ci donc. Quand j’étais jeune, je me
servais de cet autre doigt<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu es sot et grossier.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mais, animal, je ne veux rien apprendre de
tout cela.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Que demandes-tu donc ?</p>
<note type="footnote">1 Rhythmes de l’ancienne musique.</note>
<note type="footnote">2 Dactyle ou doigt. <hi rend="italic">Impurè in voce</hi> « digitus » <hi rend="italic">ludit</hi>. Le
geste expliquait sa pensée.</note>
<pb n="213"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Autre chose, autre chose ; le raisonnement
injuste.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Mais il faut avant cela bien d’autres connais-
sances ; il faut d’abord savoir distinguer quels
sont les quadrupèdes mâles.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je connais bien les mâles ; est-ce que tu me
crois fou ?Un bélier, un bouc, un taureau,un
chien, un merle <hi rend="superscript">1</hi>, sont des mâles.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Vois-tu ? tu appelles merle la femelle comme
le mâle.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comment ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Comment ? merle et merle.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Par Neptune, c’est vrai. Comment donc ap-
peler la femelle ?</p>
<note type="footnote">1 Dans le grec il y a <hi rend="italic">un coq</hi>. Nous avons changé le mot,
pour mieux faire comprendre ce qui suit.</note>
<pb n="214"/>
<p>socrate.</p>
<p>Merlesse ; et l’autre, merle.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Merlesse, dis-tu ? Par l’Air, il a raison. Pour
ce seul mot-là j’emplirai ta huche de farine.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Autre faute. La huche ! tu fais un mâle d’une
femelle.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comment ? en disant la <hi rend="italic">huche</hi><hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Oui, comme on dit <hi rend="italic">Cléonyme</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comment ? explique-toi.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu dis huche comme tu dis Cléonyme.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mais, mon cher, Cléonyme n’avait pas de
huche. Il broyait sa farine dans un mortier rond.
Comment donc faut-il dire ?</p>
<note type="footnote">1 Le mot grec a une terminaison masculine.</note>
<pb n="215"/>
<p>socrate.</p>
<p>Comment ? huch<hi rend="italic">ée</hi>, comme tu dis Sostrat<hi rend="italic">ée</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Huchée ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>C’est cela, au féminin.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>On devrait dire aussi <hi rend="italic">Cléonymée</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Il faut encore que tu saches distinguer dans
les noms propres le masculin et le féminin.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je connais bien les noms de femme.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Dis-en donc.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Lysilla, Philinna, Clitagora, Démétria.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Et des noms d’hommes ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Une infinité. Philoxène, Mélésias, Amynias.</p>
<pb n="216"/>
<p>socrate.</p>
<p>Le sot ! Ce ne sont pas là des noms d’homme.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ce ne sont pas pour vous des noms d’homme ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Nullement. Comment dirais-tu pour appeler
Amynias ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je dirais : Amynia ! Amynia<hi rend="superscript">1</hi> !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Vois-tu ? tu en fais une femme.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Aussi bien ai-je raison. Que ne va-t-il à l’ar-
mée ? Mais à quoi bon apprendre ce que nous
savons tous ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>C’est bon. Couche-toi là.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Pourquoi ?</p>
<note type="footnote">1 Le vocatif de ce mot, en grec, a une terminaison fémi-
nine.</note>
<pb n="217"/>
<p>socrate.</p>
<p>Songe un peu à tes affaires.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ah ! je te prie, ne me force pas de m’étendre
sur ce lit ; s’il faut absolument se coucher, laisse-
moi du moins rêver à terre.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Cela ne se peut pas autrement.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Infortuné ! Que je vais avoir à souffrir aujour-
d’hui des punaises !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Médite et réfléchis ; recueille ton esprit ; tour-
ne-le en tous sens. Si une difficulté t’arrête,
laisse promptement ton idée, et passe à une au-
tre ; que le doux sommeil fuie de tes yeux.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Aïe ! aïe ! aïe !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Qu’as-tu donc ? Que souffres-tu ?</p>
<pb n="218"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je n’en puis plus. Ces maudits Corinthiens<hi rend="superscript">1</hi>
sortent en foule du lit, ils me piquent et me
dévorent ; ils sucent tout mon sang, ils me pi-
quent le derrière, ils me tuent.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Ne crie pas si fort.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Et quel moyen, quand je n’ai plus ni argent,
ni sang, ni âme, ni souliers ; et que, pour com-
ble de misères, je me morfonds ici après avoir
tout perdu ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Que fais-tu là ? tu ne médites pas.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Si, par Neptune !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Sur quoi médites-tu ?</p>
<note type="footnote">1 Une partie du mot grec signifie aussi <hi rend="italic">punaises</hi>. Les
Corinthiens ravageaient alors l’Attique.</note>
<pb n="219"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Sur ce que ces punaises me laisseront de moi-
même.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Il t’arrivera mal.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mais, mon cher, c’est déjà fait de moi.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Point de faiblesse ; enveloppe-toi. Il faut
trouver quelque ruse, quelque palliatif<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Hélas ! qui me jettera un palliatif de peau de
mouton ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Voyons un peu ce qu’il fait. Holà ! dors-tu ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Non, par Apollon !</p>
<note type="footnote">1 Le mot grec signifie « moyen de priver (ses créan-
ciers). » Strepsiade entend, « de se garantir des punaises. »
Il y a dans sa réponse un autre jeu de mots : il voudrait
avoir nne <hi rend="italic">peau de mouton</hi> pour se préserver des punaises ;
mais, par une équivoque, il sous-entend <hi rend="italic">un moyen de nier
ses dettes</hi>.</note>
<pb n="220"/>
<p>socrate.</p>
<p>N’as-tu rien trouvé encore ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Rien.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Rien du tout ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Rien, que ceci<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Allons, couvre-toi, et mets-toi à méditer.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Sur quoi, dis-moi, cher Socrate ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Dis toi-même ce que tu veux trouver.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je te l’ai déjà dit mille fois ; je voudrais trou-
ver le moyen de ne pas payer mes dettes.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Courage donc, couvre-toi ; fixe ta pensée fu-
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Nihil habeo, prœter meum penem in manu</hi>.</note>
<pb n="221"/>
gitive ; examine le sujet dans ses détails ; dis-
tingue, et réfléchis.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Holalà<hi rend="superscript">1</hi> !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Doucement ; si une difficulté t’arrête, laisse-la ;
un peu après, reprends de nouveau la même
pensée, et tourne-la en tous sens.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mon cher petit Socrate !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Qu’y a-t-il, vieillard ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>J’ai trouvé un expédient pour mes dettes.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Voyons... Dis-le-moi donc.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Si j’achetais une enchanteresse de Thessalie,
et si je lui ordonnais de faire descendre la lune
<note type="footnote">1 On suppose qu’il est mordu par les punaises.</note>
<pb n="222"/>
pendant la nuit, pour l’enfermer, comme un
miroir, dans un étui rond, et la garder ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>A quoi cela te servirait-il ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>A quoi ? Si la lune ne paraissait plus du tout,
je n’aurais plus d’intérêts à payer.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Comment cela ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Parce que les intérêts se paient tous les mois.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Fort bien ! mais je vais te proposer une autre
subtilité ; je suppose que l’on t’intente un pro-
cès de cinq talens ; comment ferais-tu pour
échapper à la condamnation ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comment ? comment ? je ne sais ; il faut cher-
cher.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Ne concentre pas toujours ta pensée en toi
<pb n="223"/>
même ; donne l’essor à ton esprit, comme au
hanneton attaché par la patte à un fil<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>J’ai trouvé un moyen des plus adroits, pour
anéantir le jugement ; tu vas en convenir.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Quel est-il ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>As-tu jamais vu chez les marchands droguis-
tes cette pierre brillante et diaphane, avec la-
quelle on allume du feu ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu veux dire du cristal<hi rend="superscript">2</hi> ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Précisément.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Eh bien ! que ferais-tu ?</p>
<note type="footnote">1 Madame Dacier soupçonue ici quelque allusion à une
opinion de Socrate, qui donnait des ailes à l’âme humaine.
