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<title>Gobseck</title>
<author key="Balzac, Honoré de (1799-1850)">Honoré de Balzac</author>
<principal>Andrea Del Lungo</principal>
<principal>Pierre Glaudes</principal>
<principal>Jean-Gabriel Ganascia</principal>
<editor>Maxime Perret</editor>
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<edition>Cette édition électronique propose le texte de l’édition originale de <hi rend="i">La Comédie humaine</hi> parue chez Furne de 1842 à 1847. Cette édition a été établie dans le cadre du projet PHŒBUS, financé par l’Agence nationale de la recherche (2015-2019).</edition>
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<name>Dimitri Julien</name>
<resp>Correction OCR</resp>
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<name>Maxime Perret</name>
<resp>Établissement du texte et stylage</resp>
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<name>Karolina Suchecka</name>
<resp>Édition XML/TEI</resp>
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<name>Frédéric Glorieux</name>
<resp>Informatique éditoriale</resp>
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<name>Claire Carpentier</name>
<resp>Traitement des images</resp>
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<publisher>eBalzac</publisher>
<publisher>ALITHILA (Université Lille III)</publisher>
<publisher>CELLF (CNRS & Université Paris IV Sorbonne)</publisher>
<publisher>LIP6 (Université Paris VI)</publisher>
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<licence target="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/fr/">
<p> Copyright © 2017 Université Charles-de-Gaulle Lille 3, agissant pour le projet ANR « Projet d’hypertexte de l’œuvre de Balzac par l’utilisation de similarités » (ci-après dénommé ANR Phœbus). </p>
<p> Cette ressource électronique protégée par le code de la propriété intellectuelle sur les bases de données (L341-1) est mise à disposition de la communauté scientifique internationale par l’ANR Phœbus, selon les termes de la licence Creative Commons : « Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France (CC BY-NC-ND 3.0 FR) ». </p>
<p> Attribution : afin de référencer la source, toute utilisation ou publication dérivée de cette ressource électroniques comportera le nom de l’ANR Phœbus et surtout l’adresse Internet de la ressource. </p>
<p> Pas d’Utilisation Commerciale : dans l’intérêt de la communauté scientifique, toute utilisation commerciale est interdite. </p>
<p> Pas de Modification : l’ANR Phœbus s’engage à améliorer et à corriger cette ressource électronique, notamment en intégrant toutes les contributions extérieures, la diffusion de versions modifiées de cette ressource n’est pas souhaitable. </p>
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<idno>https://www.ebalzac.com/edition/20-gobseck/furne</idno>
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<title>SCÈNES / DE LA / VIE PRIVÉE,</title> / Tome II. / <title>Mémoires de deux jeunes mariées. — Une fille d'Ève. / La Femme abandonnée. — La Grenadière. — Le Message. — Gobseck. / Autre étude de femme.</title> / Paris, / Furne et cie, libraires-éditeurs, / rue Saint-André-des-Arts, 45. / <date>1846</date>, p. 423-457.</bibl>
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<p>Le texte que nous donnons à lire est celui de l’édition Furne : la ponctuation et l’orthographe ont été scrupuleusement respectées et sont conformes aux habitudes de l’édition du <hi rend="sc">xix</hi>
<hi rend="sup">e</hi> siècle. Nous avons dès lors conservé la diversité des formes ortho-typographiques de l’édition d’origine. Seules les coquilles manifestes ont été corrigées et sont signalées en note. Il s’agissait de rendre accessible le texte de <hi rend="i">La Comédie humaine</hi> dans son état du <hi rend="sc">xix</hi>
<hi rend="sup">e</hi> siècle.</p>
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<date when="1846">1846</date>
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<docAuthor>Honoré de Balzac</docAuthor>
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<titlePart type="group">La Comédie humaine</titlePart>
<titlePart type="sub">Études de mœurs</titlePart>
<titlePart type="sub">Scènes de la vie privée</titlePart>
<titlePart type="main">Gobseck</titlePart>
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<div type="dedication"><pb n="374" xml:id="p374" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f399.highres"/>
<salute>À MONSIEUR LE BARON BARCHOU DE PENHOËN</salute>
<p rend="noindent">Parmi tous les élèves de Vendôme, nous sommes, je crois, les seuls qui se sont retrouvés au milieu de la carrière des lettres, nous qui cultivions déjà la philosophie à l’âge où nous ne devions cultiver que le <hi rend="i">De viris</hi> ! Voici l’ouvrage que je faisais quand nous nous sommes revus, et pendant que tu travaillais à tes beaux ouvrages sur la philosophie allemande. Ainsi nous n’avons manqué ni l’un ni l’autre à nos vocations. Tu éprouveras donc sans doute à voir ici ton nom autant de plaisir qu’en a eu à l’y inscrire</p>
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<salute>Ton vieux camarade de collége,</salute>
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<hi rend="sc">de Balzac.</hi>
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<dateline>1840.</dateline>
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<p rend="noindent">À une heure du matin, pendant l’hiver de 1829 à 1830, il se trouvait encore dans le salon de la vicomtesse de Grandlieu deux personnes étrangères à sa famille. Un jeune et joli homme sortit en entendant sonner la pendule. Quand le bruit de la voiture retentit dans la cour, la vicomtesse ne voyant plus que son frère et un ami de la famille qui achevaient leur piquet, s’avança vers sa fille qui, debout devant la cheminée du salon, semblait examiner un garde-vue en lithophanie, et qui écoutait le bruit du cabriolet de manière à justifier les craintes de sa mère.</p>
<p>– Camille, si vous continuez à tenir avec le jeune comte de Restaud la conduite que vous avez eue ce soir, vous m’obligerez à ne plus le recevoir. Écoutez, mon enfant, si vous avez confiance <pb n="375" xml:id="p375" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f402.highres"/> en ma tendresse, laissez-moi vous guider dans la vie. À dix-sept ans l’on ne sait juger ni de l’avenir, ni du passé, ni de certaines considérations sociales. Je ne vous ferai qu’une seule observation. Monsieur de Restaud a une mère qui mangerait des millions, une femme mal née, une demoiselle Goriot qui jadis a fait beaucoup parler d’elle. Elle s’est si mal comportée avec son père qu’elle ne mérite certes pas d’avoir un si bon fils. Le jeune comte l’adore et la soutient avec une piété filiale digne des plus grands éloges ; il a surtout de son frère et de sa sœur un soin extrême. – Quelque admirable que soit cette conduite, ajouta la comtesse d’un air fin, tant que sa mère existera, toutes les familles trembleront de confier à ce petit Restaud l’avenir et la fortune d’une jeune fille.</p>
<p>– J’ai entendu quelques mots qui me donnent envie d’intervenir entre vous et mademoiselle de Grandlieu, s’écria l’ami de la famille. – J’ai gagné, monsieur le comte, dit-il en s’adressant à son adversaire. Je vous laisse pour courir au secours de votre nièce.</p>
<p>– Voilà ce qui s’appelle avoir des oreilles d’avoué, s’écria la vicomtesse. Mon cher Derville, comment avez-vous pu entendre ce que je disais tout bas à Camille ?</p>
<p>– J’ai compris vos regards, répondit Derville en s’asseyant dans une bergère au coin de la cheminée.</p>
<p>L’oncle se mit à côté de sa nièce, et madame de Grandlieu prit place sur une chauffeuse, entre sa fille et Derville.</p>
<p>– Il est temps, madame la vicomtesse, que je vous conte une histoire qui vous fera modifier le jugement que vous portez sur la fortune du comte Ernest de Restaud.</p>
<p>– Une histoire ! s’écria Camille. Commencez donc vite, monsieur.</p>
<p>Derville jeta sur madame de Grandlieu un regard qui lui fit comprendre que ce récit devait l’intéresser. La vicomtesse de Grandlieu était par sa fortune et par l’antiquité de son nom, une des femmes les plus remarquables du faubourg Saint-Germain ; et, s’il ne semble pas naturel qu’un avoué de Paris pût lui parler si familièrement et se comportât chez elle d’une manière si cavalière, il est néanmoins facile d’expliquer ce phénomène. Madame de Grandlieu, rentrée en France avec la famille royale, était venue habiter Paris, où elle n’avait d’abord vécu que de secours accordés par Louis XVIII sur les fonds de la Liste Civile, situation insupportable. L’avoué eut <pb n="376" xml:id="p376" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f403.highres"/> l’occasion de découvrir quelques vices de forme dans la vente que la république avait jadis faite de l’hôtel de Grandlieu, et prétendit qu’il devait être restitué à la vicomtesse. Il entreprit ce procès moyennant un forfait, et le gagna. Encouragé par ce succès, il chicana si bien je ne sais quel hospice, qu’il en obtint la restitution de la forêt de Grandlieu. Puis, il fit encore recouvrer quelques actions sur le canal d’Orléans, et certains immeubles assez importants que l’empereur avait donnés en dot à des établissements publics. Ainsi rétablie par l’habileté du jeune avoué, la fortune de madame de Grandlieu s’était élevée à un revenu de soixante mille francs environ, lors de la loi sur l’indemnité qui lui avait rendu des sommes énormes. Homme de haute probité, savant, modeste et de bonne compagnie, cet avoué devint alors l’ami de la famille. Quoique sa conduite envers madame de Grandlieu lui eût mérité l’estime et la clientèle des meilleures maisons du faubourg Saint-Germain, il ne profitait pas de cette faveur comme en aurait pu profiter un homme ambitieux. Il résistait aux offres de la vicomtesse qui voulait lui faire vendre sa charge et le jeter dans la magistrature, carrière où, par ses protections, il aurait obtenu le plus rapide avancement. À l’exception de l’hôtel de Grandlieu, où il passait quelquefois la soirée, il n’allait dans le monde que pour y entretenir ses relations. Il était fort heureux que ses talents eussent été mis en lumière par son dévouement à madame de Grandlieu, car il aurait couru le risque de laisser dépérir son étude. Derville n’avait pas une âme d’avoué.</p>
<p>Depuis que le comte Ernest de Restaud s’était introduit chez la vicomtesse, et que Derville avait découvert la sympathie de Camille pour ce jeune homme, il était devenu aussi assidu chez madame de Grandlieu que l’aurait été un dandy de la Chaussée-d’Antin nouvellement admis dans les cercles du noble faubourg. Quelques jours auparavant, il s’était trouvé dans un bal auprès de Camille, et lui avait dit en montrant le jeune comte : – Il est dommage que ce garçon-là n’ait pas deux ou trois millions, n’est-ce pas ?</p>
<p>– Est-ce un malheur ? Je ne le crois pas, avait-elle répondu. Monsieur de Restaud a beaucoup de talent, il est instruit, et bien vu du ministre auprès duquel il a été placé. Je ne doute pas qu’il ne devienne un homme très-remarquable. <hi rend="i">Ce garçon-là</hi> trouvera tout autant de fortune qu’il en voudra, le jour où il sera parvenu au pouvoir. <pb n="377" xml:id="p377" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f404.highres"/> – Oui, mais s’il était déjà riche ?</p>
<p>– S’il était riche, dit Camille en rougissant. Mais toutes les jeunes personnes qui sont ici se le disputeraient, ajouta-t-elle en montrant les quadrilles.</p>
<p>– Et alors, avait répondu l’avoué, mademoiselle de Grandlieu ne serait plus la seule vers laquelle il tournerait les yeux. Voilà pourquoi vous rougissez ? Vous vous sentez du goût pour lui, n’est-ce pas ? Allons, dites.</p>
<p>Camille s’était brusquement levée. – Elle l’aime, avait pensé Derville. Depuis ce jour, Camille avait eu pour l’avoué des attentions inaccoutumées en s’apercevant qu’il approuvait son inclination pour le jeune comte Ernest de Restaud. Jusque-là, quoiqu’elle n’ignorât aucune des obligations de sa famille envers Derville, elle avait eu pour lui plus d’égards que d’amitié vraie, plus de politesse que de sentiment ; ses manières, aussi bien que le ton de sa voix lui avaient toujours fait sentir la distance que l’étiquette mettait entre eux. La reconnaissance est une dette que les enfants n’acceptent pas toujours à l’inventaire.</p>
<p>– Cette aventure, dit Derville après une pause, me rappelle les seules circonstances romanesques de ma vie. Vous riez déjà, reprit-il, en entendant un avoué vous parler d’un roman dans sa vie ! Mais j’ai eu vingt-cinq ans comme tout le monde, et à cet âge j’avais déjà vu d’étranges choses. Je dois commencer par vous parler d’un personnage que vous ne pouvez pas connaître. Il s’agit d’un usurier. Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l’académie me permît de donner le nom de face <hi rend="i">lunaire</hi>, elle ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés et d’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils et craignaient la lumière ; mais l’abat-jour d’une vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l’eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d’un ton doux, et ne s’emportait jamais. Son âge était un problème : on ne pouvait pas savoir s’il était vieux avant le temps, ou s’il avait ménagé sa jeunesse afin qu’elle lui servît toujours. Tout était propre <pb n="378" xml:id="p378" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f405.highres"/> et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vert du bureau jusqu’au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles. En hiver les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l’heure de son lever jusqu’à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d’une pendule. C’était en quelque sorte un <hi rend="i">homme-modèle</hi> que le sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait le mort ; de même, cet homme s’interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d’une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. À l’imitation de Fontenelle, il économisait le mouvement vital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s’écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d’une horloge antique. Quelquefois ses victimes criaient beaucoup, s’emportaient ; puis après il se faisait un grand silence, comme dans une cuisine où l’on égorge un canard. Vers le soir l’homme-billet se changeait en un homme ordinaire, et ses métaux se métamorphosaient en cœur humain. S’il était content de sa journée, il se frottait les mains en laissant échapper par les rides crevassées de son visage une fumée de gaieté, car il est impossible d’exprimer autrement le jeu muet de ses muscles, où se peignait une sensation comparable au rire à vide de <hi rend="i">Bas-de-Cuir</hi>. Enfin, dans ses plus grands accès de joie, sa conversation restait monosyllabique, et sa contenance était toujours négative. Tel est le voisin que le hasard m’avait donné dans la maison que j’habitais rue des Grès, quand je n’étais encore que second clerc et que j’achevais ma troisième année de Droit. Cette maison, qui n’a pas de cour, est humide et sombre. Les appartements n’y tirent leur jour que de la rue. La distribution claustrale qui divise le bâtiment en chambres d’égale grandeur, en ne leur laissant d’autre issue qu’un long corridor éclairé par des jours de souffrance, annonce que la maison a jadis fait partie d’un couvent. À ce triste aspect, la gaieté d’un fils de famille expirait avant qu’il n’entrât chez mon voisin : sa maison et lui se ressemblaient. Vous eussiez dit de l’huître et son rocher. Le seul être avec lequel il communiquait, socialement parlant, était moi ; il venait me demander du feu, m’empruntait un livre, un journal, et me permettait le soir d’entrer dans sa cellule, où nous causions quand il était de bonne humeur. Ces marques de confiance étaient le fruit d’un voisinage de quatre années <pb n="379" xml:id="p379" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f406.highres"/> et de ma sage conduite, qui, faute d’argent, ressemblait beaucoup à la sienne. Avait-il des parents, des amis ? Était-il riche ou pauvre ? Personne n’aurait pu répondre à ces questions. Je ne voyais jamais d’argent chez lui. Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de la Banque. Il recevait lui-même ses billets en courant dans Paris d’une jambe sèche comme celle d’un cerf. Il était d’ailleurs martyr de sa prudence. Un jour, par hasard, il portait de l’or ; un double napoléon se fit jour, on ne sait comment, à travers son gousset ; un locataire qui le suivait dans l’escalier ramassa la pièce et la lui présenta. – Cela ne m’appartient pas, répondit-il avec un geste de surprise. À moi de l’or ! Vivrais-je comme je vis si j’étais riche ? Le matin il apprêtait lui-même son café sur un réchaud de tôle, qui restait toujours dans l’angle noir de sa cheminée ; un rôtisseur lui apportait à dîner. Notre vieille portière montait à une heure fixe pour approprier la chambre. Enfin, par une singularité que Sterne appellerait une prédestination, cet homme se nommait Gobseck. Quand plus tard je fis ses affaires, j’appris qu’au moment où nous nous connûmes il avait environ soixante-seize ans. Il était né vers 1740, dans les faubourgs d’Anvers, d’une Juive et d’un Hollandais, et se nommait Jean-Esther Van Gobseck. Vous savez combien Paris s’occupa de l’assassinat d’une femme nommée <hi rend="i">la belle Hollandaise</hi> ? quand j’en parlai par hasard à mon ancien voisin, il me dit, sans exprimer ni le moindre intérêt ni la plus légère surprise : – C’est ma petite nièce. Cette parole fut tout ce que lui arracha la mort de sa seule et unique héritière, la petite-fille de sa sœur. Les débats m’apprirent que la belle Hollandaise se nommait en effet Sara Van Gobseck. Lorsque je lui demandai par quelle bizarrerie sa petite nièce portait son nom : – Les femmes ne se sont jamais mariées dans notre famille, me répondit-il en souriant. Cet homme singulier n’avait jamais voulu voir une seule personne des quatre générations femelles où se trouvaient ses parents. Il abhorrait ses héritiers et ne concevait pas que sa fortune pût jamais être possédée par d’autres que lui, même après sa mort. Sa mère l’avait embarqué dès l’âge de dix ans en qualité de mousse pour les possessions hollandaises dans les grandes Indes, où il avait roulé pendant vingt années. Aussi les rides de son front jaunâtre gardaient-elles les secrets d’événements horribles, de terreurs soudaines, de hasards inespérés, de traverses romanesques, de joies infinies : la faim supportée, l’amour foulé aux pieds, la fortune compromise, <pb n="380" xml:id="p380" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f407.highres"/> perdue, retrouvée, la vie maintes fois en danger, et sauvée peut-être par ces déterminations dont la rapide urgence excuse la cruauté. Il avait connu M. de Lally, M. de Kergarouët, M. d’Estaing, le bailli de Suffren, M. de Portenduère, lord Cornwallis, lord Hastings, le père de Tippo-Saeb et Tippo-Saeb lui-même. Ce Savoyard, qui servit Madhadjy-Sindiah, le roi de Delhy, et contribua tant à fonder la puissance des Marhattes, avait fait des affaires avec lui. Il avait eu des relations avec Victor Hughes et plusieurs célèbres corsaires, car il avait long-temps séjourné à Saint-Thomas. Il avait si bien tout tenté pour faire fortune qu’il avait essayé de découvrir l’or de cette tribu de sauvages si célèbres aux environs de Buenos-Ayres. Enfin il n’était étranger à aucun des événements de la guerre de l’indépendance américaine. Mais quand il parlait des Indes ou de l’Amérique, ce qui ne lui arrivait avec personne, et fort rarement avec moi, il semblait que ce fût une indiscrétion, il paraissait s’en repentir. Si l’humanité, si la sociabilité sont une religion, il pouvait être considéré comme un athée. Quoique je me fusse proposé de l’examiner, je dois avouer à ma honte que jusqu’au dernier moment son cœur fut impénétrable. Je me suis quelquefois demandé à quel sexe il appartenait. Si les usuriers ressemblent à celui-là, je crois qu’ils sont tous du genre neutre. Était-il resté fidèle à la religion de sa mère, et regardait-il les chrétiens comme sa proie ? s’était-il fait catholique, mahométan, brahme ou luthérien ? Je n’ai jamais rien su de ses opinions religieuses. Il me paraissait être plus indifférent qu’incrédule. Un soir j’entrai chez cet homme qui s’était fait or, et que, par antiphrase ou par raillerie, ses victimes, qu’il nommait ses clients, appelaient papa Gobseck. Je le trouvai sur son fauteuil, immobile comme une statue, les yeux arrêtés sur le manteau de la cheminée où il semblait relire ses bordereaux d’escompte. Une lampe fumeuse dont le pied avait été vert jetait une lueur qui, loin de colorer ce visage, en faisait mieux ressortir la pâleur. Il me regarda silencieusement et me montra ma chaise qui m’attendait. – À quoi cet être-là pense-t-il ? me dis-je. Sait-il s’il existe un Dieu, un sentiment, des femmes, un bonheur ? Je le plaignis comme j’aurais plaint un malade. Mais je comprenais bien aussi que, s’il avait des millions à la Banque, il pouvait posséder par la pensée la terre qu’il avait parcourue, fouillée, soupesée, évaluée, exploitée. – Bonjour, papa Gobseck, lui dis-je. Il tourna la tête vers moi, ses gros sourcils noirs se rapprochèrent <pb n="381" xml:id="p381" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f408.highres"/> légèrement ; chez lui, cette inflexion caractéristique équivalait au plus gai sourire d’un Méridional. – Vous êtes aussi sombre que le jour où l’on est venu vous annoncer la faillite de ce libraire de qui vous avez tant admiré l’adresse, quoique vous en ayez été la victime. – Victime ? dit-il d’un air étonné. – Afin d’obtenir son concordat, ne vous avait-il pas réglé votre créance en billets signés de la raison de commerce en faillite ; et quand il a été rétabli, ne vous les a-t-il pas soumis à la réduction voulue par le concordat ? – Il était fin, répondit-il, mais je l’ai repincé. – Avez-vous donc quelques billets à protester ? nous sommes le trente, je crois. Je lui parlais d’argent pour la première fois. Il leva sur moi ses yeux par un mouvement railleur ; puis, de sa voix douce dont les accents ressemblaient aux sons que tire de sa flûte un élève qui n’en a pas l’embouchure : – Je m’amuse, me dit-il. – Vous vous amusez donc quelquefois ? – Croyez-vous qu’il n’y ait de poètes que ceux qui impriment des vers, me demanda-t-il en haussant les épaules et me jetant un regard de pitié. – De la poésie dans cette tête ! pensé-je, car je ne connaissais encore rien de sa vie. – Quelle existence pourrait être aussi brillante que l’est la mienne ? dit-il en continuant, et son œil s’anima. Vous êtes jeune, vous avez les idées de votre sang, vous voyez des figures de femme dans vos tisons, moi je n’aperçois que des charbons dans les miens. Vous croyez à tout, moi je ne crois à rien. Gardez vos illusions, si vous le pouvez. Je vais vous faire le décompte de la vie. Soit que vous voyagiez, soit que vous restiez au coin de votre cheminée et de votre femme, il arrive toujours un âge auquel la vie n’est plus qu’une habitude exercée dans un certain milieu préféré. Le bonheur consiste alors dans l’exercice de nos facultés appliquées à des réalités. Hors ces deux préceptes, tout est faux. Mes principes ont varié comme ceux des hommes, j’en ai dû changer à chaque latitude. Ce que l’Europe admire, l’Asie le punit. Ce qui est un vice à Paris, est une nécessité quand on a passé les Açores. Rien n’est fixe ici-bas, il n’y existe que des conventions qui se modifient suivant les climats. Pour qui s’est jeté forcément dans tous les moules sociaux, les convictions et les morales ne sont plus que des mots sans valeur. Reste en nous le seul sentiment vrai que la nature y ait mis : l’instinct de notre conservation. Dans vos sociétés européennes, cet instinct se nomme <hi rend="i">intérêt personnel</hi>. Si vous aviez vécu autant que moi vous sauriez qu’il n’est qu’une seule chose matérielle dont <pb n="382" xml:id="p382" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f409.highres"/> la valeur soit assez certaine pour qu’un homme s’en occupe. Cette chose… c’est <hi rend="sc">l’or</hi>. L’or représente toutes les forces humaines. J’ai voyagé, j’ai vu qu’il y avait partout des plaines ou des montagnes : les plaines ennuient, les montagnes fatiguent ; les lieux ne signifient donc rien. Quant aux mœurs, l’homme est le même partout : partout le combat entre le pauvre et le riche est établi, partout il est inévitable ; il vaut donc mieux être l’exploitant que d’être l’exploité ; partout il se rencontre des gens musculeux qui travaillent et des gens lymphatiques qui se tourmentent ; partout les plaisirs sont les mêmes, car partout les sens s’épuisent, et il ne leur survit qu’un seul sentiment, la vanité ! La vanité, c’est toujours le <hi rend="i">moi</hi>. La vanité ne se satisfait que par des flots d’or. Nos fantaisies veulent du temps, des moyens physiques ou des soins. Eh ! bien, l’or contient tout en germe, et donne tout en réalité. Il n’y a que des fous ou des malades qui puissent trouver du bonheur à battre les cartes tous les soirs pour savoir s’ils gagneront quelques sous. Il n’y a que des sots qui puissent employer leur temps à se demander ce qui se passe, si madame une telle s’est couchée sur son canapé seule ou en compagnie, si elle a plus de sang que de lymphe, plus de tempérament que de vertu. Il n’y a que des dupes qui puissent se croire utiles à leurs semblables en s’occupant à tracer des principes politiques pour gouverner des événements toujours imprévus. Il n’y a que des niais qui puissent aimer à parler des acteurs et à répéter leurs mots ; à faire tous les jours, mais sur un plus grand espace, la promenade que fait un animal dans sa loge ; à s’habiller pour les autres, à manger pour les autres ; à se glorifier d’un cheval ou d’une voiture que le voisin ne peut avoir que trois jours après eux. N’est-ce pas la vie de vos Parisiens traduite en quelques phrases ? Voyons l’existence de plus haut qu’ils ne la voient. Le bonheur consiste ou en émotions fortes qui usent la vie, ou en occupations réglées qui en font une mécanique anglaise fonctionnant par temps réguliers. Au-dessus de ces bonheurs, il existe une curiosité, prétendue noble, de connaître les secrets de la nature ou d’obtenir une certaine imitation de ses effets. N’est-ce pas, en deux mots, l’Art ou la Science, la Passion ou le Calme ? Hé ! bien, toutes les passions humaines agrandies par le jeu de vos intérêts sociaux, viennent parader devant moi qui vis dans le calme. Puis, votre curiosité scientifique, espèce de lutte où l’homme a toujours le dessous, je la remplace par la pénétration de tous les ressorts qui font <pb n="383" xml:id="p383" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f410.highres"/> mouvoir l’Humanité. En un mot, je possède le monde sans fatigue, et le monde n’a pas la moindre prise sur moi. Écoutez-moi, reprit-il, par le récit des événements de la matinée, vous devinerez mes plaisirs. Il se leva, alla pousser le verrou de sa porte, tira un rideau de vieille tapisserie dont les anneaux crièrent sur la tringle, et revint s’asseoir. – Ce matin, me dit-il, je n’avais que deux effets à recevoir, les autres avaient été donnés la veille comme comptant à mes pratiques. Autant de gagné ! car, à l’escompte, je déduis la course que me nécessite la recette, en prenant quarante sous pour un cabriolet de fantaisie. Ne serait-il pas plaisant qu’une pratique me fît traverser Paris pour six francs d’escompte, moi qui n’obéis à rien, moi qui ne paye que sept francs de contributions. Le premier billet, valeur de mille francs présentée par un jeune homme, beau fils à gilets pailletés, à lorgnon, à tilbury, cheval anglais, etc., était signé par l’une des plus jolies femmes de Paris, mariée à quelque riche propriétaire, un comte. Pourquoi cette comtesse avait-elle souscrit une lettre de change, nulle en droit, mais excellente en fait ; car ces pauvres femmes craignent le scandale que produirait un protêt dans leur ménage et se donneraient en paiement plutôt que de ne pas payer ? Je voulais connaître la valeur secrète de cette lettre de change. Était-ce bêtise, imprudence, amour ou charité ? Le second billet, d’égale somme, signé Fanny Malvaut, m’avait été présenté par un marchand de toiles en train de se ruiner. Aucune personne, ayant quelque crédit à la Banque, ne vient dans ma boutique, où le premier pas fait de ma porte à mon bureau dénonce un désespoir, une faillite près d’éclore, et surtout un refus d’argent éprouvé chez tous les banquiers. Aussi ne vois-je que des cerfs aux abois, traqués par la meute de leurs créanciers. La comtesse demeurait rue du Helder, et ma Fanny rue Montmartre. Combien de conjectures n’ai-je pas faites en m’en allant d’ici ce matin ? Si ces deux femmes n’étaient pas en mesure, elles allaient me recevoir avec plus de respect que si j’eusse été leur propre père. Combien de singeries la comtesse ne me jouerait-elle pas pour mille francs ? Elle allait prendre un air affectueux, me parler de cette voix dont les câlineries sont réservées à l’endosseur du billet, me prodiguer des paroles caressantes, me supplier peut-être, et moi… Là, le vieillard me jeta son regard blanc. – Et moi, inébranlable ! reprit-il. Je suis là comme un vengeur, j’apparais comme un remords. Laissons les hypothèses. J’arrive. – Madame la comtesse est couchée, <pb n="384" xml:id="p384" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f411.highres"/> me dit une femme de chambre. – Quand sera-t-elle visible ? – À midi. – Madame la comtesse serait-elle malade ? – Non, monsieur ; mais elle est rentrée du bal à trois heures. – Je m’appelle Gobseck, dites-lui mon nom, je serai ici à midi. Et je m’en vais en signant ma présence sur le tapis qui couvrait les dalles de l’escalier. J’aime à crotter les tapis de l’homme riche, non par petitesse, mais pour leur faire sentir la griffe de la Nécessité. Parvenu rue Montmartre, à une maison de peu d’apparence, je pousse une vieille porte cochère, et vois une de ces cours obscures où le soleil ne pénètre jamais. La loge du portier était noire, le vitrage ressemblait à la manche d’une douillette trop long-temps portée, il était gras, brun, lézardé. – Mademoiselle Fanny Malvaut ? – Elle est sortie, mais si vous venez pour un billet, l’argent est là. – Je reviendrai, dis-je. Du moment où le portier avait la somme, je voulais connaître la jeune fille ; je me figurais qu’elle était jolie. Je passe la matinée à voir les gravures étalées sur le boulevard ; puis à midi sonnant, je traversais le salon qui précède la chambre de la comtesse. – Madame me sonne à l’instant, me dit la femme de chambre, je ne crois pas qu’elle soit visible. – J’attendrai, répondis-je en m’asseyant sur un fauteuil. Les persiennes s’ouvrent, la femme de chambre accourt et me dit : – Entrez, monsieur. À la douceur de sa voix, je devinai que sa maîtresse ne devait pas être en mesure. Combien était belle la femme que je vis alors ! Elle avait jeté à la hâte sur ses épaules nues un châle de cachemire dans lequel elle s’enveloppait si bien que ses formes pouvaient se deviner dans leur nudité. Elle était vêtue d’un peignoir garni de ruches blanches comme neige et qui annonçait une dépense annuelle d’environ deux mille francs chez la blanchisseuse en fin. Ses cheveux noirs s’échappaient en grosses boucles d’un joli madras négligemment noué sur sa tête à la manière des créoles. Son lit offrait le tableau d’un désordre produit sans doute par un sommeil agité. Un peintre aurait payé pour rester pendant quelques moments au milieu de cette scène. Sous des draperies voluptueusement attachées, un oreiller enfoncé sur un édredon de soie bleue, et dont les garnitures en dentelle se détachaient vivement sur ce fond d’azur, offrait l’empreinte de formes indécises qui réveillaient l’imagination. Sur une large peau d’ours, étendue aux pieds des lions ciselés dans l’acajou du lit, brillaient deux souliers de satin blanc, jetés avec l’incurie que cause la lassitude d’un bal. Sur une chaise était une robe froissée dont les manches <pb n="385" xml:id="p385" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f412.highres"/> touchaient à terre. Des bas que le moindre souffle d’air aurait emportés, étaient tortillés dans le pied d’un fauteuil. De blanches jarretières flottaient le long d’une causeuse. Un éventail de prix, à moitié déplié, reluisait sur la cheminée. Les tiroirs de la commode restaient ouverts. Des fleurs, des diamants, des gants, un bouquet, une ceinture gisaient çà et là. Je respirais une vague odeur de parfums. Tout était luxe et désordre, beauté sans harmonie. Mais déjà pour elle ou pour son adorateur, la misère, tapie là-dessous, dressait la tête et leur faisait sentir ses dents aiguës. La figure fatiguée de la comtesse ressemblait à cette chambre parsemée des débris d’une fête. Ces brimborions épars me faisaient pitié ; rassemblés, ils avaient causé la veille quelque délire. Ces vestiges d’un amour foudroyé par