(<hi rend="italic">Voy</hi>. le Phèdre de Platon.)</note>
<note type="footnote">2 On s’en servait quelquefois pour cautériser. Pline,
<hi rend="italic">Histoire naturelle</hi>.</note>
<pb n="224"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ne pourrais-je pas, lorsque le greffier écri-
rait la condamnation, prendre le cristal, et, me
tenant à l’écart, faire fondre au soleil toutes les
lettres du jugement<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Par les Grâces, c’est fort bien.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quel plaisir, d’effacer une condamnation de
cinq talens !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Allons, trouve-moi vite ceci.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quoi ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Le moyen de prévenir un jugement, si dans
un procès tu étais au moment d’être condamné,
faute de témoins ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>C’est la chose du monde la plus facile.</p>
<note type="footnote">1 On écrivait sur des tablettes enduites de cire.</note>
<pb n="225"/>
<p>socrate.</p>
<p>Dis.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Voici. S’il ne me restait plus qu’une affaire à
juger avant qu’on appelât ma cause, j’irais yite
me pendre.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Cela ne vaut rien.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Si, vraiment. Une fois mort, on ne m’en-
verrait pas d’assignation.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu déraisonnes. Va-t’en ; je ne veux plus te
donner de leçons.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Pourquoi, au nom des dieux, mon cher So-
crate ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu oublies aussitôt tout ce qu’on t’apprend.
Par exemple, qu’est-ce que je t’ai enseigné d’a-
bord ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Voyons un peu ; qu’est-ce qu’il m’a dit d’a-
<pb n="226"/>
bord ? Ce qu’il m’a dit d’abord... Ah ! comment
cela s’appelle-t-il ? là, où l’on pétrit la farine...
comment donc ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Peste soit de la plus oublieuse et la plus stu-
pide des vieilles têtes !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Hélas ! que vais-je devenir ? Je suis perdu si
je n’apprends à bien remuer ma langue. O Nuées !
donnez-moi quelque bon conseil.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Vieillard, nous te conseillons, si tu as un fils,
de l’envoyer étudier à ta place.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Oui, j’ai un fils fort bien né ; mais il ne veut
rien apprendre. Que faire ?</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Et tu le souffres ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Il est plein de vigueur et de santé ; il descend,
par sa mère, de la noble race de Cœsyra. Mais
je vais lui parler ; et s’il n’obéit, je le chasserai
<pb n="227"/>
du logis. Rentre, Socrate ; et attends-moi un
instant.</p>
<p>(Il sort, et Socrate un peu après lui.)</p>
<p>LE CHŒUR<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>Sens-tu tous les biens que tu vas nous de-
voir à nous seules ? Cet homme est prêt à faire
tout ce que tu lui commanderas. Tu vois, il est
émerveillé, et plein d’admiration pour ton gé-
nie. Tire de lui le plus que tu pourras. Ces dis-
positions-là changent souvent bien vite.</p>
<p>(Strepsiade revient avec son fils.)</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Non, par la Nuée, tu ne resteras plus ici.
Va manger, si tu veux, les colonnes de Méga-
clès<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Il s’adresse à Socrate.</note>
<note type="footnote">2 C’est-à-dire le seul bien qui lui reste, les murailles.
Son oncle Mégaclès était un riche ruiné.</note>
<pb n="228"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Mon père, qu’as-tu donc ? Tu n’es pas dans
ton bon sens ; non, par Jupiter olympien !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Voyez, voyez ; « Jupiter olympien. » Quelle
folie ! Tu crois à Jupiter, à ton âge !</p>
<p>phidippide.</p>
<p>D’où vient que tu ris ainsi ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>De te voir si enfant, et si imbu de vieilleries.
Approche pourtant, que je t’instruise ; je vais
te dire la chose, et alors tu seras homme ; mais
ne va communiquer cela à personne.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Eh bien ! qu’est-ce ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Tu viens de jurer par Jupiter ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Oui.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Vois comme il est bon d’étudier : il n’y a pas
de Jupiter, mon cher Phidippide.</p>
<pb n="229"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Qui est-ce donc ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>C’est Tourbillon qui règne ; il a chasse Jupiter.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Allons, quelles extravagances !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>La chose est ainsi.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Et qui dit cela ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Socrate le Mélien<hi rend="superscript">1</hi>, et Chéréphon, qui sait
mesurer le saut des puces.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Es-tu donc assez fou pour croire ces atrabi-
laires ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Parle mieux, et ne dis pas de mal de ces
hommes habiles et pleins de sens, qui s’inter-
<note type="footnote">1 Diagoras de Mélos était athée. C’est pour cela qu’Aris-
tophane donne ce nom à Socrate, quoiqu’il fût d'Athènes.</note>
<pb n="230"/>
disent par économie les barbiers, les parfu-
meurs, les baigneurs, tandis que tu dissipes ma
fortune, comme si j’avais cessé de vivre. Va au
plus tôt étudier à ma place.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Que pourrait-on apprendre de bon de ces
gens-là ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Vraiment ! tout ce qu’il y a de science parmi
les hommes. Tu connaîtras toi-même combien
tu es ignorant et grossier. Mais attends-moi ici
un moment<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Ah ! que faire ? Mon père extravague. Dois-je
le faire interdire pour cause de démence, ou
prévenir de sa folie les faiseurs de bières ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Voyons un peu ; comment appelles-tu cet oi-
seau ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Un merle.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Bien ! et cette femelle ?</p>
<note type="footnote">1 Il entre un instant dans la maison.</note>
<pb n="231"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Un merle.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Tous deux de même ? c’est ridicule. Ne parle
plus ainsi désormais. Appelle celle-ci une mer-
lesse, et celui-là un merle.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Une merlesse, dis -tu ? Ce sont là ces belles
choses que tu as apprises chez les fils de la terre<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ils m’en ont appris bien d’autres ; mais ma
vieillesse est cause que j’oubliais tout, à mesure
que j’apprenais.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Est-ce aussi pour cela que tu as perdu ton
manteau ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je ne l’ai pas perdu, j’en ai fait de la phi-
losophie.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Et tes souliers, qu’en as-tu fait, pauvre fou ?</p>
<note type="footnote">1 Il les assimile aux géans, comme ennemis des dieux.</note>
<pb n="232"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je les ai employés à ce qui était nécessaire,
comme disait Périclès<hi rend="superscript">1</hi>. Allons, marche ; viens
avec moi ; obéis à ton père, et ne t’inquiète pas
du reste. Tu n’avais que six ans, et tu bégayais
encore ; moi, je t’obéissais,et la première obole
que je touchai pour mes fonctions de juge, me
servit à t’acheter un petit chariot à la fête de
Jupiter.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Tu te repentiras un jour de ce que tu fais.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>C’est bien, tu m’obéis. Holà ! Socrate, mon-
tre-toi ; je t’amène mon fils, qui cède enfin à
mes instances.</p>
<note type="footnote">1 Expression de Périclès lorsque, dans la reddition de
ses comptes comme général, il vint à parler de dix talens
employés à corrompre les généraux lacédémoniens. Ses
explications à ce sujet se bornèrent à dire qu’il avait em-
ployé ces dix talens <hi rend="italic">à ce qui était nécessaire,</hi> et le peuple
l’approuva. (<hi rend="italic">Voy</hi>. Plutarque, vie de Périclès.)</note>
<pb n="233"/>
<p>(Socrate paraît.)</p>
<p>socrate.</p>
<p>C’est encore un enfant, peu exercé sans doute
à s’élever comme nous dans les airs.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Exerce-toi tant que tu voudras ; si tu pouvais
y rester pendu !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Eh bien, drôle ! tu injuries ton maître ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>« Y rester pendu, » a-t-il dit ? Quelle sotte
parole, et quelle laide grimace ! Comment sau-
rait-il jamais gagner un procès, assigner des
témoins, ruiner les argumens de sa partie ad-
verse ? Hyperbolus a appris tout cela pour un
talent.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ne t’inquiète pas : instruis-le seulement. Il a
de l’esprit naturel. Il était tout petit, qu’il bâtis-
sait chez nous des maisons, il sculptait des na-
<pb n="234"/>
vires, il construisait des chariots de cuir, et
faisait des grenouilles avec des écorces de gre-
nade. Apprends-lui donc les deux raisonne-
mens :le fort ; et puis le faible, qui triomphe
du fort au moyen de l’injustice ; enseigne-lui du