le remords, cette image d’une vie de dissipation, de luxe et de bruit, trahissaient des efforts de Tantale pour embrasser de fuyants plaisirs. Quelques rougeurs semées sur le visage de la jeune femme attestaient la finesse de sa peau ; mais ses traits étaient comme grossis, et le cercle brun qui se dessinait sous ses yeux semblait être plus fortement marqué qu’à l’ordinaire. Néanmoins la nature avait assez d’énergie en elle pour que ces indices de folie n’altérassent pas sa beauté. Ses yeux étincelaient. Semblable à l’une de ces Hérodiades dues au pinceau de Léonard de Vinci (j’ai brocanté les tableaux), elle était magnifique de vie et de force ; rien de mesquin dans ses contours ni dans ses traits ; elle inspirait l’amour, et me semblait devoir être plus forte que l’amour. Elle me plut. Il y avait long-temps que mon cœur n’avait battu. J’étais donc déjà payé ! je donnerais mille francs d’une sensation qui me ferait souvenir de ma jeunesse. – Monsieur, me dit-elle en me présentant une chaise, auriez-vous la complaisance d’attendre ? – Jusqu’à demain midi, madame, répondis-je en repliant le billet que je lui avais présenté, je n’ai le droit de protester qu’à cette heure-là. Puis, en moi-même, je me disais : – Paie ton luxe, paie ton nom, paie ton bonheur, paie le monopole dont tu jouis. Pour se garantir leurs biens, les riches ont inventé des tribunaux, des juges, et cette guillotine, espèce de bougie où viennent se brûler les ignorants. Mais, pour vous qui couchez sur la soie et sous la soie, il est des remords, des grincements de dents cachés sous un sourire, et des gueules de lions fantastiques qui vous donnent un coup de dent au cœur. – Un protêt ! y pensez-vous ? s’écria-t-elle en me regardant, vous auriez si peu d’égards pour moi ! – Si le roi me devait, madame, et <pb n="386" xml:id="p386" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f413.highres"/> qu’il ne me payât pas, je l’assignerais encore plus promptement que tout autre débiteur. En ce moment nous entendîmes frapper doucement à la porte de la chambre. – Je n’y suis pas ! dit impérieusement la jeune femme. – Anastasie, je voudrais cependant bien vous voir. – Pas en ce moment, mon cher, répondit-elle d’une voix moins dure, mais néanmoins sans douceur. – Quelle plaisanterie ! vous parlez à quelqu’un, répondit en entrant un homme qui ne pouvait être que le comte. La comtesse me regarda, je la compris, elle devint mon esclave. Il fut un temps, jeune homme, où j’aurais été peut-être assez bête pour ne pas protester. En 1763, à Pondichéry, j’ai fait grâce à une femme qui m’a joliment roué. Je le méritais, pourquoi m’étais-je fié à elle ? – Que veut monsieur ? me demanda le comte. Je vis la femme frissonnant de la tête aux pieds, la peau blanche et satinée de son cou devint rude, elle avait, suivant un terme familier, la chair de poule. Moi, je riais, sans qu’aucun de mes muscles ne tressaillît. – Monsieur est un de mes fournisseurs, dit-elle. Le comte me tourna le dos, je tirai le billet à moitié hors de ma poche. À ce mouvement inexorable, la jeune femme vint à moi, me présenta un diamant : – Prenez, dit-elle, et allez-vous-en. Nous échangeâmes les deux valeurs, et je sortis en la saluant. Le diamant valait bien une douzaine de cents francs pour moi. Je trouvai dans la cour une nuée de valets qui brossaient leurs livrées, ciraient leurs bottes ou nettoyaient de somptueux équipages. – Voilà, me dis-je, ce qui amène ces gens-là chez moi. Voilà ce qui les pousse à voler décemment des millions, à trahir leur patrie. Pour ne pas se crotter en allant à pied, le grand seigneur, ou celui qui le singe, prend une bonne fois un bain de boue ! En ce moment, la grande porte s’ouvrit, et livra passage au cabriolet du jeune homme qui m’avait présenté le billet. – Monsieur, lui dis-je quand il fut descendu, voici deux cents francs que je vous prie de rendre à madame la comtesse, et vous lui ferez observer que je tiendrai à sa disposition pendant huit jours le gage qu’elle m’a remis ce matin. Il prit les deux cents francs, et laissa échapper un sourire moqueur, comme s’il eût dit : – Ha ! elle a payé. Ma foi, tant mieux ! J’ai lu sur cette physionomie l’avenir de la comtesse. Ce joli monsieur blond, froid, joueur sans âme se ruinera, la ruinera, ruinera le mari, ruinera les enfants, mangera leurs dots, et causera plus de ravages à travers les salons que n’en causerait une batterie d’obusiers dans un régiment. Je me rendis rue <pb n="387" xml:id="p387" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f414.highres"/> Montmartre, chez mademoiselle Fanny. Je montai un petit escalier bien raide. Arrivé au cinquième étage, je fus introduit dans un appartement composé de deux chambres où tout était propre comme un ducat neuf. Je n’aperçus pas la moindre trace de poussière sur les meubles de la première pièce où me reçut mademoiselle Fanny, jeune fille parisienne, vêtue simplement : tête élégante et fraîche, air avenant, des cheveux châtains bien peignés, qui, retroussés en deux arcs sur les tempes, donnaient de la finesse à des yeux bleus, purs comme du cristal. Le jour, passant à travers de petits rideaux tendus aux carreaux, jetait une lueur douce sur sa modeste figure. Autour d’elle, de nombreux morceaux de toile taillés me dénoncèrent ses occupations habituelles, elle ouvrait du linge. Elle était là comme le génie de la solitude. Quand je lui présentai le billet, je lui dis que je ne l’avais pas trouvée le matin. – Mais, dit-elle, les fonds étaient chez la portière. Je feignis de ne pas entendre. – Mademoiselle sort de bonne heure, à ce qu’il paraît ? – Je suis rarement hors de chez moi ; mais quand on travaille la nuit, il faut bien quelquefois se baigner. Je la regardai. D’un coup d’œil, je devinai tout. C’était une fille condamnée au travail par le malheur, et qui appartenait à quelque famille d’honnêtes fermiers, car elle avait quelques-uns de ces grains de rousseur particuliers aux personnes nées à la campagne. Je ne sais quel air de vertu respirait dans ses traits. Il me sembla que j’habitais une atmosphère de sincérité, de candeur, où mes poumons se rafraîchissaient. Pauvre innocente ! elle croyait à quelque chose : sa simple couchette en bois peint était surmontée d’un crucifix orné de deux branches de buis. Je fus quasi touché. Je me sentais disposé à lui offrir de l’argent à douze pour cent seulement, afin de lui faciliter l’achat de quelque bon établissement. – Mais, me dis-je, elle a peut-être un petit cousin qui se ferait de l’argent avec sa signature, et grugerait la pauvre fille. Je m’en suis donc allé, me mettant en garde contre mes idées généreuses, car j’ai souvent eu l’occasion d’observer que quand la bienfaisance ne nuit pas au bienfaiteur, elle tue l’obligé. Lorsque vous êtes entré, je pensais que Fanny Malvaut serait une bonne petite femme ; j’opposais sa vie pure et solitaire à celle de cette comtesse qui, déjà tombée dans la lettre de change, va rouler jusqu’au fond des abîmes du vice ! Eh ! bien, reprit-il après un moment de silence profond pendant lequel je l’examinais, croyez-vous que ce ne soit rien que de pénétrer ainsi dans les plus secrets replis du cœur <pb n="388" xml:id="p388" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f415.highres"/> humain, d’épouser la vie des autres, et de la voir à nu ? Des spectacles toujours variés : des plaies hideuses, des chagrins mortels, des scènes d’amour, des misères que les eaux de la Seine attendent, des joies de jeune homme qui mènent à l’échafaud, des rires de désespoir et des fêtes somptueuses. Hier, une tragédie : quelque bonhomme de père qui s’asphyxie parce qu’il ne peut plus nourrir ses enfants. Demain, une comédie : un jeune homme essaiera de me jouer la scène de monsieur Dimanche, avec les variantes de notre époque. Vous avez entendu vanter l’éloquence des derniers prédicateurs, je suis allé parfois perdre mon temps à les écouter, ils m’ont fait changer d’opinion, mais de conduite, comme disait je ne sais qui, jamais. Hé ! bien, ces bons prêtres, votre Mirabeau, Vergniaud et les autres ne sont que des bègues auprès de mes orateurs. Souvent une jeune fille amoureuse, un vieux négociant sur le penchant de sa faillite, une mère qui veut cacher la faute de son fils, un artiste sans pain, un grand sur le déclin de la faveur, et qui, faute d’argent, va perdre le fruit de ses efforts, m’ont fait frissonner par la puissance de leur parole. Ces sublimes acteurs jouaient pour moi seul, et sans pouvoir me tromper. Mon regard est comme celui de Dieu, je vois dans les cœurs. Rien ne m’est caché. L’on ne refuse rien à qui lie et délie les cordons du sac. Je suis assez riche pour acheter les consciences de ceux qui font mouvoir les ministres, depuis leurs garçons de bureau jusqu’à leurs maîtresses : n’est-ce pas le Pouvoir ? Je puis avoir les plus belles femmes et leurs plus tendres caresses, n’est-ce pas le Plaisir ? Le Pouvoir et le Plaisir ne résument-ils pas tout votre ordre social ? Nous sommes dans Paris une dizaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées. La vie n’est-elle pas une machine à laquelle l’argent imprime le mouvement. Sachez-le, les moyens se confondent toujours avec les résultats : vous n’arriverez jamais à séparer l’âme des sens, l’esprit de la matière. L’or est le spiritualisme de vos sociétés actuelles. Liés par le même intérêt, nous nous rassemblons à certains jours de la semaine au café Thémis, près du Pont-Neuf. Là, nous nous révélons les mystères de la finance. Aucune fortune ne peut nous mentir, nous possédons les secrets de toutes les familles. Nous avons une espèce de <hi rend="i">livre noir</hi> où s’inscrivent les notes les plus importantes sur le crédit public, sur la Banque, sur le Commerce. Casuistes de la Bourse, nous formons un Saint-Office où se jugent et s’analysent les actions les plus indifférentes de tous les gens qui <pb n="389" xml:id="p389" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f416.highres"/> possèdent une fortune quelconque, et nous devinons toujours vrai. Celui-ci surveille la masse judiciaire, celui-là la masse financière ; l’un la masse administrative, l’autre la masse commerciale. Moi, j’ai l’œil sur les fils de famille, les artistes, les gens du monde, et sur les joueurs, la partie la plus émouvante de Paris. Chacun nous dit les secrets du voisin. Les passions trompées, les vanités froissées sont bavardes. Les vices, les désappointements, les vengeances sont les meilleurs agents de police. Comme moi, tous mes confrères ont joui de tout, se sont rassasiés de tout, et sont arrivés à n’aimer le pouvoir et l’argent que pour le pouvoir et l’argent même. Ici, dit-il, en me montrant sa chambre nue et froide, l’amant le plus fougueux qui s’irrite ailleurs d’une parole et tire l’épée pour un mot, prie à mains jointes ! Ici le négociant le plus orgueilleux, ici la femme la plus vaine de sa beauté, ici le militaire le plus fier prient tous, la larme à l’œil ou de rage ou de douleur. Ici prient l’artiste le plus célèbre et l’écrivain dont les noms sont promis à la postérité. Ici enfin, ajouta-t-il en portant la main à son front, se trouve une balance dans laquelle se pèsent les successions et les intérêts de Paris tout entier. Croyez-vous maintenant qu’il n’y ait pas de jouissances sous ce masque blanc dont l’immobilité vous a si souvent étonné ? dit-il en me tendant son visage blême qui sentait l’argent. Je retournai chez moi stupéfait. Ce petit vieillard sec avait grandi. Il s’était changé à mes yeux en une image fantastique où se personnifiait le pouvoir de l’or. La vie, les hommes me faisaient horreur. – Tout doit-il donc se résoudre par l’argent ? me demandais-je. Je me souviens de ne m’être endormi que très-tard. Je voyais des monceaux d’or autour de moi. La belle comtesse m’occupa. J’avouerai à ma honte qu’elle éclipsait complétement l’image de la simple et chaste créature vouée au travail et à l’obscurité ; mais le lendemain matin, à travers les nuées de mon réveil, la douce Fanny m’apparut dans toute sa beauté, je ne pensai plus qu’à elle.</p>
<p>– Voulez-vous un verre d’eau sucrée ? dit la vicomtesse en interrompant Derville.</p>
<p>– Volontiers, répondit-il.</p>
<p>– Mais je ne vois là-dedans rien qui puisse nous concerner, dit madame de Grandlieu en sonnant.</p>
<p>– Sardanapale ! s’écria Derville en lâchant son juron, je vais bien réveiller mademoiselle Camille en lui disant que son bonheur dépendait naguère du papa Gobseck, mais comme le bonhomme est mort <pb n="390" xml:id="p390" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f417.highres"/> à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, monsieur de Restaud entrera bientôt en possession d’une belle fortune. Ceci veut des explications. Quant à Fanny Malvaut, vous la connaissez, c’est ma femme !</p>
<p>– Le pauvre garçon, répliqua la vicomtesse, avouerait cela devant vingt personnes avec sa franchise ordinaire.</p>
<p>– Je le crierais à tout l’univers, dit l’avoué.</p>
<p>– Buvez, buvez, mon pauvre Derville. Vous ne serez jamais rien, que le plus heureux et le meilleur des hommes.</p>
<p>– Je vous ai laissé rue du Helder, chez une comtesse, s’écria l’oncle en relevant sa tête légèrement assoupie. Qu’en avez-vous fait ?</p>
<p>– Quelques jours après la conversation que j’avais eue avec le vieux Hollandais, je passai ma thèse, reprit Derville. Je fus reçu licencié en Droit, et puis avocat. La confiance que le vieil avare avait en moi s’accrut beaucoup. Il me consultait gratuitement sur les affaires épineuses dans lesquelles il s’embarquait d’après des données sûres, et qui eussent semblé mauvaises à tous les praticiens. Cet homme, sur lequel personne n’aurait pu prendre le moindre empire, écoutait mes conseils avec une sorte de respect. Il est vrai qu’il s’en trouvait toujours très-bien. Enfin, le jour où je fus nommé maître-clerc de l’étude où je travaillais depuis trois ans, je quittai la maison de la rue des Grès, et j’allai demeurer chez mon patron, qui me donna la table, le logement et cent cinquante francs par mois. Ce fut un beau jour ! Quand je fis mes adieux à l’usurier, il ne me témoigna ni amitié ni déplaisir, il ne m’engagea pas à le venir voir ; il me jeta seulement un de ces regards qui, chez lui, semblaient en quelque sorte trahir le don de seconde vue. Au bout de huit jours, je reçus la visite de mon ancien voisin, il m’apportait une affaire assez difficile, une expropriation ; il continua ses consultations gratuites avec autant de liberté que s’il me payait. À la fin de la seconde année, de 1818 à 1819, mon patron, homme de plaisir et fort dépensier, se trouva dans une gêne considérable, et fut obligé de vendre sa charge. Quoique en ce moment les Études n’eussent pas acquis la valeur exorbitante à laquelle elles sont montées aujourd’hui, mon patron donnait la sienne, en n’en demandant que cent cinquante mille francs. Un homme actif, instruit, intelligent pouvait vivre honorablement, payer les intérêts de cette somme, et s’en libérer en dix années pour peu qu’il inspirât de confiance. Moi, le septième enfant d’un petit bourgeois de <pb n="391" xml:id="p391" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f418.highres"/> Noyon, je ne possédais pas une obole, et ne connaissais dans le monde d’autre capitaliste que le papa Gobseck. Une pensée ambitieuse, et je ne sais quelle lueur d’espoir me prêtèrent le courage d’aller le trouver. Un soir donc, je cheminai lentement jusqu’à la rue des Grès. Le cœur me battit bien fortement quand je frappai à la sombre maison. Je me souvenais de tout ce que m’avait dit autrefois le vieil avare dans un temps où j’étais bien loin de soupçonner la violence des angoisses qui commençaient au seuil de cette porte. J’allais donc le prier comme tant d’autres. – Eh ! bien, non, me dis-je, un honnête homme doit partout garder sa dignité. La fortune ne vaut pas une lâcheté, montrons-nous positif autant que lui. Depuis mon départ, le papa Gobseck avait loué ma chambre pour ne pas avoir de voisin ; il avait aussi fait poser une petite chattière grillée au milieu de sa porte, et il ne m’ouvrit qu’après avoir reconnu ma figure. – Hé ! bien, me dit-il de sa petite voix flûtée, votre patron vend son Étude. – Comment savez-vous cela ? Il n’en a encore parlé qu’à moi. Les lèvres du vieillard se tirèrent vers les coins de sa bouche absolument comme des rideaux, et ce sourire muet fut accompagné d’un regard froid. – Il fallait cela pour que je vous visse chez moi, ajouta-t-il d’un ton sec et après une pause pendant laquelle je demeurai confondu. – Écoutez-moi, monsieur Gobseck, repris-je avec autant de calme que je pus en affecter devant ce vieillard qui fixait sur moi des yeux impassibles dont le feu clair me troublait. Il fit un geste comme pour me dire : – Parlez. – Je sais qu’il est fort difficile de vous émouvoir. Aussi ne perdrai-je pas mon éloquence à essayer de vous peindre la situation d’un clerc sans le sou, qui n’espère qu’en vous, et n’a dans le monde d’autre cœur que le vôtre dans lequel il puisse trouver l’intelligence de son avenir. Laissons le cœur. Les affaires se font comme des affaires, et non comme des romans, avec de la sensiblerie. Voici le fait. L’étude de mon patron rapporte annuellement entre ses mains une vingtaine de mille francs ; mais je crois qu’entre les miennes elle en vaudra quarante. Il veut la vendre cinquante mille écus. Je sens là, dis-je en me frappant le front, que si vous pouviez me prêter la somme nécessaire à cette acquisition, je serais libéré dans dix ans. – Voilà parler, répondit le papa Gobseck qui me tendit la main et serra la mienne. Jamais, depuis que je suis dans les affaires, reprit-il, personne ne m’a déduit plus clairement les motifs de sa visite. Des garanties ? dit-il en me toisant de <pb n="392" xml:id="p392" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f419.highres"/> la tête aux pieds. Néant, ajouta-t-il après une pause. Quel âge avez-vous ? – Vingt-cinq ans dans dix jours, répondis-je ; sans cela, je ne pourrais traiter. – Juste ! – Hé ! bien ? – Possible. – Ma foi, il faut aller vite ; sans cela, j’aurai des enchérisseurs. – Apportez-moi demain matin votre extrait de naissance, et nous parlerons de votre affaire : j’y songerai. Le lendemain, à huit heures, j’étais chez le vieillard. Il prit le papier officiel, mit ses lunettes, toussa, cracha, s’enveloppa dans sa houppelande noire, et lut l’extrait des registres de la mairie tout entier. Puis il le tourna, le retourna, me regarda, retoussa, s’agita sur sa chaise, et il me dit : – C’est une affaire que nous allons tâcher d’arranger. Je tressaillis. – Je tire cinquante pour cent de mes fonds, reprit-il, quelquefois cent, deux cents, cinq cents pour cent. À ces mots, je pâlis. – Mais, en faveur de notre connaissance, je me contenterai de douze et demi pour cent d’intérêt par… Il hésita. – Eh ! bien oui, pour vous je me contenterai de treize pour cent par an. Cela vous va-t-il ? – Oui, répondis-je. – Mais si c’est trop, répliqua-t-il, défendez-vous, Grotius ! Il m’appelait Grotius en plaisantant. En vous demandant treize pour cent, je fais mon métier ; voyez si vous pouvez les payer. Je n’aime pas un homme qui tope à tout. Est-ce trop ? – Non, dis-je, je serai quitte pour prendre un peu plus de mal. – Parbleu ! dit-il en me jetant son malicieux regard oblique, vos clients paieront. – Non, de par tous les diables, m’écriai-je, ce sera moi. Je me couperais la main plutôt que d’écorcher le monde ! – Bonsoir, me dit le papa Gobseck. – Mais les honoraires sont tarifés, repris-je. – Ils ne le sont pas, reprit-il, pour les transactions, pour les attermoiements, pour les conciliations. Vous pouvez alors compter des mille francs, des six mille francs même, suivant l’importance des intérêts, pour vos conférences, vos courses, vos projets d’actes, vos mémoires et votre verbiage. Il faut savoir rechercher ces sortes d’affaires. Je vous recommanderai comme le plus savant et le plus habile des avoués, je vous enverrai tant de procès de ce genre-là, que vous ferez crever vos confrères de jalousie. Werbrust, Palma, Gigonnet, mes confrères, vous donneront leurs expropriations ; et, Dieu sait s’ils en ont ! Vous aurez ainsi deux clientèles, celle que vous achetez et celle que je vous ferai. Vous devriez presque me donner quinze pour cent de mes cent cinquante mille francs. – Soit, mais pas plus, dis-je avec la fermeté d’un homme qui ne voulait plus rien accorder au delà. Le papa Gobseck se radoucit et <pb n="393" xml:id="p393" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f420.highres"/> parut content de moi. – Je paierai moi-même, reprit-il, la charge à votre patron, de manière à m’établir un privilége bien solide sur le prix et le cautionnement. – Oh ! tout ce que vous voudrez pour les garanties. – Puis, vous m’en représenterez la valeur en quinze lettres de change acceptées en blanc, chacune pour une somme de dix mille francs. – Pourvu que cette double valeur soit constatée. – Non, s’écria Gobseck en m’interrompant. Pourquoi voulez-vous que j’aie plus de confiance en vous que vous n’en avez en moi ? Je gardai le silence. – Et puis vous ferez, dit-il en continuant avec un ton de bonhomie, mes affaires sans exiger d’honoraires tant que je vivrai, n’est-ce pas ? – Soit, pourvu qu’il n’y ait pas d’avances de fonds. – Juste ! dit-il. Ah çà, reprit le vieillard dont la figure avait peine à prendre un air de bonhomie, vous me permettrez d’aller vous voir ? – Vous me ferez toujours plaisir. – Oui, mais le matin, cela sera bien difficile. Vous aurez vos affaires, et j’ai les miennes. – Venez le soir. – Oh ! non, répondit-il vivement, vous devez aller dans le monde, voir vos clients. Moi, j’ai mes amis, à mon café. – Ses amis ! pensai-je. Eh ! bien, dis-je, pourquoi ne pas prendre l’heure du dîner ? – C’est cela, dit Gobseck. Après la Bourse, à cinq heures. Eh ! bien, vous me verrez tous les mercredis et les samedis. Nous causerons de nos affaires comme un couple d’amis. Ah ! ah ! je suis gai quelquefois. Donnez-moi une aile de perdrix et un verre de vin de Champagne, nous causerons. Je sais bien des choses qu’aujourd’hui l’on peut dire, et qui vous apprendront à connaître les hommes et surtout les femmes. – Va pour la perdrix et le verre de vin de Champagne. – Ne faites pas de folies, autrement vous perdriez ma confiance. Ne prenez pas un grand train de maison. Ayez une vieille bonne, une seule. J’irai vous visiter pour m’assurer de votre santé. J’aurai un capital placé sur votre tête, hé ! hé ! je dois m’informer de vos affaires. Allons, venez ce soir avec votre patron. – Pourriez-vous me dire, s’il n’y a pas d’indiscrétion à le demander, dis-je au petit vieillard quand nous atteignîmes au seuil de la porte, de quelle importance était mon extrait de baptême dans cette affaire ? Jean-Esther Van Gobseck haussa les épaules, sourit malicieusement et me répondit : – Combien la jeunesse est sotte ! Apprenez donc, monsieur l’avoué, car il faut que vous le sachiez pour ne pas vous laisser prendre, qu’avant trente ans la probité et le talent sont encore des espèces d’hypothèques. Passé cet âge, l’on ne peut plus compter sur un homme. <pb n="394" xml:id="p394" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f421.highres"/> Et il ferma sa porte. Trois mois après, j’étais avoué. Bientôt j’eus le bonheur, madame, de pouvoir entreprendre les affaires concernant la restitution de vos propriétés. Le gain de ces procès me fit connaître. Malgré les intérêts énormes que j’avais à payer à Gobseck, en moins de cinq ans je me trouvai libre d’engagements. J’épousai Fanny Malvaut que j’aimais sincèrement. La conformité de nos destinées, de nos travaux, de nos succès augmentait la force de nos sentiments. Un de ses oncles, fermier devenu riche, était mort en lui laissant soixante-dix mille francs qui m’aidèrent à m’acquitter. Depuis ce jour, ma vie ne fut que bonheur et prospérité. Ne parlons donc plus de moi, rien n’est insupportable comme un homme heureux. Revenons à nos personnages. Un an après l’acquisition de mon étude, je fus entraîné, presque malgré moi, dans un déjeuner de garçon. Ce repas était la suite d’une gageure perdue par un de mes camarades contre un jeune homme alors fort en vogue dans le monde élégant. Monsieur de Trailles, la fleur du <hi rend="i">dandysme</hi> de ce temps-là, jouissait d’une immense réputation…</p>
<p>– Mais il en jouit encore, dit le comte en interrompant l’avoué. Nul ne porte mieux un habit, ne conduit un <hi rend="i">tandem</hi> mieux que lui. Maxime a le talent de jouer, de manger et de boire avec plus de grâce que qui que ce soit au monde. Il se connaît en chevaux, en chapeaux, en tableaux. Toutes les femmes raffolent de lui. Il dépense toujours environ cent mille francs par an sans qu’on lui connaisse une seule propriété, ni un seul coupon de rente. Type de la chevalerie errante de nos salons, de nos boudoirs, de nos boulevards, espèce amphibie qui tient autant de l’homme que de la femme, le comte Maxime de Trailles est un être singulier, bon à tout et propre à rien, craint et méprisé, sachant et ignorant tout, aussi capable de commettre un bienfait que de résoudre un crime, tantôt lâche et tantôt noble, plutôt couvert de boue que taché de sang, ayant plus de soucis que de remords, plus occupé de bien digérer que de penser, feignant des passions et ne ressentant rien. Anneau brillant qui pourrait unir le Bagne à la haute société, Maxime de Trailles est un homme qui appartient à cette classe éminemment intelligente d’où s’élancent parfois un Mirabeau, un Pitt, un Richelieu, mais qui le plus souvent fournit des comtes de Horn, des Fouquier-Tinville et des Coignard.</p>
<p>– Eh ! bien, reprit Derville après avoir écouté le comte, j’avais beaucoup entendu parler de ce personnage par ce pauvre père Goriot, <pb n="395" xml:id="p395" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f422.highres"/> l’un de mes clients, mais j’avais évité déjà plusieurs fois le dangereux honneur de sa connaissance quand je le rencontrais dans le monde. Cependant mon camarade me fit de telles instances pour obtenir de moi d’aller à son déjeuner, que je ne pouvais m’en dispenser sans être taxé de <hi rend="i">bégueulisme</hi>. Il vous serait difficile de concevoir un déjeuner de garçon, madame. C’est une magnificence et une recherche rares, le luxe d’un avare qui par vanité devient fastueux pour un jour. En entrant, on est surpris de l’ordre qui règne sur une table éblouissante d’argent, de cristaux, de linge damassé. La vie est là dans sa fleur : les jeunes gens sont gracieux, ils sourient, parlent bas et ressemblent à de jeunes mariées, autour d’eux tout est vierge. Deux heures après, vous diriez d’un champ de bataille après le combat : partout des verres brisés, des serviettes foulées, chiffonnées ; des mets entamés qui répugnent à voir ; puis, c’est des cris à fendre la tête, des toasts plaisants, un feu d’épigrammes et de mauvaises plaisanteries, des visages empourprés, des yeux enflammés qui ne disent plus rien, des confidences involontaires qui disent tout. Au milieu d’un tapage infernal, les uns cassent des bouteilles, d’autres entonnent des chansons ; l’on se porte des défis, l’on s’embrasse ou l’on se bat ; il s’élève un parfum détestable composé de cent odeurs et des cris composés de cent voix ; personne ne sait plus ce qu’il mange, ce qu’il boit, ni ce qu’il dit ; les uns sont tristes, les autres babillent ; celui-ci est monomane et répète le même mot comme une cloche qu’on a mise en branle ; celui-là veut commander au tumulte ; le plus sage propose une orgie. Si quelque homme de sang-froid entrait, il se croirait à quelque bacchanale. Ce fut au milieu d’un tumulte semblable, que monsieur de Trailles essaya de s’insinuer dans mes bonnes grâces. J’avais à peu près conservé ma raison, j’étais sur mes gardes. Quant à lui, quoiqu’il affectât d’être décemment ivre, il était plein de sang-froid et songeait à ses affaires. En effet, je ne sais comment cela se fit, mais en sortant des salons de Grignon, sur les neuf heures du soir, il m’avait entièrement ensorcelé, je lui avais promis de l’amener le lendemain chez notre papa Gobseck. Les mots : honneur, vertu, comtesse, femme honnête, malheur, s’étaient, grâce à sa langue dorée, placés comme par magie dans ses discours. Lorsque je me réveillai le lendemain matin, et que je voulus me souvenir de ce que j’avais fait la veille, j’eus beaucoup de peine à lier quelques idées. Enfin, il me sembla que la <pb n="396" xml:id="p396" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f423.highres"/> fille d’un de mes clients était en danger de perdre sa réputation, l’estime et l’amour de son mari, si elle ne trouvait pas une cinquantaine de mille francs dans la matinée. Il y avait des dettes de jeu, des mémoires de carrossier, de l’argent perdu je ne sais à quoi. Mon prestigieux convive m’avait assuré qu’elle était assez riche pour réparer par quelques années d’économie l’échec qu’elle allait faire à sa fortune. Seulement alors je commençai à deviner la cause des instances de mon camarade. J’avoue, à ma honte, que je ne me doutais nullement de l’importance qu’il y avait pour le papa Gobseck à se raccommoder avec ce dandy. Au moment où je me levais, monsieur de Trailles entra. – Monsieur le comte, lui dis-je après nous être adressé les compliments d’usage, je ne vois pas que vous ayez besoin de moi pour vous présenter chez Van Gobseck, le plus poli, le plus anodin de tous les capitalistes. Il vous donnera de l’argent s’il en a, ou plutôt si vous lui présentez des garanties suffisantes. – Monsieur, me répondit-il, il n’entre pas dans ma pensée de vous forcer à me rendre un service, quand même vous me l’auriez promis. – Sardanapale ! me dis-je en moi-même, laisserai-je croire à cet homme-là que je lui manque de parole ? – J’ai eu l’honneur de vous dire hier que je m’étais fort mal à propos brouillé avec le papa Gobseck, dit-il en continuant. Or, comme il n’y a guère que lui à Paris qui puisse cracher en un moment, et le lendemain d’une fin de mois, une centaine de mille francs, je vous avais prié de faire ma paix avec lui. Mais n’en parlons plus… Monsieur de Trailles me regarda d’un air poliment insultant et se disposait à s’en aller. – Je suis prêt à vous conduire, lui dis-je. Lorsque nous arrivâmes rue des Grès, le dandy regardait autour de lui avec une attention et une inquiétude qui m’étonnèrent. Son visage devenait livide, rougissait, jaunissait tour à tour, et quelques gouttes de sueur parurent sur son front quand il aperçut la porte de la maison de Gobseck. Au moment où nous descendîmes de cabriolet, un fiacre entra dans la rue des Grès. L’œil de faucon du jeune homme lui permit de distinguer une femme au fond de cette voiture. Une expression de joie presque sauvage anima sa figure, il appela un petit garçon qui passait et lui donna son cheval à tenir. Nous montâmes chez le vieil escompteur. – Monsieur Gobseck, lui dis-je, je vous amène un de mes plus intimes amis (de qui je me défie autant que du diable, ajoutai-je à l’oreille du vieillard). À ma considération, vous lui rendrez vos bonnes grâces (au <pb n="397" xml:id="p397" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f424.highres"/> taux ordinaire), et vous le tirerez de peine (si cela vous convient). Monsieur de Trailles s’inclina devant l’usurier, s’assit, et prit pour l’écouter une de ces attitudes courtisanesques dont la gracieuse bassesse vous eût séduit ; mais mon Gobseck resta sur sa chaise, au coin de son feu, immobile, impassible. Gobseck ressemblait à la statue de Voltaire vue le soir sous le péristyle du Théâtre-Français, il souleva légèrement, comme pour saluer, la casquette usée avec laquelle il se couvrait le chef, et le peu de crâne jaune qu’il montra achevait sa ressemblance avec le marbre. – Je n’ai d’argent que pour mes pratiques, dit-il. – Vous êtes donc bien fâché que je sois allé me ruiner ailleurs que chez vous ? répondit le comte en riant. – Ruiner ! reprit Gobseck d’un ton d’ironie. – Allez-vous dire que l’on ne peut pas ruiner un homme qui ne possède rien ? Mais je vous défie de trouver à Paris un plus beau <hi rend="i">capital</hi> que celui-ci, s’écria le fashionable en se levant et tournant sur ses talons. Cette bouffonnerie presque sérieuse n’eut pas le don d’émouvoir Gobseck. – Ne suis-je pas l’ami intime des Ronquerolles, des de Marsay, des Franchessini, des deux Vandenesse, des Ajuda-Pinto, enfin, de tous les jeunes gens les plus à la mode dans Paris ? Je suis au jeu l’allié d’un prince et d’un ambassadeur que vous connaissez. J’ai mes revenus à Londres, à Carlsbad, à Baden, à Bath. N’est-ce pas la plus brillante des industries ? – Vrai. – Vous faites une éponge de moi, mordieu ! et vous m’encouragez à me gonfler au milieu du monde, pour me presser dans les moments de crise ; mais vous êtes aussi des éponges, et la mort vous pressera. – Possible. – Sans les dissipateurs, que deviendriez-vous ? nous sommes à nous deux l’âme et le corps. – Juste. – Allons, une poignée de main, mon vieux papa Gobseck, et de la magnanimité, si cela est vrai, juste et possible. – Vous venez à moi, répondit froidement l’usurier, parce