moins l’injuste avant tout.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Je chargerai l’un et l’autre de l’instruire.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je me retire. Souviens-toi de le mettre en
état de réfuter tout ce qui est juste.</p>
<p>(Il s’en va.)</p>
<p>le juste.</p>
<p>Viens ici, et montre-toi aux spectateurs, toi
qui es si hardi.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Allons où tu voudras<hi rend="superscript">1</hi> ; j’aurai moins de peine
à te perdre, en parlant à la multitude.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Toi, me perdre ? qui es-tu donc ?</p>
<note type="footnote">1 Parodie du Télèphe d’Euripide.</note>
<pb n="235"/>
<p>l’injuste.</p>
<p>Le raisonnement.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Mais le faible.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Toi qui te prétends plus fort que moi, je te
vaincrai.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Par quel art ?</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Par la nouveauté de mes inventions.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Il est vrai, cela est en vogue aujourd’hui,
grâce à ces fous.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Dis plutôt à ces sages.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Je te perdrai.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Comment t’y prendras-tu ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Je ne dirai rien que de juste.</p>
<pb n="236"/>
<p>l’injuste.</p>
<p>En un moment je renverserai tout ce que tu
diras. Et d’abord, je soutiens qu’il n’y a pas de
justice.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Il n’y a pas de justice ?</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Non ; où est-elle ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Chez les dieux.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Si la justice existe, comment Jupiter n’a-t-il
pas péri, lui qui a enchaîné son père<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Quoi ! le mal en vient à ce point ! Qu’on me
donne un bassin<hi rend="superscript">2</hi> !</p>
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Voy</hi>, Platon, Euthyphron, traduit par M. Cousin,
tome ler, page 19.(<hi rend="italic">Voy</hi>. aussi Eschyle, les Euménides et
Prométhée.)</note>
<note type="footnote">2 Pour vomir, tant ce raisonnement lui soulève la bile,
dit le Scholiaste.</note>
<pb n="237"/>
<p>l’injuste.</p>
<p>Tu es un radoteur et un imbécille.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Tu es un infàme et un impudent.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Tu me couvres de roses.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Un impie.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Tu me couronnes de lis.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Un parricide.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>C’est de l’or que tu me prodigues<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Autrefois c’était du plomb.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Tout cela m’est glorieux.</p>
<note type="footnote">1 L’huissier, dans <hi rend="italic">les Plaideurs</hi>, parle à peu près ainsi,
à chaque coup qu'il reçoit.</note>
<pb n="238"/>
<p>le juste.</p>
<p>Tu es bien insolent.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Et toi bien ganache.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Tu es cause que les jeunes gens ne veulent
plus fréquenter les écoles : les Athéniens re-
connaîtront un jour ce que tu enseignes à ces
insensés.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Ton air misérable et malpropre me répugne.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Tu es riche maintenant. Naguère tu men-
diais, et te comparais à Télèphe de Mysie,
n'ayant à ronger dans sa besace que les senten-
ces de Pandelète<hi rend="superscript">1</hi></p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Insigne sagesse ! puisses-tu profiter de l'exem-
ple !</p>
<note type="footnote">1 Sycophante et plaideur de ce temps-là (Scholiaste).
Allusion à la pièce d’Euripide, ou Télèphe, vêtu de hail-
lons, déployait toutes les ressources de la rhétorique.</note>
<pb n="239"/>
<p>le juste.</p>
<p>Insigne folie des Athéniens et de toi ! ils nour-
rissent le corrupteur de la jeunesse !</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Prétends-tu instruire ce jeune homme, vieux
radoteur ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Sans doute, s’il ne veut pas se perdre, et n’ap-
prendre que du bavardage.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Viens ici, et laisse ce fou.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Tu te repentiras si tu lui tends la main.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Cessez vos querelles et vos injures. Faites
voir, toi, ce que tu enseignais aux hommes d’au-
trefois ; et toi, ce que c’est que ta nouvelle
doctrine. Ce jeune homme , après avoir entendu
l’un et l’autre, pourra juger et choisir.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Je le veux bien.</p>
<pb n="240"/>
<p>l’injuste.</p>
<p>Moi aussi.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Voyons, qui parlera le premier ?</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Qu’il commence ; et quand il aura parlé, je lan-
cerai sur lui une grêle d’expressions et de pen-
sées nouvelles. Si après cela il veut encore souf-
fler, les traits de mon éloquence le perceront,
comme des frelons qui lui piqueraient le visage
et les yeux.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Vous allez montrer par toutes les ressources
de l’art oratoire, par le choix et la profondeur
des pensées, auquel de vous deux doit rester la
victoire. Aujourd’hui s’agitent les destinées de
la philosophie, pour laquelle mes amis livrent
un grand combat. O toi, qui couronnas nos pè-
res de tant de vertus, élève la voix pour la
cause que tu chéris, et fais connaître ce que
tu es.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Je vais dire quelle était l’ancienne éducation,
<pb n="241"/>
aux jours ilorissans où j’enseignais la justice, et
où la modestie régnait dans les mœurs. D’abord,
il n’eüt pas fallu qu’un enfant fît entendre sa
voix. Les jeunes gens d’un même quartier, allant
chez le maître de musique, marchaient ensem-
ble dans les rues, nus et en bon ordre, la neige
tombât-elle comme la farine d’un tamis ; là ils
s’asseyaient sans sc toucher, et on leur appre-
nait ou l’hymne<hi rend="superscript">1</hi> « redoutable Pallas, protec-
« trice des États, »ou « cri terrible ; » ils con-
servaient la grave harmonie des .airs transmis
par leurs aïeux. Si quelqu’un d’eux s’avisait de
chanter d’une manière bouffonne, ou avec les
inflexions molles et recherchées, introduites par
Phrynis<hi rend="superscript">2</hi>, il était frappé et châtié comme en-
nemi des Muses. Au Gymnase, ils devaient être
assis les jambes étendues, pour que les voisins
ne vissent rien d’indécent. Chacun, en se le-
vant, devait balayer l’arène à sa place, pour
ne laisser aux amans aucune empreinte de son
sexe. On ne voyait alors aucun enfant s’oindre
<note type="footnote">1 Hymne de Lamproclès</note>
<note type="footnote">2 Sur ce musicien, <hi rend="italic">voy</hi>. Burette, Mém. de l’Acad. des
Insc., tom. X, page 268.</note>
<pb n="242"/>
au-dessous du nombril ; un léger duvet, comme
celui des fruits, voilait le reste de leur corps.
Ils n’allaient pas s’offrir eux-mémes à un amant
avec des sons de voix efféminés, et des regards
lascifs. On ne leur permettait de manger ni
raifort, ni l’<hi rend="italic">anethum</hi><hi rend="superscript">1</hi> réservé aux vieillards,
ni céleri, ni poisson, ni grives ; ils n’eussent ja-
mais croisé les jambes.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Tout cela est bien vieux, et remonte au temps
des fêtes Diipoliennes<hi rend="superscript">2</hi>, des Cigales<hi rend="superscript">3</hi>, de Céci-
das,<hi rend="superscript">4</hi>, et des Bouphonies.</p>
<p>le juste.</p>
<p>C’est pourtant cette même éducation qui for-
<note type="footnote">1 On pense que c’est l’anis. Les Allemands traduisent le
premier mot par <hi rend="italic">Eppich</hi>, le deuxième par <hi rend="italic">Till</hi>. Du reste,
il est aisé de voir que la canse de cette interdiction était,
comme pour le poisson, leur vertu aphrodisiaque.</note>
<note type="footnote">2 Fêtes diipoliennes et bouphonies, noms différens d’une
même fête, consacrée à Jupiter. Bouphonie signifie sacrifice
de boeufs.</note>
<note type="footnote">3 Mode antique d’Athènes. On attachait les cheveux avec
une cigale d’or.</note>
<note type="footnote">4 Poëte dithyrambique très-ancien</note>
<pb n="243"/>
ma les guerriers de Marathon. Aujourd'hui tu
leur enseignes h s'envelopper tout d'abord de
vêtemens ; aussi je m’indigne lorsqu’il leur faut
danser aux Panathénées, de les voir tenir leurs
boucliers devant leurs corps, sans penser à Pal-
las. C'est pourquoi, jeune homme, n’hésite pas
à me prendre pour guide : tu apprendras à haïr
les procès, à ne pas fréquenter les bains, à
rougir des choses déshonnêtes, à t’indigner si
l’on rit de ta pudeur, à te lever devant les
vieillards, à ne donner aucun chagrin à tes pa-
rens, àne faire rien de honteux ; car tu dois
être l'image de la Pudeur. Tu n’iras pas voir les
danseuses, de peur qu’au milieu de ton extase,
une courtisane ne te jette la pomme<hi rend="superscript">1</hi>, et ne
flétrisse ta réputation. Tu ne contrediras pas
ton père ; tu ne riras point de son grand âge<hi rend="superscript">2</hi> ;
tu oublieras les défauts de celui qui t’a élevé.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Crois-le, jeune homme,et par Bacchus, tu
<note type="footnote">1 En gage d’amour.
« <hi rend="italic">Malo me Galatea petit lasciva puella</hi>. » Virgile.</note>
<note type="footnote">3 Littéralement : « tu ne l’appelleras pas Japet. »</note>
<pb n="244"/>
ressembleras aux enfans d’Hippocrate<hi rend="superscript">1</hi> ! tu se-
ras une vraie blette.</p>
<p>le juste.</p>
<p>On te verra briller dans les gymnases ; tu ne
t’amuseras pas à débiter des fadaises sur la
place publique, comme tant d’autres de nos
jours. Tu n’auras point de procès pour un sujet
frivole, où des récriminations obstinées peuvent
causer ta ruine. Tu iras à l’Académie, te pro-
mener sous l’ombrage des oliviers sacrés, une
couronne de joncs en fleur sur la tête, avec un
sage ami de ton âge ; au sein d’un heureux loisir,
tu jouiras de la douce odeur qu’exhalent le smi-
lax et le feuillage du peuplier blanc, aux beaux
jours du printemps, lorsque le platane et l’or-
meau confondent leur murmure.</p>
<p>Si tu fais ce que je dis, et que tu suives mes
maximes, tu auras toujours la poitrine robuste,
le teint frais, les épaules larges, la langue
courte, les fesses charnues,et le reste<hi rend="superscript">1</hi> petit.
<note type="footnote"> Hippocrate, général des Athéniens, avait trois fils
renommés par leur stupidité. Blette, légume fade et insi-
pide, espèce de poirée.</note>
<note type="footnote">2 <hi rend="italic">Penem</hi>.</note>
<pb n="245"/>
Mais si tu t’abandonnes aux mœurs du jour, tu
auras bientôt le teint pâle, les épaules étroites,
la poitrine resserrée, la langue longue, les fesses
grêles, le reste grand, et l’esprit de chicane.
L’autre te fera trouver honnête tout ce qui est
honteux, honteux ce qui est honnête,et enfin
tu te couvriras d’infamie<hi rend="superscript">1</hi>, comme Antimachus.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>O toi qui habites le temple élevé de la sa-
Gesse<hi rend="superscript">2</hi>, tes discours respirent un parfum de
vertu. Heureux les hommes d’autrefois, qui vi-
vaient aux jours de ta gloire ! (A l’Injuste.) Quant
à toi, qui possèdes toutes les ressources de la
parole, il te faut trouver des raisons nouvelles ;
car l’éloquence de ton adversaire a fait une vive
impression. Tu as besoin d’employer des moyens
extraordinaires, si tu veux le vaincre, et ne pas
être un objet de risée.</p>
<note type="footnote">1 <hi rend="italic">Cinædus</hi>.</note>
<note type="footnote">2 <foreign xml:lang="grc">Καλλίπυργον σοφίαν</foreign>. Lucrèce a dit :
<hi rend="italic">Sed nil dulcius est bene quam</hi> munita <hi rend="italic">tenere
Edita doctrina</hi> sapientum templa <hi rend="italic">serena</hi>.</note>
<pb n="246"/>
<p>l’injuste.</p>
<p>Il y a long-temps que j’étouffe d’impa-
tience, et que je brûle de renverser tous ses ar-
gumens. Les philosophes m’appellent l’Injuste,
parce que le premier j’ai imaginé les moyens
de contredire la justice et les lois ; mais n’est-
ce pas un talent bien précieux, que de prendre
la cause la plus faible, et de la gagner ? Vois
comme je vais ruiner toute cette éducation dont
il est si fier. Il te défend d’abord les bains
chauds ; et quelle raison as-tu de blâmer les
bains chauds ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Parce qu’ils sont pernicieux, et qu’ils amol-
lissent les hommes.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Arrête ; je te tiens, tu ne saurais m’échap-
per. Réponds-moi : lequel des fils de Jupiter a
été le plus courageux, et a accompli le plus de
travaux ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Je pense qu’aucun ne peut être mis avant
Hercule.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Où as-tu jamais vu des bains froids sous le
<pb n="247"/>
nom d'Hercule<hi rend="superscript">1</hi> ? et pourtant, quel autre fut
plus courageux que lui ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Ce sont là les raisons que les jeunes gens ont
sans cesse à la bouche, et grâce auxquelles les
bains sont fréquentés, et les palestres désertes.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Tu blâmes les harangues de la place publique ;
moi, je les défends. Si c'était un mal, Homère
n'eût pas fait des orateurs de Nestor ni des
autres sages. De la je passe à l'usage de la
langue : il dit que les jeunes gens ne doivent
pas la cultiver ; moi, je soutiens le contraire.
Il recommande la modestie : voilà deux funestes
maximes. A qui la modestie profita-t-elle ja-
mais ? parle ; réfute-moi.</p>
<p>le juste.</p>
<p>A bien des gens : ce fut la raison pour laquelle
Pélée reçut une épée<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Les sources d'eau chaude s'appelaient bains d’Hercule.</note>
<note type="footnote">2 Pélée, victime d'une odieuse calomnie, avait été
exposé sans armes à la fureur des bêtes féroces. Les dieux
lui donnèrent une épée pour se défendre.</note>
<pb n="248"/>
<p>l’injuste.</p>
<p>Une épée ! Le pauvre malheureux fit là un
beau profit ! Hyperbolus a gagné avec ses lampes
des sommes énormes, grâces à sa friponnerie<hi rend="superscript">1</hi>.
Il ne s’agit pas là d’une épée.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Pélée dut à cette vertu l’honneur d’épouser
Thétis…..</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Qui s’en alla bientôt et le laissa tout seul.
Pélée n’était pas un vigoureux athlète, il n’était
pas homme à passer la nuit entière dans les ébats
amoureux : pour la femme c’est une passion.
Tu n’es qu’un imbécille.</p>
<p>Vois, mon fils, les inconvéniens de la mo-
destie ; elle nous prive de tous les plaisirs, de
femmes,de garçons, de jeux, de festins, de
boire, et de rire. Vaut-il la peine de vivre, pour
renoncer à toutes ces jouissances ? Mais je m’ar-
rête, je passe aux nécessités de notre nature.