que Girard, Palma, Werbrust et Gigonnet ont le ventre plein de vos lettres de change, qu’ils offrent partout à cinquante pour cent de perte ; or, comme ils n’ont probablement fourni que moitié de la valeur, elles ne valent pas vingt-cinq. Serviteur ! Puis-je décemment, dit Gobseck en continuant, prêter une seule obole à un homme qui doit trente mille francs et ne possède pas un denier ? Vous avez perdu dix mille francs avant-hier au bal chez le baron de Nucingen. – Monsieur, répondit le comte avec une rare impudence en toisant le vieillard, mes affaires ne vous regardent pas. Qui a terme, ne doit rien. – Vrai ! – Mes lettres <pb n="398" xml:id="p398" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f425.highres"/> de change seront acquittées. – Possible ! – Et dans ce moment, la question entre nous se réduit à savoir si je vous présente des garanties suffisantes pour la somme que je viens vous emprunter. – Juste. Le bruit que faisait le fiacre en s’arrêtant à la porte retentit dans la chambre. – Je vais aller chercher quelque chose qui vous satisfera peut-être, s’écria le jeune homme. – Ô mon fils ! s’écria Gobseck en se levant et me tendant les bras, quand l’emprunteur eut disparu, s’il a de bon gages, tu me sauves la vie ! J’en serais mort. Werbrust et Gigonnet ont cru me faire une farce. Grâce à toi, je vais bien rire ce soir à leurs dépens. La joie du vieillard avait quelque chose d’effrayant. Ce fut le seul moment d’expansion qu’il eut avec moi. Malgré la rapidité de cette joie, elle ne sortira jamais de mon souvenir. – Faites-moi le plaisir de rester ici, ajouta-t-il. Quoique je sois armé, sûr de mon coup, comme un homme qui jadis a chassé le tigre, et fait sa partie sur un tillac quand il fallait vaincre ou mourir, je me défie de cet élégant coquin. Il alla se rasseoir sur un fauteuil, devant son bureau. Sa figure redevint blême et calme. – Oh, oh ! reprit-il en se tournant vers moi, vous allez sans doute voir la belle créature de qui je vous ai parlé jadis, j’entends dans le corridor un pas aristocratique. En effet le jeune homme revint en donnant la main à une femme en qui je reconnus cette comtesse dont le lever m’avait autrefois été dépeint par Gobseck, l’une des deux filles du bonhomme Goriot. La comtesse ne me vit pas d’abord, je me tenais dans l’embrasure de la fenêtre, le visage à la vitre. En entrant dans la chambre humide et sombre de l’usurier, elle jeta un regard de défiance sur Maxime. Elle était si belle que, malgré ses fautes, je la plaignis. Quelque terrible angoisse agitait son cœur, ses traits nobles et fiers avaient une expression convulsive, mal déguisée. Ce jeune homme était devenu pour elle un mauvais génie. J’admirai Gobseck, qui, quatre ans plus tôt, avait compris la destinée de ces deux êtres sur une première lettre de change. – Probablement, me dis-je, ce monstre à visage d’ange la gouverne par tous les ressorts possibles : la vanité, la jalousie, le plaisir, l’entraînement du monde.</p>
<p>– Mais, s’écria la vicomtesse, les vertus mêmes de cette femme ont été pour lui des armes, il lui a fait verser des larmes de dévouement, il a su exalter en elle la générosité naturelle à notre sexe, et il a abusé de sa tendresse pour lui vendre bien cher de criminels plaisirs.</p>
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<pb n="399" xml:id="p399" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f426.highres"/> – Je vous l’avoue, dit Derville qui ne comprit pas les signes que lui fit madame de Grandlieu, je ne pleurai pas sur le sort de cette malheureuse créature, si brillante aux yeux du monde et si épouvantable pour qui lisait dans son cœur ; non, je frémissais d’horreur en contemplant son assassin, ce jeune homme dont le front était si pur, la bouche si fraîche, le sourire si gracieux, les dents si blanches, et qui ressemblait à un ange. Ils étaient en ce moment tous deux devant leur juge, qui les examinait comme un vieux dominicain du seizième siècle devait épier les tortures de deux Maures, au fond des souterrains du Saint-Office. – Monsieur, existe-t-il un moyen d’obtenir le prix des diamants que voici, mais en me réservant le droit de les racheter, dit-elle d’une voix tremblante en lui tendant un écrin. – Oui, madame, répondis-je en intervenant et me montrant. Elle me regarda, me reconnut, laissa échapper un frisson, et me lança ce coup-d’œil qui signifie en tout pays : <hi rend="i">Taisez-vous</hi> ! – Ceci, dis-je en continuant, constitue un acte que nous appelons vente à réméré, convention qui consiste à céder et transporter une propriété mobilière ou immobilière pour un temps déterminé, à l’expiration duquel on peut rentrer dans l’objet en litige, moyennant une somme fixée. Elle respira plus facilement. Le comte Maxime fronça le sourcil, il se doutait bien que l’usurier donnerait alors une plus faible somme des diamants, valeur sujette à des baisses. Gobseck, immobile, avait saisi sa loupe et contemplait silencieusement l’écrin.<pb n="ill." xml:id="p374a" facs="https://www.ebalzac.com/romans/20-gobseck/furne-corrige/scans/p374a.jpg"/> Vivrais-je cent ans, je n’oublierais pas le tableau que nous offrit sa figure. Ses joues pâles s’étaient colorées, ses yeux, où les scintillements des pierres semblaient se répéter, brillaient d’un feu surnaturel. Il se leva, alla au jour, tint les diamants près de sa bouche démeublée, comme s’il eût voulu les dévorer. Il marmottait de vagues paroles, en soulevant tour à tour les bracelets, les girandoles, les colliers, les diadèmes, qu’il présentait à la lumière pour en juger l’eau, la blancheur, la taille ; il les sortait de l’écrin, les y remettait, les y reprenait encore, les faisait jouer en leur demandant tous leurs feux, plus enfant que vieillard, ou plutôt enfant et vieillard tout ensemble. – Beaux diamants ! Cela aurait valu trois cent mille francs avant la révolution. Quelle eau ! Voilà de vrais diamants d’Asie venus de Golconde ou de Visapour ! En connaissez-vous le prix ? Non, non, Gobseck est le seul à Paris qui sache les apprécier. Sous l’empire il aurait encore fallu plus de deux cent mille <pb n="400" xml:id="p400" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f427.highres"/> francs pour faire une parure semblable. Il fit un geste de dégoût et ajouta : – Maintenant le diamant perd tous les jours, le Brésil nous en accable depuis la paix, et jette sur les places des diamants moins blancs que ceux de l’Inde. Les femmes n’en portent plus qu’à la cour. Madame y va ? Tout en lançant ces terribles paroles, il examinait avec une joie indicible les pierres l’une après l’autre : – Sans tache, disait-il. Voici une tache. Voici une paille. Beau diamant. Son visage blême était si bien illuminé par les feux de ces pierreries, que je le comparais à ces vieux miroirs verdâtres qu’on trouve dans les auberges de province, qui acceptent les reflets lumineux sans les répéter et donnent la figure d’un homme tombant en apoplexie, au voyageur assez hardi pour s’y regarder. – Eh ! bien ? dit le comte en frappant sur l’épaule de Gobseck. Le vieil enfant tressaillit. Il laissa ses hochets, les mit sur son bureau, s’assit et redevint usurier, dur, froid et poli comme une colonne de marbre : – Combien vous faut-il ? – Cent mille francs, pour trois ans, dit le comte. – Possible ! dit Gobseck en tirant d’une boîte d’acajou des balances inestimables pour leur justesse, son écrin à lui ! Il pesa les pierres en évaluant à vue de pays (et Dieu sait comme !) le poids des montures. Pendant cette opération, la figure de l’escompteur luttait entre la joie et la sévérité. La comtesse était plongée dans une stupeur dont je lui tenais compte, il me sembla qu’elle mesurait la profondeur du précipice où elle tombait. Il y avait encore des remords dans cette âme de femme ; il ne fallait peut-être qu’un effort, une main charitablement tendue pour la sauver, je l’essayai. – Ces diamants sont à vous, madame ? lui demandai-je d’une voix claire. – Oui, monsieur, répondit-elle en me lançant un regard d’orgueil. – Faites le réméré, bavard ! me dit Gobseck en se levant et me montrant sa place au bureau. – Madame est sans doute mariée ? demandai-je encore. Elle inclina vivement la tête. – Je ne ferai pas l’acte, m’écriai-je. – Et pourquoi ? dit Gobseck. – Pourquoi ? repris-je en entraînant le vieillard dans l’embrasure de la fenêtre pour lui parler à voix basse. Cette femme étant en puissance de mari, le réméré sera nul, vous ne pourriez opposer votre ignorance d’un fait constaté par l’acte même. Vous seriez donc tenu de représenter les diamants qui vont vous être déposés, et dont le poids, les valeurs ou la taille seront décrits. Gobseck m’interrompit par un signe de tête, et se tourna vers les deux coupables : – Il a raison, dit-il. Tout est changé. <pb n="401" xml:id="p401" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f428.highres"/> Quatre-vingt mille francs comptant, et vous me laisserez les diamants ! ajouta-t-il d’une voix sourde et flûtée. En fait de meubles, la possession vaut titre. – Mais, répliqua le jeune homme. – À prendre ou à laisser, reprit Gobseck en remettant l’écrin à la comtesse, j’ai trop de risques à courir. – Vous feriez mieux de vous jeter aux pieds de votre mari, lui dis-je à l’oreille en me penchant vers elle. L’usurier comprit sans doute mes paroles au mouvement de mes lèvres, et me jeta un regard froid. La figure du jeune homme devint livide. L’hésitation de la comtesse était palpable. Le comte s’approcha d’elle, et quoiqu’il parlât très-bas, j’entendis : – Adieu, chère Anastasie, sois heureuse ! Quant à moi, demain je n’aurai plus de soucis. – Monsieur, s’écria la jeune femme en s’adressant à Gobseck, j’accepte vos offres. – Allons donc ! répondit le vieillard, vous êtes bien difficile à confesser, ma belle dame. Il signa un bon de cinquante mille francs sur la Banque, et le remit à la comtesse. – Maintenant, dit-il avec un sourire qui ressemblait assez à celui de Voltaire, je vais vous compléter votre somme par trente mille francs de lettres de change dont la bonté ne me sera pas contestée. C’est de l’or en barres. Monsieur vient de me dire : <hi rend="i">Mes lettres de change seront acquittées</hi>, ajouta-t-il en présentant des traites souscrites par le comte, toutes protestées la veille à la requête de celui de ses confrères qui probablement les lui avait vendues à bas prix. Le jeune homme poussa un rugissement au milieu duquel domina le mot : – Vieux coquin ! Le papa Gobseck ne sourcilla pas, il tira d’un carton sa paire de pistolets, et dit froidement : – En ma qualité d’insulté, je tirerai le premier. – Maxime, vous devez des excuses à monsieur, s’écria doucement la tremblante comtesse. – Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, dit le jeune homme en balbutiant. – Je le sais bien, répondit tranquillement Gobseck, votre intention était seulement de ne pas payer vos lettres de change. La comtesse se leva, salua, et disparut en proie sans doute à une profonde horreur. Monsieur de Trailles fut forcé de la suivre ; mais avant de sortir : – S’il vous échappe une indiscrétion, messieurs, dit-il, j’aurai votre sang ou vous aurez le mien. – <hi rend="i">Amen</hi>, lui répondit Gobseck en serrant ses pistolets. Pour jouer son sang, faut en avoir, mon petit, et tu n’as que de la boue dans les veines. Quand la porte fut fermée et que les deux voitures partirent, Gobseck se leva, se mit à danser en répétant : – J’ai les diamants ! j’ai les diamants ! Les beaux diamants, quels <pb n="402" xml:id="p402" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f429.highres"/> diamants ! et pas cher. Ah ! ah ! Werbrust et Gigonnet, vous avez cru attraper le vieux papa Gobseck ! <hi rend="i">Ego sum papa</hi> ! je suis votre maître à tous ! Intégralement payé ! Comme ils seront sots, ce soir, quand je leur conterai l’affaire, entre deux parties de domino ! Cette joie sombre, cette férocité de sauvage, excitées par la possession de quelques cailloux blancs, me firent tressaillir. J’étais muet et stupéfait. – Ah, ah ! te voilà, mon garçon, dit-il. Nous dînerons ensemble. Nous nous amuserons chez toi, je n’ai pas de ménage. Tous ces restaurateurs, avec leurs coulis, leurs sauces, leurs vins, empoisonneraient le diable. L’expression de mon visage lui rendit subitement sa froide impassibilité. – Vous ne concevez pas cela, me dit-il en s’asseyant au coin de son foyer où il mit son poêlon de fer-blanc plein de lait sur le réchaud. – Voulez-vous déjeuner avec moi ? reprit-il, il y en aura peut-être assez pour deux. – Merci, répondis-je, je ne déjeune qu’à midi. En ce moment des pas précipités retentirent dans le corridor. L’inconnu qui survenait s’arrêta sur le palier de Gobseck, et frappa plusieurs coups qui eurent un caractère de fureur. L’usurier alla reconnaître par la chattière, et ouvrit à un homme de trente-cinq ans environ, qui sans doute lui parut inoffensif, malgré cette colère. Le survenant simplement vêtu, ressemblait au feu duc de Richelieu, c’était le comte que vous avez dû rencontrer et qui avait, passez-moi cette expression, la tournure aristocratique des hommes d’état de votre faubourg. – Monsieur, dit-il, en s’adressant à Gobseck redevenu calme, ma femme sort d’ici ? – Possible. – Eh ! bien, monsieur, ne me comprenez-vous pas ? – Je n’ai pas l’honneur de connaître madame votre épouse, répondit l’usurier. J’ai reçu beaucoup de monde ce matin : des femmes, des hommes, des demoiselles qui ressemblaient à des jeunes gens, et des jeunes gens qui ressemblaient à des demoiselles. Il me serait bien difficile de… – Trêve de plaisanterie, monsieur, je parle de la femme qui sort à l’instant de chez vous. – Comment puis-je savoir si elle est votre femme, demanda l’usurier, je n’ai jamais eu l’avantage de vous voir. – Vous vous trompez, monsieur Gobseck, dit le comte avec un profond accent d’ironie. Nous nous sommes rencontrés dans la chambre de ma femme, un matin. Vous veniez toucher un billet souscrit par elle, un billet qu’elle ne devait pas. – Ce n’était pas mon affaire de rechercher de quelle manière elle en avait reçu la valeur, répliqua Gobseck en lançant un regard <pb n="403" xml:id="p403" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f430.highres"/> malicieux au comte. J’avais escompté l’effet à l’un de mes confrères. D’ailleurs, monsieur, dit le capitaliste sans s’émouvoir ni presser son débit et en versant du café dans sa jatte de lait, vous me permettrez de vous faire observer qu’il ne m’est pas prouvé que vous ayez le droit de me faire des remontrances chez moi : je suis majeur depuis l’an soixante et un du siècle dernier. – Monsieur, vous venez d’acheter à vil prix des diamants de famille qui n’appartenaient pas à ma femme. – Sans me croire obligé de vous mettre dans le secret de mes affaires, je vous dirai, monsieur le comte, que si vos diamants vous ont été pris par madame la comtesse, vous auriez dû prévenir, par une circulaire, les joailliers de ne pas les acheter, elle a pu les vendre en détail. – Monsieur ! s’écria le comte, vous connaissiez ma femme. – Vrai ? – Elle est en puissance de mari. – Possible. – Elle n’avait pas le droit de disposer de ces diamants… – Juste. – Eh ! bien, monsieur ? – Eh ! bien, monsieur, je connais votre femme, elle est en puissance de mari, je le veux bien, elle est sous bien des puissances ; mais – je – ne – connais pas – vos diamants. Si madame la comtesse signe des lettres de change, elle peut sans doute faire le commerce, acheter des diamants, en recevoir pour les vendre, ça s’est vu ! – Adieu, monsieur, s’écria le comte pâle de colère, il y a des tribunaux. – Juste. – Monsieur que voici, ajouta-t-il en me montrant, a été témoin de la vente. – Possible. Le comte allait sortir. Tout à coup, sentant l’importance de cette affaire, je m’interposai entre les parties belligérantes. – Monsieur le comte, dis-je, vous avez raison, et monsieur Gobseck est sans aucun tort. Vous ne sauriez poursuivre l’acquéreur sans faire mettre en cause votre femme, et l’odieux de cette affaire ne retomberait pas sur elle seulement. Je suis avoué, je me dois à moi-même encore plus qu’à mon caractère officiel, de vous déclarer que les diamants dont vous parlez ont été achetés par monsieur Gobseck en ma présence ; mais je crois que vous auriez tort de contester la légalité de cette vente dont les objets sont d’ailleurs peu reconnaissables. En équité, vous auriez raison ; en justice, vous succomberiez. Monsieur Gobseck est trop honnête homme pour nier que cette vente ait été effectuée à son profit, surtout quand ma conscience et mon devoir me forcent à