Tu as fait une faute, tu as aimé, tu as commis
un adultère, et l’on t’a surpris ; tu es perdu,
car tu ne sais pas plaider ta cause. Mais avec
<note type="footnote">1 Il vendait des lampes de mauvaise qualité.</note>
<pb n="249"/>
moi,tu peux jouir de la vie, danser, rire, te
moquer de tout. Es-tu surpris en adultère,
affirme au mari que tu n’es point coupable ;
rejette tout sur Jupiter ; dis qu’il céda lui-même
à l’amour et aux femmes. Pourrait-on plus exi-
ger d’un mortel que d’un dieu ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Mais si, avec tes belles leçons, il se fait épiler
ou empaler, pourra-t-il nier alors qu’il ait un
large derrière<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Quel mal y aura-t-il à cela ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Peut-il arriver rien de plus fâcheux ?</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Que diras-tu, si j’ai raison contre toi ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Je me tairai. Eh bien ?</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Or çà, dis-moi. Quelle espèce de gens sont
les orateurs ?</p>
<note type="footnote">1 Les Scholiastes nous apprennent qu'on empalait avec
un gros raifort : de là le mot <foreign xml:lang="grc"> </foreign>.</note>
<pb n="250"/>
<p>le juste.</p>
<p>Des infàmes<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Je le crois : et les auteurs tragiques ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Des infâmes.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Bien. Et les démagogues ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Des infâmes.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Tu vois donc que tu ne disais que des sot-
tises. Examine les spectateurs ; vois quelle est
la majorité.</p>
<p>le juste.</p>
<p>Attends, je regarde.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Eh bien, que vois-tu ?</p>
<note type="footnote">1 <foreign xml:lang="grc">Εύρυττρώχτων</foreign>, que nous avons traduit littéralement
quelques lignes plus haut ; « large derrière. »</note>
<pb n="251"/>
<p>le juste.</p>
<p>Les infâmes sont en majorité. En voilà un que
je connais ; celui-là encore, et cet autre avec
ses longs cheveux.</p>
<p>l’injuste.</p>
<p>Qu’as-tu à dire maintenant ?</p>
<p>le juste.</p>
<p>Je suis vaincu. O infâmes, je vous en prie,
recevez mon manteau ; je passe dans votre
camp.</p>
<p>( Ils s’en vont. )</p>
<p>socrate.</p>
<p>Eh bien ! veux-tu emmener ton fils, ou me le
laisser pour que je le forme à l’art de parler ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Instruis-le, châtie-le, et surtout souviens-toi
de lui bien affiler la langue des deux côtés ; l’un
pour les petits procès, l’autre pour les affaires
plus importantes.</p>
<pb n="252"/>
<p>socrate.</p>
<p>Sois tranquille. Je t’en ferai un habile so-
Phiste.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Bien pâle, je pense, et bien misérable.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Entrez.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Tu pourrais bien t’en repentir un jour.</p>
<p>( Ils entrent chez Socrate. )</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Nous voulons apprendre à nos juges ce qu’ils
gagneront à se montrer justes envers nous. Au
printemps, quand vous voudrez labourer vos
terres, nous enverrons la pluie d’abord pour
vous ; pour les autres, ensuite : quand vos vignes
seront chargées de leurs grappes, nous les ga-
rantirons de la sécheresse, aussi bien que de
l'humidité excessive. Mais si un de vous, mor-
tels, offensait notre divinité, qu’il songe aux
maux que nous lui réservons : il ne recueillera
<pb n="253"/>
de ses champs ni vin ni moisson. Lorsque ses
oliviers et ses vignes commenceront à pousser,
nous les ravagerons, nous les détruirons par des
orages. S’il fait des briques, nous ferons pleuvoir,
et la grêle mettra en pièces toutes les tuiles de son
toit. S’il se marie, lui, ou quelqu’un de ses amis
ou de ses proches, nous ferons tomber toute la
nuit l’eau par torrens ; en sorte qu’il aimerait
mieux être en Égypte<hi rend="superscript">1</hi> que d’avoir jugé injus-
tement.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Encore cinq jours, puis quatre, trois, deux,
et enfin celui que je crains le plus, que je dé-
teste, que j’abhorre, ce maudit jour de la
vieille et nouvelle lune<hi rend="superscript">2</hi>. Tous mes créanciers
menacent de consigner<hi rend="superscript">3</hi>, et jurent de me rui-
<note type="footnote">1 Les Égyptiens passaient pour être rusés et perfides, au
dire du Scholiaste ; mais il ne pleuvait pas dans leur pays.</note>
<note type="footnote">2 Jour marqué pour le paiement des intérêts. Le tren-
tième jour du mois se rend en grec par un mol, dont la tra-
duction littérale signifie vieille et nouvelle lune.</note>
<note type="footnote">3 Le prêteur à intérêt, qui faisait assigner son débiteur,
déposait d’avance de l’argent pour les fraie de procédure.</note>
<pb n="254"/>
ner, de me perdre : mes propositions sont pour-
tant justes et modérées : « Mon cher, dis-je à
« chacun, ne prends pas maintenant cette som-
« me, donne-moi du temps pour cette autre, et
« fais-moi quitte du reste. » Ils prétendent que
de cette manière ils ne seraient jamais payés ;
ils crient que je leur fais tort, et déclarent qu’ils
vont m’assigner. Qu’ils m’assignent donc ; je
m’en soucie peu, si Phidippide sait bien parler. Je
vais ra’en assurer tout à l’heure. Frappons à la
porte de l’école. Enfant ! holà ! enfant !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Je souhaite le bonjour à Strepsiade.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Et moi à Socrate. Mais d’abord accepte
ceci<hi rend="superscript">1</hi> ; il est juste de faire quelque présent à son
maître. Dis-moi ; mon fils a-t-il profité de tes
leçons ? A-t-il appris ce fameux raisonnement ?</p>
<note type="footnote">1 Un sac de farine. Il lui avait promis plus haut de rem-
plir sa huche.</note>
<pb n="255"/>
<p>socrate.</p>
<p>Il l’a appris.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Bien. O divine fourberie !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu pourras gagner tous les procès possibles.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quand même des témoins m’auraient vu em-
Prunter ?</p>
<p>socrate.</p>
<p>Bien plus, quand il yen aurait mille.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je puis donc crier à haute voix : Malheur à
vous, usuriers ! vous êtes perdus, vous, avec
le principal et les intérêts des intérêts ; vous ne
me vexerez plus ! Dans cette maison s’élève pour
moi un fils, dont la langue aura deux tranchans ;
il sera, mon soutien, le sauveur de ma famille,
le fléau de mes ennemis, le libérateur de son
père ! Appelle-le vite. Mon fils, mon enfant !
accours ; entends la voix de ton père.</p>
<pb n="256"/>
<p>socrate.</p>
<p>Le voilà en personne.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mon ami ! cher ami !</p>
<p>socrate.</p>
<p>Tu peux partir et l’emmener.</p>
<p>(Socate s’en va.)</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>O mon fils ! ho ! ho ! ho ! que j’ai de joie à te
voir ce teint ! ta mine indique un homme prêt à
tout nier, à tout contredire. A coup sûr tu
sais placer ce mot qui sent le terroir : « Qu’as-
« tu à dire ? » et cette manière de paraître of-
fensé lorsqu’on offense, et qu’on maltraite les
autres. Tu as même dans ton air le regard atti-
que. Maintenant, vois à me sauver, puisque
aussi bien tu m’as perdu.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Que crains-tu ?</p>
<pb n="257"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>La vieille et nouvelle lune.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Qu’est-ce qu'une lune vieille et nouvelle ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ils me menacent de consigner, sitôt qu’elle
sera venue.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Ils en seront pour leurs consignations ; la lune
ne peut pas être double.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Elle ne le peut pas ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Non j à moins que la même femme ne puisse
être à la fois jeune et vieille.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mais la loi le veut.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Ils n’en comprennent pas bien le sens.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Que veut-elle donc dire ?</p>
<pb n="258"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Le vieux Solon aimait le peuple.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Cela ne fait rien à la vieille et nouvelle lune.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Il fixa deux jours pour l'assignation : celui de
la vieille lune et celui de la nouvelle ; il voulut
que les consignations fussent déposées le jour de
la nouvelle lune.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Pourquoi a-t-il parlé de la vieille ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Afin, pauvre homme, que ceux qui seraient
assignés, eussent d’abord un jour pour arranger
l’affaire à l’amiable ; sinon, pour qu’on put
redoubler les poursuites, le matin même de la
nouvelle lune.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Pourquoi donc les magistrats ne reçoivent-ils
pas les consignations le premier jour du mois,
mais le jour de la vieille et nouvelle lune ?</p>
<pb n="259"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Ils font comme les gourmands<hi rend="superscript">1</hi> ; ils anticipent
d’un jour, pour profiter plus tôt des sommes
consignées.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Eh bien ! pauvres sots, qui êtes la proie des
Habiles<hi rend="superscript">2</hi>, que faites-vous là, plantes comme
des pierres, troupeau de dupes, vrais moutons,
vraies cruches ? Il faut que j’entonne un chant
de triomphe en l’honneur de mon fils et de moi.</p>
<p>« Heureux Strepsiade ! que tu es habile ! et
« quel fils tu as formé ! » Telles seront les féli-
citations de mes concitoyens et amis, quand ton
éloquence aura gagné mes procès. Mais entre ; je
veux d’abord te servir un bon repas.</p>
<p>(Ils entrent dans la maison.)</p>
<note type="footnote">1 Le mot grec peut désigner aussi un certain ordre de
magistrats, chargés principalement de l’inspection des sacri-
fices. C’est l’opinion de Brunck. Ces magistrats étaient des
espèces de dégustateurs publics.</note>
<note type="footnote">2« Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.»</note>
<pb n="260"/>
<p>pasias<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>Doit-on jamais sacrifier son bien aux autres ?
non, assurément. J’aurais dû, dès l’abord, se-
couer cette sotte honte, plutôt que de m’attirer
tant d’embarras. Aujourd’hui, pour avoir mon
argent, il faut que je te prenne à témoin, et
que je me fasse un ennemi d'un voisin ! Quoi
qu’il en soit, jamais, tant que je vivrai, je ne
me montrerai indigne de ma patrie<hi rend="superscript">2</hi>. J’appelle-
rai Strepsiade en justice…..</p>
<p>(Strepsiade revient.)</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Qui est-ce ?...</p>
<p>pasias.</p>
<p>Pour le jour de la vieille et nouvelle lune.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je vous prends à témoins qu’il indique deux
jours à la fois. Pour quelle cause m’assignes-tu ?</p>
<note type="footnote">1 Il amène avec lui un témoin.</note>
<note type="footnote">2 Trait contre l'esprit chicaneur des Athéniens.</note>
<pb n="261"/>
<p>pasias.</p>
<p>Pour les douze mines que je te prêtai, quand
tu achetas ce cheval tigré.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Un cheval ? moi, dont vous connaissez tous
l'aversion pour l'équitation !</p>
<p>pasias.</p>
<p>Et tu juras par les dieux de me les rendre.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>C'est que mon fils Phidippide ne possédait
pas encore le raisonnement irrésistible.</p>
<p>pasias.</p>
<p>Et maintenant, à cause de cela, tu songes à
nier ta dette ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quel autre profit pourrais -je tirer de cette
science ?</p>
<p>pasias.</p>
<p>Et tu oserais le nier devant les dieux, si je
te déférais le serment !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quels dieux ?</p>
<pb n="262"/>
<p>pasias.</p>
<p>Jupiter, Mercure, Neptune…..</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Sans doute. Je donnerais volontiers trois
oboles, pour avoir le plaisir de prêter ce ser-
ment.</p>
<p>pasias.</p>
<p>Que les dieux confondent donc ton impu-
dence.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Il ferait bon saler un peu cet homme<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>pasias.</p>
<p>Ah ! tu te moques de moi !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Il contiendrait bien six congés<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>pasias.</p>
<p>Par le grand Jupiter et par tous les dieux,
tu ne te joueras pas de moi impunément.</p>
<note type="footnote">1 C’est-à-dire l'écorcher, pour faire de sa peau une outre
à vin, à cause de sa vaste capacité.</note>
<note type="footnote">2 Mesure attique pour les liquides.</note>
<pb n="263"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Tu me réjouis fort avec tes dieux : le nom de
Jupiter, par lequel on jure, est risible pour les
gens instruits.</p>
<p>pasias.</p>
<p>Tu porteras un jour la peine de ces blasphê-
mes. Mais me paieras-tu, oui ou non ? Réponds,
et ne me retiens pas davantage.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Un peu de patience : je vais tout à l'heure
te répondre clairement. (Il entre clans la maison. )</p>
<p>pasias.</p>
<p>Que crois-tu qu'il fasse ?</p>
<p>le témoin.</p>
<p>Je crois qu’il paiera.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Où est celui qui me demande de l’argent ?
Dis-moi, comment appelles-tu cela ?</p>
<p>pasias.</p>
<p>Cela ? une huche.</p>
<pb n="264"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Et tu me demandes de l’argent, ignorant
que tu es ! Non, jamais je ne paierai une
obole à un homme qui appelle <hi rend="italic">huche</hi> une <hi rend="italic">hu-
chée</hi>.</p>
<p>pasias.</p>
<p>Tu ne me paieras point ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Non pas, que je sache. Auras-tu bientôt fini ?
Vite, hors d’ici.</p>
<p>pasias.</p>
<p>Je m’en vais ; mais que je meure si de ce pas
je ne vais déposer la consignation.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ce sera autant de perdu à ajouter aux douze
mines. Je suis vraiment fâché que tu souffres
cette perte, pour t’étre mépris sur le genre des
noms.</p>
<pb n="265"/>
<p>amynias.</p>
<p>Hélas ! malheureux que je suis !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Holà ! qui gémit ainsi ? Ne serait-ce point
quelqu'un des dieux de Carcinus<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>amynias.</p>
<p>Quoi ! vous voulez savoir qui je suis ? je suis
un infortuné.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Passe ton chemin.</p>
<p>amynias.</p>
<p>Dieu cruel ! fortune ennemie qui as brisé mon
char ! O Pallas ! tu m'as perdu<hi rend="superscript">2</hi> !</p>
<note type="footnote">1 Poëte tragique. Il avait introduit dans quelqu’une de
ses pièces des dieux qui se lamentaient.</note>
<note type="footnote">2 Parodie d'une tragédie, où Alcmène déplorait, en ces
termes la mort de son frère Lycimnius, tué par Tlépolème.
Cette pièce était de Xénoclès, fils de Carcinus.</note>
<pb n="266"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quel mal t’a donc fait Tlépolème ?</p>
<p>amynias.</p>
<p>Ne me raille point ; ordonne plutôt à ton fils
de me rendre l’argent qu’il me doit, aujour-
d’hui surtout que je suis dans le malheur.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Quel argent ?</p>
<p>amynias.</p>
<p>Celui qu’il m’a emprunté.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Vraiment, tu me parais à plaindre.</p>
<p>amynias.</p>
<p>Hélas ! je suis tombé en faisant galoper des
chevaux.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Tu extravagues ; tu seras tombé de quelque
Ane<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Il y a dans le grec un calembour. Ces mêmes mots
peuvent signifier tomber eu démence : <foreign xml:lang="grc">OCTt' OVO'J ou
άπό νου</foreign>.</note>
<pb n="267"/>
<p>amynias.</p>
<p>J’extravague, parce que je demande ce qu’on
me doit !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Il n’est pas possible que tu sois dans ton bon
sens.</p>
<p>amynias.</p>
<p>Pourquoi donc ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Tu me parais avoir la cervelle troublée.</p>
<p>amynias.</p>
<p>Par Mercure ! je te fais assigner, si tu ne me
rends mon argent.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Dis-moi ; quand il pleut, crois-tu que ce
soit toujours de l’eau nouvelle, ou bien est-ce
toujours la même que le soleil attire là-haut ?</p>
<p>amynias.</p>
<p>Je ne sais pas, et ne m’en soucie guère.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comment mériterais-tu qu’on te payât ? tu
n’as aucune connaissance des choses célestes.</p>
<pb n="268"/>
<p>amynias.</p>
<p>Si tues trop gêné, paie-moi au moins l'intérêt.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>L’intérêt ? quelle bête est cela ?</p>
<p>amynias.</p>
<p>C’est l’argent qui s’accroît sans cesse chaque
mois et chaque jour, à mesure que le temps s’é-
coule.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Fort bien. Mais dis-moi ; crois-tu que la mer
soit maintenant plus grande qu’autre fois ?</p>
<p>amynias.</p>
<p>Non, certes ; elle est toujours la même. Il
n’est pas bon qu’elle s’accroisse.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comment, misérable !la mer ne grossit pas
malgré les fleuves qui s’y jettent ; et tu pré-
tends que ton argent augmente tous les jours !
veux-tu bien te sauver d’ici ? vite, un bâton<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<note type="footnote">1 Mot à mot : un aiguillon.</note>
<pb n="269"/>
<p>amynias.</p>
<p>Des témoins ! des témoins !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Allons j qu'attends-tu ? Marcheras-tu, rosse ?</p>
<p>amynias.</p>
<p>N’est-ce pas une indignité ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>T’en iras-tu ? Je te piquerai sous la queue,
vieux cheval d’attelage. Te sauveras-tu ? (Il sort.)