l’avouer. Mais intentassiez-vous un procès, monsieur le comte, l’issue en serait douteuse. Je vous conseille donc de transiger avec monsieur Gobseck, qui peut exciper de sa bonne foi, mais auquel vous devrez <pb n="404" xml:id="p404" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f431.highres"/> toujours rendre le prix de la vente. Consentez à un réméré de sept à huit mois, d’un an même, laps de temps qui vous permettra de rendre la somme empruntée par madame la comtesse, à moins que vous ne préfériez les racheter dès aujourd’hui en donnant des garanties pour le paiement. L’usurier trempait son pain dans la tasse et mangeait avec une parfaite indifférence ; mais au mot de transaction, il me regarda comme s’il disait : – Le gaillard ! comme il profite de mes leçons. De mon côté, je lui ripostai par une œillade qu’il comprit à merveille. L’affaire était fort douteuse, ignoble ; il devenait urgent de transiger. Gobseck n’aurait pas eu la ressource de la dénégation, j’aurais dit la vérité. Le comte me remercia par un bienveillant sourire. Après un débat dans lequel l’adresse et l’avidité de Gobseck auraient mis en défaut toute la diplomatie d’un congrès, je préparai un acte par lequel le comte reconnut avoir reçu de l’usurier une somme de quatre-vingt-cinq mille francs, intérêts compris, et moyennant la reddition de laquelle Gobseck s’engageait à remettre les diamants au comte. – Quelle dilapidation ! s’écria le mari en signant. Comment jeter un pont sur cet abîme ? – Monsieur, dit gravement Gobseck, avez-vous beaucoup d’enfants ? Cette demande fit tressaillir le comte comme si, semblable à un savant médecin, l’usurier eût mis tout à coup le doigt sur le siège du mal. Le mari ne répondit pas. – Eh ! bien, reprit Gobseck en comprenant le douloureux silence du comte, je sais votre histoire par cœur. Cette femme est un démon que vous aimez peut-être encore ; je le crois bien, elle m’a ému. Peut-être voudriez-vous sauver votre fortune, la réserver à un ou deux de vos enfants. Eh ! bien, jetez-vous dans le tourbillon du monde, jouez, perdez cette fortune, venez trouver souvent Gobseck. Le monde dira que je suis un juif, un arabe, un usurier, un corsaire, que je vous aurai ruiné ! Je m’en moque ! Si l’on m’insulte, je mets mon homme à bas, personne ne tire aussi bien le pistolet et l’épée que votre serviteur. On le sait ! Puis, ayez un ami, si vous pouvez en rencontrer un, auquel vous ferez une vente simulée de vos biens. – N’appelez-vous pas cela un fidéicommis ? me demanda-t-il en se tournant vers moi. Le comte parut entièrement absorbé dans ses pensées, et nous quitta en nous disant : – Vous aurez votre argent demain, monsieur, tenez les diamants prêts. – Ça m’a l’air d’être bête comme un honnête homme, me dit froidement Gobseck quand le comte fut parti. – Dites plutôt bête <pb n="405" xml:id="p405" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f432.highres"/> comme un homme passionné. – Le comte vous doit les frais de l’acte, s’écria-t-il en me voyant prendre congé de lui. Quelques jours après cette scène qui m’avait initié aux terribles mystères de la vie d’une femme à la mode, je vis entrer le comte, un matin, dans mon cabinet. – Monsieur, dit-il, je viens vous consulter sur des intérêts graves, en vous déclarant que j’ai en vous la confiance la plus entière, et j’espère vous en donner des preuves. Votre conduite envers madame de Grandlieu, dit le comte, est au-dessus de tout éloge.</p>
<p>– Vous voyez, madame, dit l’avoué à la vicomtesse, que j’ai mille fois reçu de vous le prix d’une action bien simple. Je m’inclinai respectueusement, et répondis que je n’avais fait que remplir un devoir d’honnête homme. – Eh ! bien, monsieur, j’ai pris beaucoup d’informations sur le singulier personnage auquel vous devez votre état, me dit le comte. D’après tout ce que j’en sais, je reconnais en Gobseck un philosophe de l’école cynique. Que pensez-vous de sa probité ? – Monsieur le comte, répondis-je, Gobseck est mon bienfaiteur… à quinze pour cent, ajoutai-je en riant. Mais son avarice ne m’autorise pas à le peindre ressemblant au profit d’un inconnu. – Parlez, monsieur ! Votre franchise ne peut nuire ni à Gobseck ni à vous. Je ne m’attends pas à trouver un ange dans un prêteur sur gages. – Le papa Gobseck, repris-je, est intimement convaincu d’un principe qui domine sa conduite. Selon lui, l’argent est une marchandise que l’on peut, en toute sûreté de conscience, vendre cher ou bon marché, suivant les cas. Un capitaliste est à ses yeux un homme qui entre, par le fort denier qu’il réclame de son argent, comme associé par anticipation dans les entreprises et les spéculations lucratives. À part ses principes financiers et ses observations philosophiques sur la nature humaine qui lui permettent de se conduire en apparence comme un usurier, je suis intimement persuadé que, sorti de ses affaires, il est l’homme le plus délicat et le plus probe qu’il y ait à Paris. Il existe deux hommes en lui : il est avare et philosophe, petit et grand. Si je mourais en laissant des enfants, il serait leur tuteur. Voilà, monsieur, sous quel aspect l’expérience m’a montré Gobseck. Je ne connais rien de sa vie passée. Il peut avoir été corsaire, il a peut-être traversé le monde entier en trafiquant des diamants ou des hommes, des femmes ou des secrets d’état, mais je jure qu’aucune âme humaine n’a été ni plus fortement trempée ni mieux éprouvée. Le jour où je lui ai porté la somme qui <pb n="406" xml:id="p406" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f433.highres"/> m’acquittait envers lui, je lui demandai, non sans quelques précautions oratoires, quel sentiment l’avait poussé à me faire payer de si énormes intérêts, et par quelle raison, voulant m’obliger, moi son ami, il ne s’était pas permis un bienfait complet. – Mon fils, je t’ai dispensé de la reconnaissance en te donnant le droit de croire que tu ne me devais rien, aussi sommes-nous les meilleurs amis du monde. Cette réponse, monsieur, vous expliquera l’homme mieux que toutes les paroles possibles. – Mon parti est irrévocablement pris, me dit le comte. Préparez les actes nécessaires pour transporter à Gobseck la propriété de mes biens. Je ne me fie qu’à vous, monsieur, pour la rédaction de la contre-lettre par laquelle il déclarera que cette vente est simulée, et prendra l’engagement de remettre ma fortune administrée par lui comme il sait administrer, entre les mains de mon fils aîné, à l’époque de sa majorité. Maintenant, monsieur, il faut vous le dire : je craindrais de garder cet acte précieux chez moi. L’attachement de mon fils pour sa mère me fait redouter de lui confier cette contre-lettre. Oserais-je vous prier d’en être le dépositaire ? En cas de mort, Gobseck vous instituerait légataire de mes propriétés. Ainsi, tout est prévu. Le comte garda le silence pendant un moment et parut très-agité. – Mille pardons, monsieur, me dit-il après une pause, je souffre beaucoup, et ma santé me donne les plus vives craintes. Des chagrins récents ont troublé ma vie d’une manière cruelle, et nécessitent la grande mesure que je prends. – Monsieur, lui dis-je, permettez-moi de vous remercier d’abord de la confiance que vous avez en moi. Mais je dois la justifier en vous faisant observer que par ces mesures vous exhérédez complétement vos… autres enfants. Ils portent votre nom. Ne fussent-ils que les enfants d’une femme autrefois aimée, maintenant déchue, ils ont droit à une certaine existence. Je vous déclare que je n’accepte point la charge dont vous voulez bien m’honorer, si leur sort n’est pas fixé. Ces paroles firent tressaillir violemment le comte. Quelques larmes lui vinrent aux yeux, il me serra la main en me disant : – Je ne vous connaissais pas encore tout entier. Vous venez de me causer à la fois de la joie et de la peine. Nous fixerons la part de ces enfants par les dispositions de la contre-lettre. Je le reconduisis jusqu’à la porte de mon étude, et il me sembla voir ses traits épanouis par le sentiment de satisfaction que lui causait cet acte de justice.</p>
<p>– Voilà, Camille, comment de jeunes femmes s’embarquent sur <pb n="407" xml:id="p407" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f434.highres"/> des abîmes. Il suffit quelquefois d’une contredanse, d’un air chanté au piano, d’une partie de campagne pour décider d’effroyables malheurs. On y court à la voix présomptueuse de la vanité, de l’orgueil, sur la foi d’un sourire, ou par folie, par étourderie ? La Honte, le Remords et la Misère sont trois Furies entre les mains desquelles doivent infailliblement tomber les femmes aussitôt qu’elles franchissent les bornes…</p>
<p>– Ma pauvre Camille se meurt de sommeil, dit la vicomtesse en interrompant l’avoué. Va, ma fille, va dormir, ton cœur n’a pas besoin de tableaux effrayants pour rester pur et vertueux.</p>
<p>Camille de Grandlieu comprit sa mère, et sortit.</p>
<p>– Vous êtes allé un peu trop loin, cher monsieur Derville, dit la vicomtesse, les avoués ne sont ni mères de famille, ni prédicateurs.</p>
<p>– Mais les gazettes sont mille fois plus…</p>
<p>– Pauvre Derville ! dit la vicomtesse en interrompant l’avoué, je ne vous reconnais pas. Croyez-vous donc que ma fille lise les journaux ? – Continuez, ajouta-t-elle après une pause.</p>
<p>– Trois mois après la ratification des ventes consenties par le comte au profit de Gobseck…</p>
<p>– Vous pouvez nommer le comte de Restaud, puisque ma fille n’est plus là, dit la vicomtesse.</p>
<p>– Soit ! reprit l’avoué. Long-temps après cette scène, je n’avais pas encore reçu la contre-lettre qui devait me rester entre les mains. À Paris, les avoués sont emportés par un courant qui ne leur permet de porter aux affaires de leurs clients que le degré d’intérêt qu’ils y portent eux-mêmes, sauf les exceptions que nous savons faire. Cependant, un jour que l’usurier dînait chez moi, je lui demandai, en sortant de table, s’il savait pourquoi je n’avais plus entendu parler de monsieur de Restaud. – Il y a d’excellentes raisons pour cela, me répondit-il. Le gentilhomme est à la mort. C’est une de ces âmes tendres qui ne connaissant pas la manière de tuer le chagrin, se laissent toujours tuer par lui. La vie est un travail, un métier, qu’il faut se donner la peine d’apprendre. Quand un homme a su la vie, à force d’en avoir éprouvé les douleurs, sa fibre se corrobore et acquiert une certaine souplesse qui lui permet de gouverner sa sensibilité ; il fait de ses nerfs, des espèces de ressorts d’acier qui plient sans casser ; si l’estomac est bon, un homme ainsi préparé doit vivre aussi long-temps que <pb n="408" xml:id="p408" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f435.highres"/> vivent les cèdres du Liban qui sont de fameux arbres. – Le comte serait mourant ? dis-je. – Possible, dit Gobseck. Vous aurez dans sa succession une affaire juteuse. Je regardai mon homme, et lui dis pour le sonder : – Expliquez-moi donc pourquoi nous sommes, le comte et moi, les seuls auxquels vous vous soyez intéressé<note place="bottom">Erreur du Furne : « intéressés » au lieu de « intéressé ».</note> ? – Parce que vous êtes les seuls qui vous soyez fiés à moi sans finasserie, me répondit-il. Quoique cette réponse me permît de croire que Gobseck n’abuserait pas de sa position, si les contre-lettres se perdaient, je résolus d’aller voir le comte. Je prétextai des affaires, et nous sortîmes. J’arrivai promptement rue du Helder. Je fus introduit dans un salon où la comtesse jouait avec ses enfants. En m’entendant annoncer, elle se leva par un mouvement brusque, vint à ma rencontre, et s’assit sans mot dire, en m’indiquant de la main un fauteuil vacant auprès du feu. Elle mit sur sa figure ce masque impénétrable sous lequel les femmes du monde savent si bien cacher leurs passions. Les chagrins avaient déjà fané ce visage ; les lignes merveilleuses qui en faisaient autrefois le mérite, restaient seules pour témoigner de sa beauté. – Il est très-essentiel, madame, que je puisse parler à monsieur le comte… – Vous seriez donc plus favorisé que je ne le suis, répondit-elle en m’interrompant. Monsieur de Restaud ne veut voir personne, il souffre à peine que son médecin vienne le voir, et repousse tous les soins, même les miens. Les malades ont des fantaisies si bizarres ! ils sont comme des enfants, ils ne savent ce qu’ils veulent. – Peut-être, comme les enfants, savent-ils très-bien ce qu’ils veulent. La comtesse rougit. Je me repentis presque d’avoir fait cette réplique digne de Gobseck. – Mais, repris-je pour changer de conversation, il est impossible, madame, que monsieur de Restaud demeure perpétuellement seul. – Il a son fils aîné près de lui, dit-elle. J’eus beau regarder la comtesse, cette fois elle ne rougit plus, et il me parut qu’elle s’était affermie dans la résolution de ne pas me laisser pénétrer ses secrets. – Vous devez comprendre, madame, que ma démarche n’est point indiscrète, repris-je. Elle est fondée sur des intérêts puissants… Je me mordis les lèvres, en sentant que je m’embarquais dans une fausse route. Aussi, la comtesse profita-t-elle sur-le-champ de mon étourderie. – Mes intérêts ne sont point séparés de ceux de mon mari, monsieur, dit-elle. Rien ne s’oppose à ce que vous vous adressiez à moi… – L’affaire qui m’amène ne concerne que monsieur le comte, répondis-je avec <pb n="409" xml:id="p409" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f436.highres"/> fermeté. – Je le ferai prévenir du désir que vous avez de le voir. Le ton poli, l’air qu’elle prit pour prononcer cette phrase ne me trompèrent pas, je devinai qu’elle ne me laisserait jamais parvenir jusqu’à son mari. Je causai pendant un moment de choses indifférentes afin de pouvoir observer la comtesse ; mais, comme toutes les femmes qui se sont fait un plan, elle savait dissimuler avec cette rare perfection qui, chez les personnes de votre sexe, est le dernier degré de la perfidie. Oserai-je le dire, j’appréhendais tout d’elle, même un crime. Ce sentiment provenait d’une vue de l’avenir qui se révélait dans ses gestes, dans ses regards, dans ses manières, et jusque dans les intonations de sa voix. Je la quittai. Maintenant je vais vous raconter les scènes qui terminent cette aventure, en y joignant les circonstances que le temps m’a révélées, et les détails que la perspicacité de Gobseck ou la mienne m’ont fait deviner. Du moment où le comte de Restaud parut se plonger dans un tourbillon de plaisirs, et vouloir dissiper sa fortune, il se passa entre les deux époux des scènes dont le secret a été impénétrable et qui permirent au comte de juger sa femme encore plus défavorablement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Aussitôt qu’il tomba malade, et qu’il fut obligé de s’aliter, se manifesta son aversion pour la comtesse et pour ses deux derniers enfants ; il leur interdit l’entrée de sa chambre, et quand ils essayèrent d’éluder cette consigne, leur désobéissance amena des crises si dangereuses pour monsieur de Restaud, que le médecin conjura la comtesse de ne pas enfreindre les ordres de son mari. Madame de Restaud ayant vu successivement les terres, les propriétés de la famille, et même l’hôtel où elle demeurait, passer entre les mains de Gobseck qui semblait réaliser, quant à leur fortune, le personnage fantastique d’un ogre, comprit sans doute les desseins de son mari. Monsieur de Trailles, un peu trop vivement poursuivi par ses créanciers, voyageait alors en Angleterre. Lui seul aurait pu apprendre à la comtesse les précautions secrètes que Gobseck avait suggérées à monsieur de Restaud contre elle. On dit qu’elle résista long-temps à donner sa signature, indispensable aux termes de nos lois pour valider la vente des biens, et néanmoins le comte l’obtint. La comtesse croyait que son mari capitalisait sa fortune, et que le petit volume de billets qui la représentait serait dans une cachette, chez un notaire, ou peut-être à la Banque. Suivant ses calculs, monsieur de Restaud devait posséder nécessairement un acte quelconque pour donner à son fils <pb n="410" xml:id="p410" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f437.highres"/> aîné la facilité de recouvrer ceux de ses biens auxquels il tenait. Elle prit donc le parti d’établir autour de la chambre de son mari la plus exacte surveillance. Elle régna despotiquement dans sa maison, qui fut soumise à son espionnage de femme. Elle restait toute la journée assise dans le salon attenant à la chambre de son mari, et d’où elle pouvait entendre ses moindres paroles et ses plus légers mouvements. La nuit, elle faisait tendre un lit dans cette pièce, et la