Je t'aurais mené bon train, avec tes roues et
ton chariot.</p>
<p>(Strepsiade rentre dans la maison.)</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Ce que c'est que d’aimer le mal ! Ce vieillard
en ala passion, et il veut frustrer ses créan-
ciers. Mais il est impossible qu'il ne lui arrive
aujourd'hui quelque affaire fâcheuse, en puni-
tion des friponneries auxquelles se livre ce so-
phiste. Il verra bientôt l’accomplissement de ses
souhaits ; il voulait que son fils fût assez habile
<pb n="270"/>
pour contredire sans cesse la raison, et gagner,
contre tous, les causes les plus injustes. Mais
peut-être souhaitera-t-il bientôt qu’il devienne
muet.</p>
<p>STREPSIADE, sortant avec précipitation.</p>
<p>Oh ! là, là ! voisins, parens, citoyens, se-
courez-moi de tout votre pouvoir ! on me tue !
Ah ! la tête ! Ah ! les mâchoires ! Scélérat, tu
bats ton père !</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Il est vrai, mon père.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Vous l’entendez, il avoue qu’il me frappe.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Sans doute.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Scélérat ! voleur ! parricide !</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Répète encore ; ajoute de nouvelles injures :
sais-tu que j’y prends plaisir ?</p>
<pb n="271"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Infâme !</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Couvre-moi de roses.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Tu bats ton père !</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Et je te prouverai que j’ai eu raison de te
battre.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>L’impie ! peut-on jamais avoir raison de bat-
tre son père ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Je le démontrerai, et tu seras convaincu.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je serai convaincu ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Rien de plus simple. Dis seulement lequel des
deux raisonnemens tu veux que j’emploie.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Lequel des deux raisonnemens ?</p>
<pb n="272"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Le fort ou le faible ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ma foi, j’ai bien réussi à te faire apprendre à
contredire la justice, si tu me prouves qu’il est
bon et juste que les enfans battent leur père !</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Je te le prouverai si bien, qu’après m’avoir
entendu, tu n’auras rien à répondre.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Voyons ce que tu as à dire.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>C’est à toi, vieillard, de songer aux moyens
de le réduire : il ne serait pas si insolent s’il
n’était sûr du succès. Il a sans doute quelque
appui ; son assurance est manifeste. Mais d’a-
bord, dis au chœur à quel propos a commencé
votre querelle.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je vais vous dire sur quel sujet s’est élevé
notre débat. A la fin du repas, je l’engageai à
prendre sa lyre et à chanter la chanson de Si-
<pb n="273"/>
monide sur la Toison d'or. Là-dessus il se met à
dire que c'est une niaiserie de jouer de la lyre et
de chanter à table<hi rend="superscript">1</hi>, comme une femme qui
moud le grain ;</p>
<p>phidippide.</p>
<p>N’y avait-il pas là de quoi te faire battre et
assommer ? vouloir qu'on chante à table comme
des cigales !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Voilà précisément ce qu'il m'a dit à la mai-
son ; il prétendait aussi que Simonide était un
mauvais poète. Je me contins d'abord, non sans
peine, et l'invitai au moins à prendre la branche
de myrte<hi rend="superscript">2</hi>, et a me dire quelque morceau d’Es-
chyle. Il me répond : « Sans doute, Eschyle est
« le premier des poëtes ; il est plein d'enflure,
« inégal, ampoulé, désordonné. » Vous pensez
comme mon cœur fut ému à ces mots ; cepen-
dant je me fis violence. « Eh bien, lui dis-je,
« chante-moi quelque morceau des poëtes mo-
<note type="footnote">1 Euripide dit dans sa <hi rend="italic">Me'dée</hi> que la musique devrait
être bannie des festins.</note>
<note type="footnote">2 C’était un usage à table de tenir une branche de myrte
ou de laurier lorsqu’on chantait.</note>
<pb n="274"/>
« dernes, quelques-uns des plus beaux. » Et lui
de réciter aussitôt une tirade d’Euripide, où un
frère<hi rend="superscript">1</hi>, grands dieux ! viole sa propre sœur.
Alors j’éclatai ; je l’accable de reproches : la
querelle s’anime ; les injures s’échangent ; et
alors il saute sur moi, et puis il me frappe, il
me maltraite, il m’étrangle, et m’assomme.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>N’avais-je pas raison ? Critiquer Euripide, le
plus sage des poëtes !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Le plus sage, lui ? Oh !... comment dirai-je ?
Mais tu me battrais encore.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Oui, et j’aurais raison.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Tu aurais raison ? Impudent ! moi qui pris
soin de ton enfance, et qui devinais tes désirs à
tes premiers bégaiemens ! Si tu disais « bryn, »
je te comprenais, et te donnais à boire. Disais-tu
<note type="footnote">1 Macarée. Sujet de l’<hi rend="italic">Éole</hi> d’Euripide, tragédie dont il
ne reste que des fragmens.</note>
<pb n="275"/>
« mamman, » je t’apportais du pain. A peine le
mot « caccan » était-il sorti de ta bouche, je te
portais dehors et te soutenais moi-même<hi rend="superscript">1</hi>, Au-
jourd’hui, j’ai beau me plaindre et crier que je
fais tout sous moi ; tu ne prendrais pas la peine
de me porter dehors, scélérat ! au contraire,
tu m’étouffes, et je suis contraint de lâcher tout
ici même.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Je crois bien que le cœur des jeunes gens pal-
pite, dans l’impatience de l’entendre ; car s’il
parvient par le talent de la parole à faire ap-
prouver sa conduite, je ne donnerais pas une
obole<hi rend="superscript">2</hi> de la peau des vieillards. C’est à toi main-
tenant, hardi novateur, à trouver des moyens
de persuasion pour faire paraître ta cause bonne.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Qu’il est doux d’apprendre, de découvrir des
choses nouvelles, et de pouvoir mépriser les lois
établies ! Lorsque l’équitation m’occupait seule
<note type="footnote">1 Parodie des vers de l’lliade, ou Phénix parle des
soins qu’il donna à l’enfance d’Achille, 9<hi rend="superscript">e</hi> livre.</note>
<note type="footnote">2 Grec : un pois.</note>
<pb n="276"/>
tout entier, je ne pouvais dire trois mots sans
faire de faute ; mais maintenant que cet homme
m’a arraché à ces goûts, et que je suis formé
aux pensées subtiles, à l’art de la parole et àla
méditation, je crois pouvoir prouver qu’il est
juste de châtier son père.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Retourne donc à tes chevaux ; j’aime encore
mieux en nourrir quatre, que d’être roué de
coups.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Je reprends mon discours où tu l’as interrom-
pu, et d’abord je te ferai cette question : me
battais-tu dans mon enfance ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Sans doute, je le faisais pour ton bien.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Dis-moi, n’est-il pas juste que je te témoigne
le même intérêt, et que je te batte, puisque
c’est aimer les gens que de les battre ? Convien-
drait-il que ton corps fût exempt de coups plu-
tôt que le mien ? je suis né libre aussi bien que
<pb n="277"/>
toi. Les enfans pleurent, et les pères ne pleu-
reraient pas<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Pourquoi cela ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Diras-tu que la loi admet ce châtiment pour
l’enfance ? Je répondrai que les vieillards sont
deux fois enfans. Il est d’autant plus juste de
les châtier, que leurs fautes sont moins excu-
sables.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Mais la loi n’admet en aucune manière qu’un
père doive subir ce châtiment.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>N’était-il pas homme comme nous, celui qui
porta le premier cette loi, et la fit adopter à
ceux de son temps ? Pourquoi ne pourrais-je pas
également faire une loi nouvelle, qui permette
aux fils de battre les pères à leur tour ? Nous
vous faisons grâce de tons les coups que nous
avons reçus avant l’établissement de cette loi ;
<note type="footnote">1 Parodie d'Euripide, <hi rend="italic">Alceste</hi>, v. 710.</note>
<pb n="278"/>
nous voulons bien avoir été battus gratis. Mais
vois les coqs et les autres animaux ; ils se dé-
fendent contre leurs pères : et cependant quelle
différence y a-t-il entre eux et nous, si ce n’est
qu’ils ne rédigent pas de décrets ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Si tu imites en tout les coqs, que ne manges-
tu aussi le fumier, et que ne dors-tu sur une
perche ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Ce n’est pas la même chose, mon cher ; Socraie
n’admettrait pas ce raisonnement.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ne me frappe donc pas ; autrement, c’est
agir contre toi-même.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Et comment ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Il est juste que je puisse te châtier, comme tu
pourras châtier ton fils, si tu en as un.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Et si je n’en ai point ? j’aurai pleuré pour
rien, et tu mourras en te moquant de moi !</p>
<pb n="279"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Vraiment, mes amis, mon fils paraît avoir
raison ; il faut se rendre à ce qui est juste.
Pourquoi ne serions-nous pas punis, si nous
agissons mal ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Écoute encore un autre argument.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je suis un homme perdu !</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Peut-être ne seras-tu pas fâché d’avoir ete
traité ainsi.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Comment donc ? Parle ; quel avantage m’en
reviendra-1-il ?</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Je battrai aussi ma mère.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Que dis-tu la ? que dis-tu ? Voilà qui est bien
pire encore !</p>
<pb n="280"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Qu’auras-tu à dire, si je te prouve par le rai-
sonnement qu’il faut battre sa mère<hi rend="superscript">1</hi> ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Que veux-tu ? Après cela, tu n’auras plus
qu’à te jeter dans le Barathrum<hi rend="superscript">2</hi> avec Socrate
et ton raisonnement. O Nuées ! vous êtes cause
de mes malheurs ; je m’étais abandonné entiè-
rement à vous.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>C’est bien toi-même qui t’es attiré ces dis-
grâces, en te tournant vers le mal.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Pourquoi ne me le disiez-vous pas, au lieu
d’abuser la crédule ignorance d’un vieillard ?</p>
<p>le chœur.</p>
<p>C’est ainsi que nous agissons à l’égard des
<note type="footnote">1 Allusion aux maximes d'Euripide sur le rôle inférieur
des femmes. Ainsi Oreste, s'excusant de son parricide,
dit que le père est le seul auteur de notre existence, etc.
(<hi rend="italic">Oreste</hi>, v. 541.)</note>
<note type="footnote">2 <hi rend="italic">Voy</hi>, la note des <hi rend="italic">Chevaliers</hi>, page 133.</note>
<pb n="281"/>
hommes portés au mal, jusqu’au moment où
nous leur envoyons quelque infortune qui leur
apprenne à craindre les dieux.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Hélas ! ô Nuées ! ce châtiment est bien dur,
mais il est mérité : il ne fallait pas frustrer mes
créanciers de ce qui leur était dû. Mon cher fils,
viens avec moi te venger de ce coquin de Ché-
réphon et de Socrate, qui nous ont indignement
trompés.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Je n’ai garde de maltraiter mes maîtres.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Crois-moi, respecte Jupiter Paternel.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Jupiter Paternel ! que tu es simple ! Est-ce
qu’il y a un Jupiter ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Sans doute.</p>
<pb n="282"/>
<p>phidippide.</p>
<p>Non, il n’y en a pas : c’est Tourbillon qui
règne ; il a détrôné Jupiter<hi rend="superscript">1</hi>.</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Non, il ne l’a pas détrôné ; je le croyais à
cause de ce Tourbillon que tu vois. Malheu-
reux ! j’ai pris pour un dieu un globe d’argile<hi rend="superscript">2</hi>.</p>
<p>phidippide.</p>
<p>Je t’abandonne ici à ton extravagance.</p>
<p>(Il s’en va.)</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Funeste délire ! Quelle était ma folie, de
rejeter les dieux, à la persuasion de Socrate !
Mais, ô cher Mercure !ne te mets pas en colère
<note type="footnote">1 Phidippide rappelle ici les propres expressions de son
père. (<hi rend="italic">Voy</hi>. page 229.)</note>
<note type="footnote">2 Les Athéniens mettaient dans leur vestibule une colonne
en l’houneur d’Apollon. Brunck suppose que sur le théâtre,
devant la maison de Socrate, la colonne était, remplacée
par quelque vase d’argile.</note>
<pb n="283"/>
contre moi ; ne m’accable pas, je te prie ; par-
donne à un homme que le bavardage des so-
phistes avait égaré. Conseille-moi : leur inten-
terai-je un procès, ou bien quel autre parti
prendre ?..... Oui, ton avis est sage<hi rend="superscript">1</hi> : je n’at-
tendrai pas les lenteurs de la justice ; je cours
mettre le feu à la maison de ces charlatans. Ici,
ici, Xanthias ; viens, apporte une échelle, prends
une hache, monte sur l’école, et si tu aimes ton
maître, frappe le toit jusqu’à ce que la maison
s’écroule sur eux. Que l’on m’apporte une torche
ardente ; j’espère bien me venger aujourd’hui de
leur arrogance.</p>
<p>1<hi rend="superscript">er</hi> disciple.</p>
<p>Hélas ! hélas !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>O torche ! jette une flamme dévorante.</p>
<p>l<hi rend="superscript">er</hi> disciple.</p>
<p>Eh bien, que fais-tu là ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Ce que je fais ? Rien ; je subtilise avec les
poutres de la maison.</p>
<note type="footnote">1 Il suppose que le dieu l’inspire.</note>
<pb n="284"/>
<p>2<hi rend="superscript">e</hi> disciple.</p>
<p>Holà ! qui met le feu à notre logis ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Celui dont vous avez pris le manteau.</p>
<p>2<hi rend="superscript">e</hi> disciple.</p>
<p>Tu vas nous tuer ! tu vas nous tuer !</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>C’est précisément ce que je veux, pourvu q
la hache ne trompe pas mes espérances, et q
je ne me rompe pas le cou.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Holà ! que fais-tu sur le toit ?</p>
<p>strepsiade.</p>
<p>Je marche dans les airs, et je contemple
soleil.</p>
<p>socrate.</p>
<p>Malheur à moi ! je vais étouffer.</p>
<p>chéréphon.</p>
<p>Infortuné ! je vais périr dans les flammes</p>
<pb n="285"/>
<p>strepsiade.</p>
<p>Qui vous forçait d’outrager les dieux et de
contempler la place de la lune ? Poursuis,
frappe, détruis<hi rend="superscript">1</hi> ; ils ont bien des torts à expier,
mais surtout celui de s’être joués des dieux.</p>
<p>le chœur.</p>
<p>Retirons-nous ; le chœur a figuré assez au-
jourd’hui.</p>
<p><note type="footnote">1 Ceci doit s'adresser à Xanthias.</note></p>
<p>FIN DES NUÉES
ET DU TOME SECOND.</p>
</div>
</div>
</div>
<div type="textpart" subtype="back">
<pb n=""/>
<p>TABLE DES PIÈCES
CONTENUES
DANS CE VOLUME.</p>
<p>Sujet de la comédie des <hi rend="italic">Chevaliers</hi>……. 4</p>
<p><hi rend="italic">Les Chevaliers</hi>……………….. 15</p>
<p>Sujet de la comédie des <hi rend="italic">Nuées</hi>……….. 141</p>
<p><hi rend="italic">Les Nuées</hi>……………….. 157</p>
<p>FIN DE LA TABLE.</p>
<p>ERRATUM.</p>
<p>Dans <hi rend="italic">les Nuées</hi>, tome II, p. 187, au lieu de</p>
<p>SOCRATE, <hi rend="italic">en regardant le ciel</hi>.</p>
<p>« N’as-tu jamais vu de Nuées, etc. »</p>
<p>Les mots soulignés doivent être rétablis dans
le texte, ainsi qu’il suit :</p>
<p>socrate.</p>
<p>«En regardant le ciel, n’as-tu jamais vu de
Nuées.....</p>
</div>
</body>
</text>
</TEI>