plupart du temps elle ne dormait pas. Le médecin fut entièrement dans ses intérêts. Ce dévouement parut admirable. Elle savait, avec cette finesse naturelle aux personnes perfides, déguiser la répugnance que monsieur de Restaud manifestait pour elle, et jouait si parfaitement la douleur, qu’elle obtint une sorte de célébrité. Quelques prudes trouvèrent même qu’elle rachetait ainsi ses fautes. Mais elle avait toujours devant les yeux la misère qui l’attendait à la mort du comte, si elle manquait de présence d’esprit. Ainsi cette femme, repoussée du lit de douleur où gémissait son mari, avait tracé un cercle magique à l’entour. Loin de lui, et près de lui, disgraciée et toute-puissante, épouse dévouée en apparence, elle guettait la mort et la fortune, comme cet insecte des champs qui, au fond du précipice de sable qu’il a su arrondir en spirale, y attend son inévitable proie en écoutant chaque grain de poussière qui tombe. Le censeur le plus sévère ne pouvait s’empêcher de reconnaître que la comtesse portait loin le sentiment de la maternité. La mort de son père fut, dit-on, une leçon pour elle. Idolâtre de ses enfants, elle leur avait dérobé le tableau de ses désordres, leur âge lui avait permis d’atteindre à son but et de s’en faire aimer, elle leur a donné la meilleure et la plus brillante éducation. J’avoue que je ne puis me défendre pour cette femme d’un sentiment admiratif et d’une compatissance sur laquelle Gobseck me plaisante encore. À cette époque, la comtesse, qui reconnaissait la bassesse de Maxime, expiait par des larmes de sang les fautes de sa vie passée. Je le crois. Quelque odieuses que fussent les mesures qu’elle prenait pour reconquérir la fortune de son mari, ne lui étaient-elles pas dictées par son amour maternel et par le désir de réparer ses torts envers ses enfants ? Puis, comme plusieurs femmes qui ont subi les orages d’une passion, peut-être éprouvait-elle le besoin de redevenir vertueuse. Peut-être ne connut-elle le prix de la vertu qu’au moment où elle recueillit la triste moisson semée par ses erreurs. Chaque fois que le jeune Ernest sortait de <pb n="411" xml:id="p411" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f438.highres"/> chez son père, il subissait un interrogatoire inquisitorial sur tout ce que le comte avait fait et dit. L’enfant se prêtait complaisamment aux désirs de sa mère qu’il attribuait à un tendre sentiment, et il allait au-devant de toutes les questions. Ma visite fut un trait de lumière pour la comtesse qui voulut voir en moi le ministre des vengeances du comte, et résolut de ne pas me laisser approcher du moribond. Mû<note place="bottom">Erreur du Furne : « Mu » au lieu de « Mû ».</note> par un pressentiment sinistre, je désirais vivement me procurer un entretien avec monsieur de Restaud, car je n’étais pas sans inquiétude sur la destinée des contre-lettres ; si elles tombaient entre les mains de la comtesse, elle pouvait les faire valoir, et il se serait élevé des procès interminables entre elle et Gobseck. Je connaissais assez l’usurier pour savoir qu’il ne restituerait jamais les biens à la comtesse, et il y avait de nombreux éléments de chicane dans la contexture de ces titres dont l’action ne pouvait être exercée que par moi. Je voulus prévenir tant de malheurs, et j’allai chez la comtesse une seconde fois.</p>
<p>– J’ai remarqué, madame, dit Derville à la vicomtesse de Grandlieu en prenant le ton d’une confidence, qu’il existe certains phénomènes moraux auxquels nous ne faisons pas assez attention dans le monde. Naturellement observateur, j’ai porté dans les affaires d’intérêt que je traite et où les passions sont si vivement mises en jeu, un esprit d’analyse involontaire. Or, j’ai toujours admiré avec une surprise nouvelle que les intentions secrètes et les idées que portent en eux deux adversaires, sont presque toujours réciproquement devinées. Il se rencontre parfois entre deux ennemis la même lucidité de raison, la même puissance de vue intellectuelle qu’entre deux amants qui lisent dans l’âme l’un de l’autre. Ainsi, quand nous fûmes tous deux en présence la comtesse et moi, je compris tout à coup la cause de l’antipathie qu’elle avait pour moi, quoiqu’elle déguisât ses sentiments sous les formes les plus gracieuses de la politesse et de l’aménité. J’étais un confident imposé, et il est impossible qu’une femme ne haïsse pas un homme devant qui elle est obligée de rougir. Quant à elle, elle devina que si j’étais l’homme en qui son mari plaçait sa confiance, il ne m’avait pas encore remis sa fortune. Notre conversation, dont je vous fais grâce, est restée dans mon souvenir comme une des luttes les plus dangereuses que j’ai subies. La comtesse, douée par la nature des qualités nécessaires pour exercer d’irrésistibles séductions, se montra tour à tour, souple, fière, caressante, confiante ; elle alla même <pb n="412" xml:id="p412" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f439.highres"/> jusqu’à tenter d’allumer ma curiosité, d’éveiller l’amour dans mon cœur afin de me dominer : elle échoua. Quand je pris congé d’elle, je surpris dans ses yeux une expression de haine et de fureur qui me fit trembler. Nous nous séparâmes ennemis. Elle aurait voulu pouvoir m’anéantir, et moi je me sentais de la pitié pour elle, sentiment qui, pour certains caractères, équivaut à la plus cruelle injure. Ce sentiment perça dans les dernières considérations que je lui présentai. Je lui laissai, je crois, une profonde terreur dans l’âme en lui déclarant que, de quelque manière qu’elle pût s’y prendre, elle serait nécessairement ruinée. – Si je voyais monsieur le comte, au moins le bien de vos enfants… – Je serais à votre merci, dit-elle en m’interrompant par un geste de dégoût. Une fois les questions posées entre nous d’une manière si franche, je résolus de sauver cette famille de la misère qui l’attendait. Déterminé à commettre des illégalités judiciaires, si elles étaient nécessaires pour parvenir à mon but, voici quels furent mes préparatifs. Je fis poursuivre monsieur le comte de Restaud pour une somme due fictivement à Gobseck, et j’obtins des condamnations. La comtesse cacha nécessairement cette procédure, mais j’acquérais ainsi le droit de faire apposer les scellés à la mort du comte. Je corrompis alors un des gens de la maison, et j’obtins de lui la promesse qu’au moment même où son maître serait sur le point d’expirer, il viendrait me prévenir, fût-ce au milieu de la nuit, afin que je pusse intervenir tout à coup, effrayer la comtesse en la menaçant d’une subite apposition de scellés, et sauver ainsi les contre-lettres. J’appris plus tard que cette femme étudiait le code en entendant les plaintes de son mari mourant. Quels effroyables tableaux ne présenteraient pas les âmes de ceux qui environnent les lits funèbres, si l’on pouvait en peindre les idées ? Et toujours la fortune est le mobile des intrigues qui s’élaborent, des plans qui se forment, des trames qui s’ourdissent ! Laissons maintenant de côté ces détails assez fastidieux de leur nature, mais qui ont pu vous permettre de deviner les douleurs de cette femme, celles de son mari, et qui vous dévoilent les secrets de quelques intérieurs semblables à celui-ci. Depuis deux mois le comte de Restaud, résigné à son sort, demeurait couché, seul, dans sa chambre. Une maladie mortelle avait lentement affaibli son corps et son esprit. En proie à ces fantaisies de malade dont la bizarrerie semble inexplicable, il s’opposait à ce qu’on appropriât son <pb n="413" xml:id="p413" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f440.highres"/> appartement, il se refusait à toute espèce de soin, et même à ce qu’on fît son lit. Cette extrême apathie s’était empreinte autour de lui : les meubles de sa chambre restaient en désordre. La poussière, les toiles d’araignées couvraient les objets les plus délicats. Jadis riche et recherché dans ses goûts, il se complaisait alors dans le triste spectacle que lui offrait cette pièce où la cheminée, le secrétaire et les chaises étaient encombrés des objets que nécessite une maladie : des fioles vides ou pleines, presque toutes sales ; du linge épars, des assiettes brisées, une bassinoire ouverte devant le feu, une baignoire encore pleine d’eau minérale. Le sentiment de la destruction était exprimé dans chaque détail de ce chaos disgracieux. La mort apparaissait dans les choses avant d’envahir la personne. Le comte avait horreur du jour, les persiennes des fenêtres étaient fermées, et l’obscurité ajoutait encore à la sombre physionomie de ce triste lieu. Le malade avait considérablement maigri. Ses yeux, où la vie semblait s’être réfugiée, étaient restés brillants. La blancheur livide de son visage avait quelque chose d’horrible, que rehaussait encore la longueur extraordinaire de ses cheveux qu’il n’avait jamais voulu laisser couper, et qui descendaient en longues mèches plates le long de ses joues. Il ressemblait aux fanatiques habitants du désert. Le chagrin éteignait tous les sentiments humains en cet homme à peine âgé de cinquante ans, que tout Paris avait connu si brillant et si heureux. Au commencement du mois de décembre de l’année 1824, un matin, il regarda son fils Ernest qui était assis au pied de son lit, et qui le contemplait douloureusement. – Souffrez-vous ? lui avait demandé le jeune vicomte. – Non ! dit-il avec un effrayant sourire, tout est <hi rend="i">ici et autour du cœur</hi> ! Et après avoir montré sa tête, il pressa ses doigts décharnés sur sa poitrine creuse, par un geste qui fit pleurer Ernest. – Pourquoi donc ne vois-je pas venir monsieur Derville ? demanda-t-il à son valet de chambre qu’il croyait lui être très-attaché, mais qui était tout à fait dans les intérêts de la comtesse. – Comment, Maurice, s’écria le moribond qui se mit sur son séant et parut avoir recouvré toute sa présence d’esprit, voici sept ou huit fois que je vous envoie chez mon avoué, depuis quinze jours, et il n’est pas venu ? Croyez-vous que l’on puisse se jouer de moi ? Allez le chercher sur-le-champ, à l’instant, et ramenez-le. Si vous n’exécutez pas mes ordres, je me lèverai moi-même et j’irai… – Madame, dit le valet de chambre en sortant, vous avez entendu <pb n="414" xml:id="p414" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f441.highres"/> monsieur le comte, que dois-je faire ? – Vous feindrez d’aller chez l’avoué, et vous reviendrez dire à monsieur que son homme d’affaires est allé à quarante lieues d’ici pour un procès important. Vous ajouterez qu’on l’attend à la fin de la semaine. – Les malades s’abusent toujours sur leur sort, pensa la comtesse, et il attendra le retour de cet homme. Le médecin avait déclaré la veille qu’il était difficile que le comte passât la journée. Quand deux heures après, le valet de chambre vint faire à son maître cette réponse désespérante, le moribond parut très-agité. – Mon Dieu ! mon Dieu ! répéta-t-il à plusieurs reprises, je n’ai confiance qu’en vous. Il regarda son fils pendant long-temps, et lui dit enfin d’une voix affaiblie : – Ernest, mon enfant, tu es bien jeune ; mais tu as bon cœur et tu comprends sans doute la sainteté d’une promesse faite à un mourant, à un père. Te sens-tu capable de garder un secret, de l’ensevelir en toi-même de manière à ce que ta mère elle-même ne s’en doute pas ? Aujourd’hui, mon fils, il ne reste que toi dans cette maison à qui je puisse me fier. Tu ne trahiras pas ma confiance ? – Non, mon père. – Eh ! bien, Ernest, je te remettrai, dans quelques moments, un paquet cacheté qui appartient à monsieur Derville, tu le conserveras de manière à ce que personne ne sache que tu le possèdes, tu t’échapperas de l’hôtel et tu le jetteras à la petite poste qui est au bout de la rue. – Oui, mon père. – Je puis compter sur toi ? – Oui, mon père. – Viens m’embrasser. Tu me rends ainsi la mort moins amère, mon cher enfant. Dans six ou sept années, tu comprendras l’importance de ce secret, et alors, tu seras bien récompensé de ton adresse et de ta fidélité, alors tu sauras combien je t’aime. Laisse-moi seul un moment et empêche qui que ce soit d’entrer ici. Ernest sortit, et vit sa mère debout dans le salon. – Ernest, lui dit-elle, viens ici. Elle s’assit en prenant son fils entre ses deux genoux, et le pressant avec force sur son cœur, elle l’embrassa. – Ernest, ton père vient de te parler. – Oui, maman. – Que t’a-t-il dit ? – Je ne puis pas le répéter, maman. – Oh ! mon cher enfant, s’écria la comtesse en l’embrassant avec enthousiasme, combien de plaisir me fait ta discrétion ! Ne jamais mentir et rester fidèle à sa parole, sont deux principes qu’il ne faut jamais oublier. – Oh ! que tu es belle, maman ! Tu n’as jamais menti, toi ! j’en suis bien sûr. – Quelquefois, mon cher Ernest, j’ai menti. Oui, j’ai manqué à ma parole en des circonstances devant lesquelles cèdent toutes les lois. Écoute <pb n="415" xml:id="p415" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f442.highres"/> mon Ernest, tu es assez grand, assez raisonnable pour t’apercevoir que ton père me repousse, ne veut pas de mes soins, et cela n’est pas naturel, car tu sais combien je l’aime. – Oui, maman. – Mon pauvre enfant, dit la comtesse en pleurant, ce malheur est le résultat d’insinuations perfides. De méchantes gens ont cherché à me séparer de ton père, dans le but de satisfaire leur avidité. Ils veulent nous priver de notre fortune et se l’approprier. Si ton père était bien portant, la division qui existe entre nous cesserait bientôt, il m’écouterait ; et comme il est bon, aimant, il reconnaîtrait son erreur ; mais sa raison s’est altérée, et les préventions qu’il avait contre moi sont devenues une idée fixe, une espèce de folie, l’effet de sa maladie. La prédilection que ton père a pour toi est une nouvelle preuve du dérangement de ses facultés. Tu ne t’es jamais aperçu qu’avant sa maladie il aimât moins Pauline et Georges que toi. Tout est caprice chez lui. La tendresse qu’il te porte pourrait lui suggérer l’idée de te donner des ordres à exécuter. Si tu ne veux pas ruiner ta famille, mon cher ange, et ne pas voir ta mère mendiant son pain un jour comme une pauvresse, il faut tout lui dire… – Ah ! ah ! s’écria le comte, qui, ayant ouvert la porte, se montra tout à coup presque nu, déjà même aussi sec, aussi décharné qu’un squelette. Ce cri sourd produisit un effet terrible sur la comtesse, qui resta immobile et comme frappée de stupeur. Son mari était si frêle et si pâle, qu’il semblait sortir de la tombe. – Vous avez abreuvé ma vie de chagrins, et vous voulez troubler ma mort, pervertir la raison de mon fils, en faire un homme vicieux, cria-t-il d’une voix rauque. La comtesse alla se jeter au pied de ce mourant que les dernières émotions de la vie rendaient presque hideux et y versa un torrent de larmes. – Grâce ! grâce ! s’écria-t-elle. – Avez-vous eu de la pitié pour moi ? demanda-t-il. Je vous ai laissée dévorer votre fortune, voulez-vous maintenant dévorer la mienne, ruiner mon fils ! – Eh ! bien, oui, pas de pitié pour moi, soyez inflexible, dit-elle, mais les enfants ! Condamnez votre veuve à vivre dans un couvent, j’obéirai ; je ferai pour expier mes fautes envers vous, tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner ; mais que les enfants soient heureux ! Oh ! les enfants ! les enfants ! – Je n’ai qu’un enfant, répondit le comte en tendant, par un geste désespéré, son bras décharné vers son fils. – Pardon ! repentie, repentie !… criait la comtesse en embrassant les pieds humides de son mari. Les sanglots l’empêchaient de parler et des <pb n="416" xml:id="p416" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f443.highres"/> mots vagues, incohérents sortaient de son gosier brûlant. – Après ce que vous disiez à Ernest, vous osez parler de repentir ! dit le moribond qui renversa la comtesse en agitant le pied. – Vous me glacez ! ajouta-t-il avec une indifférence qui eut quelque chose d’effrayant. Vous avez été mauvaise fille, vous avez été mauvaise femme, vous serez mauvaise mère. La malheureuse femme tomba évanouie. Le mourant regagna son lit, s’y coucha, et perdit connaissance quelques heures après. Les prêtres vinrent lui administrer les sacrements. Il était minuit quand il expira. La scène du matin avait épuisé le reste de ses forces. J’arrivai à minuit avec le papa Gobseck. À la faveur du désordre qui régnait, nous nous introduisîmes jusque dans le petit salon qui précédait la chambre mortuaire, et où nous trouvâmes les trois enfants en pleurs, entre deux prêtres qui devaient passer la nuit près du corps. Ernest vint à moi et me dit que sa mère voulait être seule dans la chambre du comte. – N’y entrez pas, dit-il avec une expression admirable dans l’accent et le geste, elle y prie ! Gobseck se mit à rire, de ce rire muet qui lui était particulier. Je me sentais trop ému par le sentiment qui éclatait sur la jeune figure d’Ernest, pour partager l’ironie de l’avare. Quand l’enfant vit que nous marchions vers la porte, il alla s’y coller en criant : – Maman, voilà des messieurs noirs qui te cherchent ! Gobseck enleva l’enfant comme si c’eût été une plume, et ouvrit la porte. Quel spectacle s’offrit à nos regards ! Un affreux désordre régnait dans cette chambre. Échevelée par le désespoir, les yeux étincelants, la comtesse demeura debout, interdite, au milieu de hardes, de papiers, de chiffons bouleversés. Confusion horrible à voir en présence de ce mort. À peine le comte était-il expiré, que sa femme avait forcé tous les tiroirs et le secrétaire, autour d’elle le tapis était couvert de débris, quelques meubles et plusieurs portefeuilles avaient été brisés, tout portait l’empreinte de ses mains hardies. Si d’abord ses recherches avaient été vaines, son attitude et son agitation me firent supposer qu’elle avait fini par découvrir les mystérieux papiers. Je jetai un coup-d’œil sur le lit, et avec l’instinct que nous donne l’habitude des affaires, je devinai ce qui s’était passé. Le cadavre du comte se trouvait dans la ruelle du lit, presque en travers, le nez tourné vers les matelas, dédaigneusement jeté comme une des enveloppes de papier qui étaient à terre ; lui aussi n’était plus qu’une enveloppe. Ses membres raidis et inflexibles lui donnaient quelque chose de grotesquement horrible. Le <pb n="417" xml:id="p417" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f444.highres"/> mourant avait sans doute caché la contre-lettre sous son oreiller, comme pour la préserver de toute atteinte jusqu’à sa mort. La comtesse avait deviné la pensée de son mari, qui d’ailleurs semblait être écrite dans le dernier geste, dans la convulsion des doigts crochus. L’oreiller avait été jeté en bas du lit, le pied de la comtesse y était encore imprimé ; à ses pieds, devant elle, je vis un papier cacheté en plusieurs endroits aux armes du comte, je le ramassai vivement et j’y lus une suscription indiquant que le contenu devait m’être remis. Je regardai fixement la comtesse avec la perspicace sévérité d’un juge qui interroge un coupable. La flamme du foyer dévorait les papiers. En nous entendant venir, la comtesse les y avait lancés en croyant, à la lecture des premières dispositions que j’avais provoquées en faveur de ses enfants, anéantir un testament qui les privait de leur fortune. Une conscience bourrelée et l’effroi involontaire inspiré par un crime à ceux qui le commettent lui avaient ôté l’usage de la réflexion. En se voyant surprise, elle voyait peut-être l’échafaud et sentait le fer rouge du bourreau. Cette femme attendait nos premiers mots en haletant, et nous regardait avec des yeux hagards. – Ah ! madame, dis-je en retirant de la cheminée un fragment que le feu n’avait pas atteint, vous avez ruiné vos enfants ! ces papiers étaient leurs titres de propriété. Sa bouche se remua, comme si elle allait avoir une attaque de paralysie. – Hé ! hé ! s’écria Gobseck dont l’exclamation nous fit l’effet du grincement produit par un flambeau de cuivre quand on le pousse sur un marbre. Après une pause, le vieillard me dit d’un ton calme : – Voudriez-vous donc faire croire à madame la comtesse que je ne suis pas le légitime propriétaire des biens que m’a vendus monsieur le comte ? Cette maison m’appartient depuis un moment. Un coup de massue appliqué soudain sur ma tête m’aurait moins causé de douleur et de surprise. La comtesse remarqua le regard indécis que je jetai sur l’usurier. – Monsieur, monsieur ! lui dit-elle sans trouver d’autres paroles. – Vous avez un fidéi-commis ? lui demandai-je. – Possible. – Abuseriez-vous donc du crime commis par madame ? – Juste. Je sortis, laissant la comtesse assise auprès du lit de son mari et pleurant à chaudes larmes. Gobseck me suivit. Quand nous nous trouvâmes dans la rue, je me séparai de lui ; mais il vint à moi, me lança un de ces regards profonds par lesquels il sonde les cœurs, et me dit de sa voix flûtée qui prit des tons aigus : – Tu <pb n="418" xml:id="p418" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f445.highres"/> te mêles de me juger ? Depuis ce temps-là, nous nous sommes peu vus. Gobseck a loué l’hôtel du comte, il va passer les étés dans les terres, fait le seigneur, construit les fermes, répare les moulins, les chemins, et plante des arbres. Un jour je le rencontrai dans une allée aux Tuileries. – La comtesse mène une vie héroïque, lui dis-je. Elle s’est consacrée à l’éducation de ses enfants qu’elle a parfaitement élevés. L’aîné est un charmant sujet… – Possible. – Mais, repris-je, ne devriez-vous pas aider Ernest ? – Aider Ernest ! s’écria Gobseck, non, non. Le malheur est notre plus grand maître, le malheur lui apprendra la valeur de l’argent, celle des hommes et celle des femmes. Qu’il navigue sur la mer parisienne ! quand il sera devenu bon pilote, nous lui donnerons un bâtiment. Je le quittai sans vouloir m’expliquer le sens de ses paroles. Quoique monsieur de Restaud, auquel sa mère a donné de la répugnance pour moi, soit bien éloigné de me prendre pour conseil, je suis allé la semaine dernière chez Gobseck pour l’instruire de l’amour qu’Ernest porte à mademoiselle Camille en le pressant d’accomplir son mandat, puisque le jeune comte arrive à sa majorité. Le vieil escompteur était depuis long-temps au lit et souffrait de la maladie qui devait l’emporter. Il ajourna sa réponse au moment où il pourrait se lever et s’occuper d’affaires, il ne voulait sans doute ne se défaire de rien tant qu’il aurait un souffle de vie ; sa réponse dilatoire n’avait pas d’autres motifs. En le trouvant beaucoup plus malade qu’il ne croyait l’être, je restai près de lui pendant assez de temps pour reconnaître les progrès d’une passion que l’âge avait convertie en une sorte de folie. Afin de n’avoir personne dans la maison qu’il habitait, il s’en était fait le principal locataire et il en laissait toutes les chambres inoccupées. Il n’y avait rien de changé dans celle où il demeurait. Les meubles, que je connaissais si bien depuis seize ans, semblaient avoir été conservés sous verre, tant ils étaient exactement les mêmes. Sa vieille et fidèle portière, mariée à un invalide qui gardait la loge quand elle montait auprès du maître, était toujours sa ménagère, sa femme de confiance, l’introducteur de quiconque le venait voir, et remplissait auprès de lui les fonctions de garde-malade. Malgré son état de faiblesse, Gobseck recevait encore lui-même ses pratiques, ses revenus, et avait si bien simplifié ses affaires qu’il lui suffisait de faire faire quelques commissions par son invalide pour les gérer au dehors. Lors du traité par lequel la France reconnut la république <pb n="419" xml:id="p419" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f446.highres"/> d’Haïti, les connaissances que possédait Gobseck sur l’état des anciennes fortunes à Saint-Domingue et sur les colons ou les ayant-cause auxquels étaient dévolues les indemnités, le firent nommer membre de la commission instituée pour liquider leurs droits et répartir les versements dus par Haïti. Le génie de Gobseck lui fit inventer une agence pour escompter les créances des colons ou de leurs héritiers, sous les noms de Werbrust et Gigonnet avec lesquels il partageait les bénéfices sans avoir besoin d’avancer son argent, car ses lumières avaient constitué sa mise de fonds. Cette agence était comme une distillerie où s’exprimaient les créances des ignorants, des incrédules, ou de ceux dont les droits pouvaient être contestés. Comme liquidateur, Gobseck savait parlementer avec les gros propriétaires qui, soit pour faire évaluer leurs droits à un taux élevé, soit pour les faire promptement admettre, lui offraient des présents proportionnés à l’importance de leurs fortunes. Ainsi les cadeaux constituaient une espèce d’escompte sur les sommes dont il lui était impossible de se rendre maître ; puis, son agence lui livrait à vil prix les petites, les douteuses, et celles des gens qui préféraient un paiement immédiat, quelque minime qu’il fût, aux chances des versements incertains de la république. Gobseck fut donc l’insatiable boa de cette grande affaire. Chaque matin il recevait ses tributs et les lorgnait comme eût fait le ministre d’un nabab avant de se décider à signer une grâce. Gobseck prenait tout depuis la bourriche du pauvre diable jusqu’aux livres de bougie des gens scrupuleux, depuis la vaisselle des riches jusqu’aux tabatières d’or des spéculateurs. Personne ne savait ce que devenaient ces présents faits au vieil usurier. Tout entrait chez lui, rien n’en sortait. – Foi d’honnête femme, me disait la portière vieille connaissance à moi, je crois qu’il avale tout sans que cela le rende plus gras, car il est sec et maigre comme l’oiseau de mon horloge. Enfin, lundi dernier, Gobseck m’envoya chercher par l’invalide, qui me dit en entrant dans mon cabinet : – Venez vite, monsieur Derville, le patron va rendre ses derniers comptes ; il a jauni comme un citron, il est impatient de vous parler, la mort le travaille, et son dernier hoquet lui grouille dans le gosier. Quand j’entrai dans la chambre du moribond, je le surpris à genoux devant sa cheminée où, s’il n’y avait pas de feu, il se trouvait un énorme monceau de cendres. Gobseck s’y était traîné de son lit, mais les forces pour revenir se coucher lui manquaient, aussi bien que la <pb n="420" xml:id="p420" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f447.highres"/> voix pour se plaindre. – Mon vieil ami, lui dis-je en le relevant et l’aidant à regagner son lit, vous aviez froid, comment ne faites-vous pas de feu ? – Je n’ai point froid, dit-il, pas de feu ! pas de feu ! Je vais je ne sais où, garçon, reprit-il en me jetant un dernier regard blanc et sans chaleur, mais je m’en vais d’ici ! J’ai la <hi rend="i">carphologie</hi>, dit-il en se servant d’un terme qui annonçait combien son intelligence était encore nette et précise. J’ai cru voir ma chambre pleine d’or vivant et je me suis levé pour en prendre. À qui tout le mien ira-t-il ? Je ne le donne pas au gouvernement, j’ai fait un testament, trouve-le, Grotius. La Belle Hollandaise avait une fille que j’ai vue je ne sais où, dans la rue Vivienne, un soir. Je crois qu’elle est surnommée <hi rend="i">la Torpille</hi>, elle est jolie comme un amour, cherche-la, Grotius ? Tu es mon exécuteur testamentaire, prends ce que tu voudras, mange : il y a des pâtés de foie gras, des balles de café, des sucres, des cuillers d’or. Donne le service d’Odiot à ta femme. Mais à qui les diamants ? Prises-tu, garçon ? j’ai des tabacs, vends-les<note place="bottom">Erreur du Furne : « vend-les » au lieu de « vends-les ».</note> à Hambourg, ils gagnent <hi rend="i">un demi</hi>. Enfin j’ai de tout et il faut tout quitter ! Allons, papa Gobseck, se dit-il, pas de faiblesse, sois toi-même. Il se dressa sur son séant, sa figure se dessina nettement sur son oreiller comme si elle eût été de bronze, il étendit son bras sec et sa main osseuse sur sa couverture qu’il serra comme pour se retenir, il regarda son foyer, froid autant que l’était son œil métallique, et il mourut avec toute sa raison, en offrant à la portière, à l’invalide et à moi, l’image de ces vieux Romains attentifs que Lethière a peints derrière les Consuls, dans son tableau de la mort des Enfants de Brutus. – A-t-il du toupet, le vieux Lascar ! me dit l’invalide dans son langage soldatesque. Moi j’écoutais encore la fantastique énumération que le moribond avait faite de ses richesses, et mon regard qui avait suivi le sien restait sur le monceau de cendres dont la grosseur me frappa. Je pris les pincettes, et quand je les y plongeai, je frappai sur un amas d’or et d’argent, composé sans doute des recettes faites pendant sa maladie et que sa faiblesse l’avait empêché de cacher ou que sa défiance ne lui avait pas permis d’envoyer à la Banque. – Courez chez le juge de paix, dis-je au vieil invalide, afin que les scellés soient promptement apposés ici ! Frappé des dernières paroles de Gobseck, et de ce que m’avait récemment dit la portière, je pris les clefs des chambres situées au premier et au second étages pour les aller visiter. Dans la première pièce que j’ouvris <pb n="421" xml:id="p421" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f448.highres"/> j’eus l’explication des discours que je croyais insensés, en voyant les effets d’une avarice à laquelle il n’était plus resté que cet instinct illogique dont tant d’exemples nous sont offerts par les avares de province. Dans la chambre voisine de celle où Gobseck était expiré, se trouvaient des pâtés pourris, une foule de comestibles de tout genre et même des coquillages, des poissons qui avaient de la barbe et dont les diverses puanteurs faillirent m’asphyxier. Partout fourmillaient des vers et des insectes. Ces présents récemment faits étaient mêlés à des boîtes de toutes formes, à des caisses de thé, à des balles de café. Sur la cheminée, dans une soupière d’argent étaient des avis d’arrivage de marchandises consignées en son nom au Havre, balles de coton, boucauts de sucre, tonneaux de rhum, cafés, indigos, tabacs, tout un bazar de denrées coloniales ! Cette pièce était encombrée de meubles, d’argenterie, de lampes, de tableaux, de vases, de livres, de belles gravures roulées, sans cadres, et de curiosités. Peut-être cette immense quantité de valeurs ne provenait pas entièrement de cadeaux et constituait des gages qui lui étaient restés faute de paiement. Je vis des écrins armoriés ou chiffrés, des services en beau linge, des armes précieuses, mais sans étiquettes. En ouvrant un livre qui me semblait avoir été déplacé, j’y trouvai des billets de mille francs. Je me promis de bien visiter les moindres choses, de sonder les planchers, les plafonds, les corniches et les murs afin de trouver tout cet or dont était si passionnément avide ce Hollandais digne du pinceau de Rembrandt. Je n’ai jamais vu, dans le cours de ma vie judiciaire, pareils effets d’avarice et d’originalité. Quand je revins dans sa chambre, je trouvai sur son bureau la raison du pêle-mêle progressif et de l’entassement de ces richesses. Il y avait sous un serre-papier une correspondance entre Gobseck et les marchands auxquels il vendait sans doute habituellement ses présents. Or, soit que ces gens eussent été victimes de l’habileté de Gobseck, soit que Gobseck voulût un trop grand prix de ses denrées ou de ses valeurs fabriquées, chaque marché se trouvait en suspens. Il n’avait pas vendu les comestibles à Chevet, parce que Chevet ne voulait les reprendre qu’à trente pour cent de perte. Gobseck chicanait pour quelques francs de différence, et pendant la discussion les marchandises s’avariaient. Pour son argenterie, il refusait de payer les frais de la livraison. Pour ses cafés, il ne voulait pas garantir les déchets. Enfin chaque objet donnait lieu à des contestations qui dénotaient en Gobseck les premiers symptômes de cet <pb n="422" xml:id="p422" facs="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6135205k/f449.highres"/> enfantillage, de cet entêtement incompréhensible auxquels arrivent tous les vieillards chez lesquels une passion forte survit à l’intelligence. Je me dis, comme il se l’était dit à lui-même : – À qui toutes ces richesses iront-elles ?… En pensant au bizarre renseignement qu’il m’avait fourni sur sa seule héritière, je me vois obligé de fouiller toutes les maisons suspectes de Paris pour y jeter à quelque mauvaise femme une immense fortune. Avant tout, sachez que, par des actes en bonne forme, le comte Ernest de Restaud sera sous peu de jours mis en possession d’une fortune qui lui permet d’épouser mademoiselle Camille, tout en constituant à la comtesse de Restaud sa mère, à son frère et à sa sœur, des dots et des parts suffisantes.</p>
<p>– Eh ! bien, cher monsieur Derville, nous y penserons, répondit madame de Grandlieu. Monsieur Ernest doit être bien riche pour faire accepter sa mère par une famille noble. Il est vrai que Camille pourra ne pas voir sa belle-mère.</p>
<p>– Madame de Beauséant recevait madame de Restaud, dit le vieil oncle.</p>
<p>– Oh, dans ses raouts ! répliqua la vicomtesse.</p>
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<dateline rendition="end">Paris, janvier 1830.</dateline>
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